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Lacan, l’Inconscient et les Mathématiques

Du $ujet sous-mis au Signifiant

Séance du 24 mars 2005

Date de mise en ligne : samedi 26 mars 2005

Auteur : Agnès SOFIYANA

Mots-clés : ,

Lors de mes lectures interprétatives du séminaire XIV de LACAN, j’avais alors sous-titré les papiers pour le site (psychanalyse-paris.com) « en lisant la logique du fantasme »... pas très métaphorique comme sous-titre, plutôt descriptif.
Après plusieurs mois à arpenter ce séminaire, parfois de manière sporadique, voire même parfois en ne voulant rien y entendre, beaucoup de choses m’ont échappées et en particulier, le fait que la logique du fantasme peut effectivement se lire, puisqu’elle est écriture, comme nous le dit Lacan dès la deuxième séance du séminaire, le 23 novembre 1966.

Revenons aujourd’hui un peu en arrière, et pour tout dire reprenons tout depuis le début, à la première séance, celle du 16 novembre 1966. Lacan y avait fait une sorte d’introduction au programme des festivité de l’année scolaire 66-67. Il s’agissait pour lui de cerner la structure du fantasme et la structure du signifiant, ou plutôt, la structure DES signifiants, c’est à dire d’argumenter sur « l’inconscient structuré comme un langage ».

La question avait été récemment abordée à Baltimore, lors de sa communication à l’Université de John Hopkins, le 21 octobre 1966. Lacan y décortique l’expression pas à pas, et en anglais, ce qui est sans doute un exercice périlleux.

LACAN commence sa communication à Baltimore par ceci : « Le message, notre message dans tous les cas, vient de l’Autre par quoi j’entends "du lieu de l’Autre". » en précisant que cet Autre prend une majuscule, pour se distinguer de l’autre minuscule, l’autre dérisoire, voire ordinaire. Le message, c’est celui du sujet et le sujet c’est justement l’objet cause de la rencontre avec le psychanalyste.
Le message est organisé par le langage, quel qu’il soit, écrit, oral, gestuel, corporel, émotionnel, etc. Le message, ce que dit le sujet, est à distinguer du fait qu’il le dise, c’est à dire que l’énoncé vient certainement du lieu de l’Autre, mais l’énonciation, elle, vient d’ailleurs.

Si le sujet est d’abord constitué de signifiants, c’est à dire de langage, rencontrer l’altérité se résumerait-il à décortiquer le langage afin d’en saisir les nuances et ce qui se dit en-dessous de ce qui est dit ? A l’époque où le structuralisme n’est pas encore supplanté par la complexité (MORIN) ou la déconstruction (DERRIDA), dire que « les mots sont le seul matériel de l’inconscient » (LACAN, Baltimore) puis arborer le slogan lacanien « l’Inconscient structuré comme un langage », c’était comme brandir un appel à une autopsie du langage, depuis longtemps déjà mort, assassiné par la linguistique. Mais toute autopsie du langage ne serait nécessairement que métalangage.

Alors, en suivant cette piste, on voit poindre quelque chose de l’ordre de l’insensé, de l’impossible cercle vicieux qui n’aboutit pas, quelque chose qui a à voir avec le paradoxal, qui, comme le soulignait Christophe Bormans, va à l’encontre de l’opinion couramment admise, puisque dans les années 1960, la linguistique se présentait comme l’étalon légitime du méta-langage.

Le plus-un du comptage

Alors, on est là à Baltimore, le 21 octobre 1966, à discourir sur le langage et LACAN nous dit « il n’y a pas de méta-langage », comme pour annuler toutes les tentatives de formalisation du langage (béhaviorisme, linguistique, poétique, sémantique, etc.).

C’est ainsi que commence également la deuxième séance du séminaire sur la logique du fantasme, le 23 novembre 1966, c’est à dire exactement un mois après Baltimore. C’est que l’idée germait déjà en sous-sol, qu’elle émergea à Baltimore et se répéta à Paris, d’un coup de plus-un non-identique à soi-même, comme LACAN le rappelle à Baltimore : « La clé de cette insistance répétitive est que dans son essence la répétition, comme répétition de la mêmeté symbolique, est impossible. » et qu’il reprendra lors du séminaire XIV.

Rappelez-vous, cette histoire de répétition, de plus-un ou d’un-en-plus que j’avais agrémenté d’une logique de récurrence et qui n’est autre chose que la génération des nombres entiers. Répétition dont LACAN nous avait enseigné qu’elle constitue le sujet en tant que, je le cite de Baltimore, « Le sujet inconscient est quelque chose qui tend à se répéter lui-même, mais une seule répétition est nécessaire pour le constituer. » (Baltimore)

Une seule répétition, l’un-en-plus ou le plus-un, suffit à constituer du sujet. L’un-en-plus a bel et bien quelque chose à voir, ou à compter, avec les nombres entiers, et donc avec le corps. Pourquoi le corps ? Simplement parce que le corps est le premier lieu où s’inscrit le nombre entier. Dix doigts à chaque main, dix doigts à chaque pieds, cela a suffit pour instaurer indéniablement et d’un commun accord avec l’humanité toute entière, le système décimal. Et lorsqu’on apprend à compter, c’est d’abord sur ses doigts, et ensuite, éventuellement sur soi, ou sur quelqu’un d’autre.

Mais, à compter sur ses doigts, on n’arrive pas bien loin ... DIX tout au plus, VINGT si on est malin, VINGT ET UN si on est très coquin... et si on compte le doigt qui n’en est pas un. Mais, si on compte avec le plus-un, alors la loi du nombre peut nous conduire vers la loi des grands nombres, ceux que l’on ne peut s’arrêter de compter, à l’instar de ce qui ne cesse pas de s’écrire.

Comme dans le documentaire « Etre ou avoir », de Nicolas Philibert (2002) diffusé lundi soir sur Arte, quand l’instituteur demande à Jojo, qui est en train de compter : « Est-ce qu’on peut compter tout le temps ? ». Et bien oui, la réponse est totalement affirmative, on peut compter tout le temps. On peut être ému de cette scène, lorsqu’on réalise combien il est simple et à la fois magique d’introduire l’énigme de l’infini par le biais du comptage.

On peut compter tout le temps, oui, mais, diable, on ne peut pas tout le temps compter ! On a autre chose à faire que de compter... Quoique, compter délivre momentanément de la Loi, par exemple lorsque l’on compte des moutons pour s’endormir ; compter des moutons est certainement la meilleure façon de ne penser à rien d’autre qu’au comptage, ce qui peut avoir comme vertu d’évacuer pour un temps les pensées récurrentes et faisant cercle vicieux que l’on doit gérer au quotidien et permettre au corps de s’abandonner au sommeil.

Le comptage c’est aussi ce qui avait titillé RICHARD MACKSEY, professeur honoraire de l’Université de Baltimore, lors de la discussion qui avait suivi les échanges de communications : « [...] n’importe quel système qui forme une telle progression [dont le premier élément est le zéro, cardinal de l’ensemble vide, et qui se construit par une récurrence proposée par John Von Neumann en 1923 et dont le seul élément est cet ensemble vide, réalisant ainsi la prouesse de bâtir la suite infinie des entiers naturels à partir de rien !] sera aussi valable que les autres ; ce n’est pas la marque que chaque nombre particulier possède, mais la structure abstraite d’interrelation (plutôt que les objets constituants), qui donne ses propriétés au système. »
Le comptage n’est donc pas lié aux objets que l’on compte, ni à une représentation de ce qui est à compter, mais repose uniquement sur l’opération de récurrence, qui induit une structure nominative, où ce qui EST est simplement ce qui est NOMMé et, plus particulièrement dans le cas des nombres entiers en mathématique, ce qui est ECRIT.

Méta-méta-méta-méta-méta......

Revenons à « il n’y a pas de méta-langage ». En considérant l’inconscient comme structuré comme un langage, certains aurait peut-être été tenté de construire une théorie du langage afin de cerner au mieux la structure de l’inconscient... Ils auraient foncé droit dans une impasse !

En effet, meta en grec signifie changement :

métamorphose = changement de forme, du grec metamorphôsis, de morphê, forme ;

métaphore = du latin metaphora, transfert, et du grec pherein, porter ; c’est donc un transfert de sens, ou substitution analogique, où le mot substitué disparaît sous celui qui porte la métaphore ;

métaphysique = du grec meta ta phusika, « après la physique », titre d’un traité d’Aristote ;

On constate que le préfixe méta- signifie largement changement, mais peut aussi être utilisé comme signifiant un au-delà ou un après successif, comme dans la Métapsychologie, que Freud inaugure avec l’ambition de clarifier et d’approfondir les premiers axiomes « sur lesquelles un système psychanalytique pourrait être fondé » (Métapsychologie, 1915). Ce système psychanalytique se situe clairement dans un au-delà de la psychologie classique, nécessitant donc l’éclaircissement de nouveaux concepts, plus adéquats, comme la pulsion, le refoulement, le désir, etc.

Si l’on suit ce raisonnement, un méta-langage serait un au-delà du langage sensé éclairer ce qu’est le langage, à l’aide de nouveaux concepts plus adéquats. Un méta-langage, s’il en existait un, aurait donc pour fonction de dire quelque chose concernant le langage-objet, et de préférence quelque chose de suffisamment exhaustif.

Or, ce méta-langage, pour pouvoir dire quelque chose, serait lui-même un langage, utilisant des mots, des signifiants, faisant partie du langage-objet étudié, examiné, analysé. Soit un langage de dimension +1 par rapport au langage-objet, qui nierait lui-même faire partie du langage qu’il étudie - cela ressemble fort à ce que l’on a découvert à la fin du 19ème siècle avec l’anthropologie, et plus tard également en la physique quantique, à savoir que l’observateur perturbe l’observation et qu’il est donc impossible d’atteindre une objectivité forte à partir du moment où un sujet observe ou pense [1].

On pourrait dire encore qu’à vouloir dire quelque chose sur le langage, à considérer le langage comme un objet du discours, sous prétexte qu’il est la seule évanescence de l’inconscient perceptible par nos sens, on ne réussirait qu’à rater proprement l’inconscient, tout en s’emmêlant les neurones dans des paradoxes inextricables.

Pour bien saisir le paradoxe, ajoutons que supposer qu’il existe un méta-langage n’est pas du même ordre que supposer qu’il existe une méta-mathématique. Parce qu’il existe une méta-mathématique, dont les raisonnements concernent les combinaisons de signes, respectant les règles de la grammaire et de la logique, abstraction faite du sens.

« Abstraction faite du sens » ... Abstraction, d’abstraire = enlever. Pour qu’il y ait une méta-mathématique, on a donc du enlever quelque chose à la mathématique, et on a enlever quoi ? Du sens. C’est à dire aussi ce qui était déjà absent des mathématiques elle-mêmes, à savoir du sujet. Enlever ce qu’il n’y a pas, c’est comme donner ce qu’on n’a pas : ce n’est pas très logique ! Pourtant, ça se fait bien et ça s’écrit aussi, puisque c’est ce que je viens d’écrire [2]

On voit bien ici que s’il existe un méta-langage, alors on peut, en considérant la récurrence du plus-un sur le langage, en étudier la structure et donc élaborer un méta-méta-langage, constitué du même alphabet que le méta-langage, et ainsi de suite, sans fin.

Structuré comme un langage

Il ne peut donc pas y avoir de méta-langage dont la fonction serait de cerner l’inconscient. Ceci afin d’éviter toute confusion quant au sens donné par la formule « l’inconscient est structuré comme un langage » où il faudrait entendre plutôt que l’inconscient est le réel du langage, c’est à dire tout, et au-delà de tout, ce que le parlant peut en dire. Il n’y a pas de totalité exhaustive de ce que l’on peut dire de l’Inconscient, mais il y a un au-delà de tout ce que l’on peut en dire, puisqu’il y a de l’ineffable dans l’Inconscient.

Ce n’est donc pas par la voie du méta-langage que nous devons nous engager si nous voulons observer ou penser les formations dynamiques de l’inconscient. LACAN le fait remarquer à Baltimore, les syntagmes « structuré » et « comme un langage » placé ainsi forment un pléonasme, dans la mesure où le langage est déjà, a priori, une structure, et qui mieux est LA structure.

Considérons pendant un moment la manière dont le mathématicien Kurt Gödel définissait une théorie : une théorie mathématique est un ensemble de signes, appelé alphabet (lettres et ponctuation), régis par des règles grammaticales, qui indiquent comment assembler ces signes pour faire des phrases, et des règles logiques, qui indiquent comment enchaîner ces phrases pour construire des raisonnements, dont les points de départ sont fixés par des axiomes ou d’autres résultats découlant de raisonnements démontrés dans la théorie, le tout en faisant abstraction du sens que peuvent prendre ces combinaisons.

Il est clair alors que la structure d’une théorie mathématique est identique à celle d’un langage, avec cette particularité d’exclure le sens de ce qu’elle dit, c’est à dire d’en exclure l’énonciation. On pourrait alors dire sans commettre d’erreur : « la mathématique est structuré comme un langage ».

Or, nous dit LACAN à Baltimore, « La question que pose l’inconscient touche au point le plus sensible de la nature du langage, à savoir la question du sujet. ». Nous avions vu la dernière fois que la mathématique est dépourvue de sujet : la mathématique écrit de l’énoncé privé d’énonciation.

Pour écouter ou comprendre un cours de mathématique, il est toujours besoin qu’il soit ajouté à l’écriture mathématique un sujet énonciateur de l’énoncé : soit un professeur, sujet supposé savoir, qui parle, en langage naturel, et lit l’énoncé mathématique ; soit un étudiant qui lit l’énoncé et le verbalise oralement ou mentalement ou encore, comme l’avait clarifier Vygotski, à l’aide du langage intérieur, insufflant ainsi à l’énoncé a-subjectif (privé du sujet) un semblant d’énonciation.

Dialectique du sujet et du signifiant

Toute la clé est là : le sujet.

LACAN, Baltimore : « Freud nous dit que l’inconscient est au dessus de toute pensée et que ce qui pense est barré de la conscience. »

Là où il y a au moins un sujet, il y a quelque chose qui pense et qui ne cesse de penser. Cette incessante pensée faite de mots immerge le monde de signifiants, et finit même par noyer le sujet sous le flot interminable de signifiants. Il y a langage dès qu’il y a un sujet, et le sujet est submergé par le langage.

Par curiosité, l’étymologie de sujet vient du latin subjectus = « soumis à » - on serait tenté de finir la phrase à la Schreber : soumis à... l’Inconscient, évidemment ! L’origine latine est désignée, par mon petit dictionnaire Larousse, comme le participe passé de subjicere = « mettre sous ». Encore une fois, on peut être tenté d’ajouter un petit quelque chose derrière ce « mettre sous » ... le signifiant.

Cette racine étymologique apporte un élément non négligeable à la compréhension de ce que LACAN avait formulé sur le rapport du sujet et du signifiant : « Le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant ».
A la première séance de la Logique du Fantasme (16.11.66) LACAN reprend cette articulation du sujet et des signifiants.

Il commence par dire que le signifiant engendre ce qui n’est pas là : l’exemple du jeu du « fort-da » est pour lui illustratif : « le fort-da en tant qu’il se rapporte à la présence ou à l’absence maternelle, n’est pas là, l’articulation exhaustive de l’entrée en jeu du signifiant. Ce qui n’est pas là, le signifiant ne le désigne pas, il l’engendre ; ce qui n’est pas là, à l’origine c’est le sujet lui-même. ».

En d’autres termes, on peut dire que le « fort » est le signifiant qui représente le sujet (enfant) pour cet autre signifiant « da » ? Le sujet est l’enfant qui se dévoile sous le défilé des deux signifiants « fort » et « da ».

LACAN continue : « il n’y a de sujet que par un signifiant et pour un autre signifiant. C’est l’algorithme

 ». La formule ressemble à ce que LACAN nous a habitué à reconnaître comme l’écriture mathémique de la métaphore dans le défilé des signifiants. Il nous dit dans la même séance que le sujet « émerge à l’état de sujet barré comme quelque chose qui vient d’un lieu où il est supposé inscrit, dans un autre lieu où il va s’inscrire à nouveau, à savoir exactement de la même façon [que...] la fonction de la métaphore, en tant qu’elle est le modèle de ce qui se passe quant au retour du refoulé ».

Le sujet est donc constamment inscrit non pas dans l’ensemble des signifiants qu’il énonce mais dans le défilé des signifiants, et plus exactement dans la manière dont les signifiants défilent, c’est à dire dans leur organisation inter-relationnelle.

Le sujet, comme l’indique son étymologie, est soumis au retour du refoulé qui, lui, s’exprime par le sens que prend l’enchaînement des signifiants, laissant toujours le sujet sous la barre du déroulement des signifiants. Le sujet est sous-mis au signifiant qu’il énonce dans la mesure où ce signifiant n’est pas prononcé par hasard, mais est plutôt la conséquence d’un automaton plus fort que lui et dont il ignore les règles.

Le sens que prend l’enchaînement des signifiants, l’un par rapport à l’autre, est du même ordre que le sens que l’on peut donner à la célèbre phrase que Noam Chomsky avait formulé, afin de mettre en évidence le non-sens jailli d’une structure grammaticale correcte :

« Colorless green ideas sleep furiously », traduit mot à mot donne « des idées vertes décolorées dorment furieusement » et traduit par LACAN : « des idées vertement fuligineuses s’assoupissent avec fureur » (LACAN, LdF, 16.11.66). On constate que chaque traducteur y met un peu de sa propre énonciation.

En d’autres termes, le sujet naît dans l’énonciation et le sens d’un signifiant vers un autre est la traduction métaphorique du sujet lui-même.

Le sens dépend de l’énonciation et ne peut pas être confondu avec la signification, qui est de l’ordre de la linguistique, c’est à dire du message conscient de l’émetteur au récepteur.

L’indécidable est fille du paradoxe.

LACAN continue cette deuxième leçon en nous invitant à poser comme axiome de l’univers des signifiants, que le signifiant n’est pas identique à lui-même. C’est la deuxième étape de ce pèlerinage vers l’écriture de la Logique du Fantasme.

LACAN commence par écrire une suite de chiffres sur le tableau : « 1 2 3 4 5 » suivie de cette proposition « le plus petit nombre entier qui n’est pas inscrit sur ce tableau » [3]

C’est une énigme, évidemment. C’est une énigme où aucune question n’est posée, où il plane un manque, une absence. Cette absence est marquée par la négation « qui n’est pas inscrit ». Alors, soutenu par le désir de combler ce manque, ne serait-ce que symboliquement, on est peut-être tenté d’écrire « 6 » ou même de le prononcer [siz].

Mais, s’il manque quelque chose, en particulier un nombre entier, à cette liste de nombres entiers écrite au tableau, ce n’est certainement pas le nombre « 6 », puisque celui-ci est écrit au tableau, non pas sous l’écriture habituelle d’un symbole numérique, celui qui nous est venu tout à l’heure à l’esprit, mais sous l’écriture de sa définition.
La proposition « le plus petit nombre entier qui n’est pas inscrit sur ce tableau », écrite ou prononcée dans ce contexte équivaut à l’écriture symbolique d’un « 6 ».

En effet on peut écrire « 6 » ou « VI » ou bien dire [siz] ou « le plus petit nombre entier qui succède à cinq » pour désigner, définir ou évoquer ce chiffre. On peut aussi écrire « 3 x 2 » ou encore « 586.412 - 586.408 » ou bien encore le dire. On peut aussi montrer six doigts, etc. Vous voyez bien qu’il n’y a pas qu’une seule et unique manière d’évoquer le chiffre. Par extension, on pourrait également montrer qu’il n’y a pas une seule et unique manière de produire un énoncé.

En fait, il y a autant de manière de produire un énoncé qu’il y a d’énonciations possibles, c’est à dire de sujets énonçants ou parlants, comme vous voulez. Et cela dépend aussi du contexte dans lequel le sujet parlant se trouve, dans quelles dispositions environnementales et inconscientes il se trouve - ou se cherche.

Enfin le fait d’avoir écrit au tableau « le plus petit nombre entier qui n’est pas inscrit sur ce tableau », c’est à dire le fait de l’avoir énoncé, tient lieu d’acte réalisant l’immanence du chiffre.

Donc s’il manque un chiffre au tableau, comme le suggère l’énoncé de la proposition, alors c’est le « 7 ». Que l’on peut écrire ou dire selon le lieu d’où l’on parle ou écrit : « sept », [set], « 6 + 1 », « le plus petit nombre premier plus grand que 5 », « le nombre de jours dans la semaine », etc.

Cette petite expérience ne présente pas de paradoxe, contrairement à ce que LACAN dit rapidement. Il y aurait eu un paradoxe si l’énoncé avait engendré un nombre infini d’étape ou un cercle vicieux, comme c’est la cas du fameux paradoxe du menteur qui dit « je mens ». Faisons ici la remarque que le paradoxe du menteur n’en est plus un dans la mesure où l’on distingue l’énoncé et l’énonciation, c’est à dire si l’on distingue l’énoncé « je mens » de la cause qui produit cet énoncé - pourquoi quelqu’un affirmerait-il qu’il ment, dans la mesure où cet énoncé est tout à fait sans effet sur la Vérité ? Le fait de le dire est tout à fait consistant (au sens mathématique, c’est à dire non contradictoire) alors que ce qui est dit est purement contradictoire.

En effet, le fait de dire « je mens » ou « je crains qu’il ne vienne » est une conséquence du désir, qui, lui, s’autorise à l’indécidable, qui est l’insupportable mésaventure de la méta-mathématique.

Paradoxe & indécidabilité

A Baltimore, LACAN introduit le langage comme un ensemble fini de signifiants qu’il situe au lieu de l’Autre. Il ajoute que « dans cette collection, un signifiant peut ou non se désigner lui-même. » et enchaîne immédiatement sur le célèbre paradoxe de Russell, à savoir qu’on ne peut dire si l’ensemble des ensembles ne se contenant pas eux-mêmes se contient lui-même ou non.



Poser la question « Est-ce que

ou

 ? » relève de la plus vieille problématique du monde : être ou non-être ?

La réponse, vous la connaissez : Si

, alors

et si

, alors

.

Ce raisonnement aboutit à deux contradictions donc à un paradoxe uniquement si l’on considère, comme Parménide, dont Zélon fut le disciple, que « être et non-être » n’est pas. Par contre, si l’on se place sous le paradigme héraclitéen, où « être et non-être » est, alors le paradoxe de Russell tombe à l’eau.

Mais, le monde des mathématiques n’est pas héraclitéen... et l’idée de Russell a introduit dans la communauté mathématicienne un malaise certain. Heureusement Kurt Gödel apporta une preuve monumentale permettant aux mathématiques de survivre au cataclysme annoncé par l’éveil des paradoxes méta-mathématiques.

Pour imager les raisonnements que Kurt Gödel (1906-1978), Bertrand Russell (1872-1970), David Hilbert (1862-1943), Paul Finsler (1894-1970) tinrent, nous pouvons utiliser la parabole inspirée de la nouvelle « La Bibliothèque de Babel » (1941), de Jorge Luis Borgès, que je reprend de Pierre Cassou-Noguès, dans Les belles lettres consacrées à Gödel.

Dans une bibliothèque, il y a une infinité de livres, eux-mêmes constitués d’une infinité de pages, sur lesquelles sont écrites toutes les combinaisons possibles de lettres de l’alphabet, de sorte que la bibliothèque contient « tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues. Tout : l’histoire minutieuse de l’avenir, les autobiographies des archanges, le catalogue fidèle de la Bibliothèque, des milliers et des milliers de catalogues, la démonstration de la fausseté du catalogue véritable [...] »(Borgès) [4]

TOUT ce qu’il est possible de dire, que ce soit sur un divan ou ce que je suis en train de dire maintenant.
Tout d’abord, Henri Poincaré établit le principe de constructivité selon lequel « un raisonnement, une définition ou une démonstration n’a de sens que dans la mesure où nous pouvons le réaliser dans le temps, en un nombre fini d’étapes et sans cercle vicieux. ». Sont donc éliminées les propositions de la bibliothèque qui ne satisfont pas à ce postulat.

Il me semble d’ailleurs que ce postulat pourrait servir également de base à tout discours qui ait un sens, ce qui exclut donc des propositions du type « parce que c’est comme ça » (= arrêt du sens) ou « demande à ton père » suivi immédiatement d’un « demande à ta mère » (= cercle vicieux), etc.

Ensuite, pour Hilbert, cette bibliothèque, épurée du non-sens, forme un édifice complet dans lequel tout énoncé est soit démontré soit réfuté ; c’est à dire qu’il y a toujours un livre qui réponde à la question que l’on se pose, quelle qu’elle soit. Il se propose alors de démontrer la consistance des mathématiques à l’aide d’une méta-mathématique finitiste, conforme à l’exigence de constructivité.

Mais, Finsler montre alors qu’ « une bibliothèque qui contient tous les livres possibles ne contient pas TOUT, puisqu’elle donne lieu à des pensées qui définissent de nouveaux objets mais ne peuvent pas être retranscrites avec sens, en mots dans un livre. »

Ce n’est pas un paradoxe, c’est un fait, démontré certes en mathématique, mais nous n’avons besoin d’aucune démonstration mathématique pour nous convaincre de sa véracité évidente.

Enfin, « l’idée de Gödel est de traduire les raisonnements méta-mathématiques dans les langues mathématiques [en particulier dans l’arithmétique], de façon à pouvoir retrouver dans les livres des phrases équivalentes à celles que nous faisons à propos des livres. ». Gödel montre alors que « dans l’hypothèse où la langue que nous avons choisie est consistante, nous disposons d’une phrase que nous savons vraie mais qui reste indémontrable dans notre langue. ». C’est le théorème d’incomplétude de 1931. Ainsi, « l’indécidable n’est pas une pure pensée, mais une phrase dans un livre qu’aucun raisonnement dans la même langue ne permettra de démontrer. »

Cependant, toute langue peut être complétée et enrichie, en ajoutant à ses principes, à ses axiomes, cette phrase dont on sait qu’elle est vraie sans pouvoir la démontrer, et construire ainsi une deuxième langue, plus riche, capable peut-être de décider des indécidables de la première, et ainsi de suite.

C’est ainsi que l’hypothèse du continu, conjecturée par Cantor, et dont Gödel a démontré qu’elle est indécidable, ou indémontrable dans la théorie mathématique actuelle [5], cette hypothèse, qui n’est pas une conjecture, peut être admise comme axiome dans cette même théorie, dans la mesure où elle n’entraîne aucune contradiction au sein de la dite-théorie.

Le théorème d’incomplétude pour Gödel a cette particularité de rendre compte que le paradoxe du menteur conduit à une contradiction, non pas parce que le raisonnement suit un cercle vicieux interminable, mais parce que la proposition « je mens », qui affirme quelque chose d’elle-même, est examinée dans une théorie où notion de vérité est erronée.

A ce point précis, on peut considérer que Gödel a trouvé une alternative à l’opposition entre le paradigme de Parménide, où « être et non-être » n’est pas et celui d’Héraclite, où « être et non-être » est. Dans le système que Gödel met à jour, les paradoxes ne naissent que de l’autoréférence, et si l’on exclut l’autoréférence, il existe au moins un proposition vraie indémontrable dans le système langagier auxquelles elle appartient, c’est à dire pour laquelle le système ne fournit pas de démonstration de vérité (mathématique) ou de réfutation.

Alors, si LACAN nous parle du paradoxe de Russell, dans cette deuxième leçon du séminaire XIV, ce n’est pas pour étudier l’Inconscient sous la loupe des mathématiques, ni pour user d’une métaphore mathématique dont le but serait de nous éclairer sur les formations de l’Inconscient - ce dont il fut accusé (avec Kristeva, Derrida, Debray, ...) dans les années 1995, lorsque l’affaire Sokal et Bricmont avait défrayé la chronique, comme l’on dit.

Jacques Bouveresse a écrit à ce propos un essai tout à fait fascinant, « Prodiges et vertiges de l’analogie » (Seuil, 1999), dans lequel il dénonce les emprunts hasardeux de certains imposteurs intellectuels, aux sciences dans le but de légitimer « scientifiquement » leur pensée. Comme il le dit, le théorème de Gödel n’est pas seulement un échec au désir de Hilbert, de prouver la consistance des mathématiques dans une méta-mathématique ; le théorème d’incomplétude est également un succès considérable pour le formalisme lui-même.

Axiome dans le défilé des signifiants

Quel rapport donc entre le défilé des signifiants qui ne sauraient se signifier eux-mêmes et les révolutions qui eurent lieu dans les mathématiques du début du 20ème siècle ?

A l’instar des signes mathématiques, qui n’ont pas de sens lorsqu’ils sont isolés ou abandonnés à leur simple écriture, les signifiants de la langue pris seuls ont une signification mais aucun sens.

Signes ou lettres mathématiques et signifiants de la langue ne prennent sens que lorsqu’ils se combinent entre eux et se signifient les uns les autres, formant ainsi, selon des règles grammaticales et logiques - qui ne sont évidemment pas systématiquement les mêmes dans les mathématiques et dans l’Inconscient - des phrases qui, elles, portent un sens. Sous ce sens, se trouve le sujet, sous-mis aux règles qui ont véhiculé ce sens - qui n’est pas le même lorsque je parle ou que tu parles.

Ce qui importe donc à la fabrication de sens dans le défilé des signifiants, c’est la consistance du système des signifiants, qui découle de l’axiome que LACAN pose ainsi : « qu’aucun signifiant, fut-il réduit à sa forme minimale, celle que nous appelons la lettre, ne saurait se signifier lui-même. »

Ainsi, le signifiant, qui ne se signifie pas lui-même, signifie éventuellement un autre signifiant (c’est le mécanisme de la métaphore) ou représente le sujet pour un autre signifiant : dans ce cas, le sujet tient la place d’un trou, d’un manque, celui de l’indécidable vérité, indémontrable, ineffable, inexprimable par aucun signifiant, mais que, seul, le défilé, c’est à dire la temporalité, des signifiants est à même de représenter.

En guise d’épilogue, et en hommage au non-sens, en tant que tuchê indécidable du réseau des signifiants, j’aimerai lire quelque ligne de Lewis Carroll, à qui je prête un supposé savoir insu sur les manifestations de l’Inconscient, dont il fait la preuve dans « De l’autre côté du miroir » (1868) en particulier avec Humpty Dumpty, le Bredoulocheux et parfois la Reine de Cœur...

La Reine de Cœur à Alice : « Nul ne peut faire deux choses à la fois, savez-vous bien. Pour commencer, voyons votre âge ... quel est-il ?

« - Sept ans et demi, très exactement, répond Alice

« - Si vous avez sept ans et demi, fit observer la Reine, pourquoi donc dites-vous : « treize exactement » ? Comment voulez-vous que l’on vous croie si vous vous contredisez ainsi vous-même dans le cours d’une seule phrase ? »

Cela aurait pu être une conversation ordinaire, ce n’en est pas une puisque Alice est de l’autre côté du miroir, dans cet endroit où tout est inversé, tout est chamboulé, à l’instar du monde des rêves.

Lewis Carroll avait bien compris ce qui fait les jeux de mots et autres manipulations de langage qui, dans une communication verbale, induit parfois, de manière irrésistible, un malentendu dans le dialogue. Le fait que les histoires d’Alice se passent principalement dans le rêve n’est pas à négliger : c’est effectivement dans le rêve que les non-sens, les contradictions, les paradoxes et autres corruptions du langage conscient (ou mathématique) s’autorisent à défiler, dans tous les sens.

La prochaine fois, nous continuerons à suivre LACAN dans ce séminaire XIV et nous verrons comment la logique du Fantasme est de se placer en tant qu’AXIOME dans le réseau des signifiants.

Notes

[1Consensus réel de l’objectivité faible, le paradigme de la complexité demande que l’observateur soit pris en compte dans l’observation, ou encore le savant dans son savoir, le concepteur dans sa conception.

[2Notez le caractère irrévocable de cette dernière affirmation, à la manière d’Humpty Dumpty de Lewis Carroll, et qui sera confirmé plus loin dans le développement de l’idée d’un univers des signifiants totalement consistant

[3En fait, LACAN écrit la suite « 1 2 3 4 », mais le raisonnement est identique en tout point, ne portant pas sur la signification du chiffre, mais sur le phénomène de succession.

[4A partir de ce point, toutes les citations sont reprises de Pierre Cassou-Noguès, in Gödel, Les Belles Lettres, Figures du Savoir.

[5la puissance du continu = cardinal de IR est le nombre transfini succédant immédiatement au dénombrable = cardinal de IN et Cantor fait l’hypothèse que aleph1 = 2^aleph0, où aleph0 est le cardinal du dénombrable

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