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Daniel Paul SCHREBER

Destinées personnelles au cours de ma première maladie nerveuse et au commencement de la seconde

Mémoires d’un névropathe (Chapitre IV)

Date de mise en ligne : samedi 20 mars 2004

Langue de cet article : Deutsch > Persönliche Erlebnisse der ersten und im Beginn der zweiten Nervenkrankheit

J’en viens désormais au destin qui a été le mien durant les deux maladies nerveuses qui m’ont affecté. J’ai été deux fois malade et, chaque fois, à la suite d’un surmenage mental. La première fois à la suite de ma candidature à l’Assemblée du royaume (alors que j’étais Président du tribunal régional de Chemnitz), la seconde à la suite de la charge inhabituelle de travail que j’ai trouvé sur mon bureau à mon entrée en fonction comme Président de chambre au tribunal régional supérieur de Dresde.

La première des deux maladies a débuté en automne 1884 et avait complètement guéri fin 1885, de sorte que j’ai pu reprendre mes fonctions comme directeur de tribunal régional le 1er janvier 1886 - et ce, au tribunal régional de Leipzig où j’avais été muté entre-temps. La seconde maladie nerveuse a commencé en octobre 1893 et persiste encore à l’heure actuelle. Dans les deux cas, j’ai passé une longue période de maladie à l’Asile de l’Université de Leipzig dirigé par le Docteur Flechsig, Professeur et Conseiller médical privé ; la première fois, du début décembre 1884 au début juin 1885, la seconde, d’environ la mi-novembre 1893 à la mi-juin 1894. Dans les deux cas, je n’avais à mon entrée dans l’Institut, aucune suspicion particulière quant à un antagonisme quelconque entre les familles Schreber et Flechsig, ni à propos des choses surnaturelles dont j’ai déjà parlé dans les chapitres précédents.

La première maladie s’est déroulée sans qu’aucun incident ne se réfère au domaine du surnaturel. Je n’ai principalement gardé que des impressions favorables du traitement reçu et du style même du professeur Flechsig. Des erreurs particulières ont certes pu être commises. Mais je pensais déjà à l’époque de ma première maladie et je pense encore toujours aujourd’hui, que les “mensonges de complaisance” [1] que le neurologue ne peut manquer d’utiliser vis-à-vis de tout aliéné, ne devrait toutefois n’être toujours appliqué qu’avec une extrême précaution, et que dans mon cas, ils étaient tout à fait inutiles eu égard à la place où j’étais et à laquelle je suis encore maintenant, puisqu’on aurait dû reconnaître en moi un homme doté d’un esprit élevé et d’un sens de l’entendement et de l’observation aussi pointu que tout à fait hors du commun. Ces “mensonges de complaisance”, par conséquent, je ne pouvais quand même pas manquer de les considérer lorsque, par exemple, le Professeur Flechsig ne voulait se représenter ma maladie que comme un empoisonnement au potasse de brome, empoisonnement à mettre au compte d’une mauvais prescription du Dr. R. à S., dont je venais de suivre le traitement. À mon avis, j’aurais probablement pu être libéré plus rapidement de certaines représentations hypocondriaques qui me maîtrisaient alors, notamment celle de maigrir, si l’on m’avait laissé me servir tout seul de la balance alors présente dans l’hôpital universitaire - laquelle était d’une conception pour le moins curieuse, et qui m’était en tout cas totalement inconnue. Ce ne sont là, néanmoins, que détails et contretemps auxquels je n’accorde pas grande importance ; aussi ne peut-on peut-être pas exiger d’un directeur d’un grand institut, dans lequel se trouvent des centaines de patients, qu’il s’abaisse à l’observation minutieuse de la constitution de l’esprit de l’un d’entre eux en particulier. Le principal était qu’enfin (après une longue période de convalescence) je fus guéri, et c’est alors que je réalisais que j’étais animé d’un sentiment tout particulier envers le Professeur Flechsig ; ainsi, lors d’une visite ultérieure, quelque temps après, j’ai pu lui exprimer toute ma gratitude et lui payer également des honoraires tout à fait appropriés à mon avis. Les sentiments d’affection de ma femme étaient presque ressentis encore plus intimement, puisqu’elle admirait dans le Professeur Flechsig celui qui lui avait offert une nouvelle fois son mari et, pour cette raison, elle a gardé pendant des années son portrait sur sa table de travail.

Après avoir récupéré de ma première maladie, j’ai globalement passé huit années heureuses et riches en honneurs, uniquement ternies par le désespoir répété de notre prière commune, à ma femme et à moi-même, concernant la venue d’un enfant. En juin 1893, j’ai reçu (d’abord par Monsieur le ministre, le Dr. Schurig en personne) l’information de ma nomination prochaine comme Président de chambre au tribunal régional supérieur de Dresde.

À peu près dans ce même temps, quelques rêves auxquels je n’ai tout d’abord pas accordé d’attention particulière, conformément au proverbe selon lequel « tout songe est un mensonge » [2], et je ne leur aurais pas accordé plus d’attention, si je n’en étais pas arrivé à penser, au moins après les expériences faites entre-temps, à la possibilité qu’ils étaient liés à une première prise de contact avec moi des nerfs divins. Il m’est en effet arrivé quelque fois de rêver que mon ancienne maladie nerveuse était à nouveau revenue, ce sur quoi, je me suis naturellement senti aussi heureux au réveil, après avoir constaté que ce n’était là qu’un rêve, que je m’étais senti malheureux dans le rêve. En outre, j’ai eu une fois, un matin, alors que je me trouvais encore profondément enfoncé dans mon lit (je ne sais plus si je dormais encore ou si j’étais déjà à demi éveillé), un sentiment qui m’a affecté très étrangement par ses effets retentissant dans mon éveil. C’était la représentation qu’en réalité, ce doit être tout de même assez beau d’être une femme soumise à l’accouplement. Cette représentation m’était si étrangère qu’elle heurtait toute ma nature et tous mes sens ; je peux dire que je l’aurai probablement rejeté avec une violente indignation si elle m’était venue en pleine conscience et si, entre-temps, je n’avais toutefois pensé à cette possibilité, qu’elle m’avait été suggéré par quelques influences extérieures, et que j’avais été là joué de quelque main qui l’avait dirigée tout contre moi.

Le 1er octobre 1893, je me suis donc rendu à mon nouveau bureau de Président de chambre au tribunal régional supérieur de Dresde. La charge de travail que j’y ai trouvée était extraordinairement lourde, comme je l’ai déjà signalé. À cela s’ajoutait l’effort requis, certes suggéré par l’ambition, mais également dans l’intérêt du travail lui-même, de faire la preuve de mes capacités incontestables et de mes performances, afin de donner d’emblée l’image nécessaire vis-à-vis de mes collègues et des autres milieux juridiques (avocats, etc.). Cette tâche était d’autant plus lourde qu’elle imposait une bonne synchronisation des relations personnelles, et ces exigences étaient d’autant plus grandes que les membres du collège que je présidais (cinq juges) étaient de loin beaucoup plus vieux que moi (jusqu’à 20 années), et qu’ils étaient à beaucoup d’égards, bien mieux familiarisés que moi avec la pratique de la Cour de justice dans laquelle je venais d’entrer en fonction. Aussi étais-je déjà mentalement surmené après quelques semaines. Le sommeil a véritablement commencé à mal fonctionner au moment même où je pouvais me dire que les difficultés de l’installation à mon nouveau bureau et à mon nouveau logement étaient quasiment surmontées. J’ai tout d’abord eu recours à des prises de bromure de sodium. Hélas, étions-nous totalement inconnus à Dresde. Nous aurions eu quelques occasions, même informelles, de sortir, celles-ci m’auraient fait beaucoup de bien, comme j’ai eu l’occasion de le constater après la seule soirée où nous avons été invités en société, puisque j’ai considérablement mieux dormi cette nuit-là. Les premières véritables mauvaises nuits, où j’ai quasiment, totalement perdu le sommeil, sont survenues au cours des derniers jours du mois d’octobre ou au cours des premiers jours du mois de novembre. Un étrange phénomène s’est alors en même temps produit. Durant plusieurs nuits, au cours desquelles je n’ai jamais pu trouver le sommeil, à plus ou moins longs intervalles un craquement dans la paroi de notre chambre à coucher faisait régulièrement retour pour m’éveiller à nouveau chaque fois que j’étais sur le point de m’endormir d’un sommeil profond. Nous pensions alors naturellement à une souris, bien qu’il doive aujourd’hui apparaître pour le moins assez étrange ou curieux, qu’une souris puisse se faufiler jusqu’aux planchers d’un premier étage d’une solide bâtisse. Toutefois, et après qu’entre-temps j’ai pu entendre ces bruits d’innombrables fois et que je les entends encore maintenant à proximité jour et nuit - et les voix qui aspirent à parler avec moi ont reconnu des bruits semblables, et me les désignent comme des “dérangements” [3]- je n’ai désormais plus aucun doute quant à leur caractère de miracles divins [4] ; ce sont là des soupçons, et sans pouvoir pour autant l’affirmer d’une manière tout à fait certaine, je ne peux pas tout au moins rejeter le fait qu’il était alors déjà là question de miracle, c’est-à-dire, si je peux me permettre, que dès le début, l’intention plus ou moins ferme s’est établie, d’empêcher mon sommeil et, plus tard, d’empêcher par ces insomnies ma récupération totale, dans un but que je ne peux provisoirement pas encore désigner plus en détail.

Désormais, ma maladie allait bientôt prendre un caractère menaçant ; dès le 8 ou 9 novembre, je consultais le Dr. Ö. et suivais ses recommandations. Il me décida à prendre un congé, d’abord de huit jours, que nous avons voulu utiliser pour consulter le professeur Flechsig, en qui nous avions placé notre entière confiance après les succès obtenus sur ma première maladie. Nous (ma femme et moi-même) nous sommes rendu à Chemnitz, et puisque c’était un dimanche et que l’on ne pouvait pas s’attendre à trouver-là le professeur Flechsig, nous avons passé la nuit du dimanche au lundi à Chemnitz même, chez mon beau-frère K. C’est là qu’une injection de morphine m’a été faite pour la première fois, et que, le même soir, on me donna également du Chloral pour la première fois en pleine nuit - certainement après que j’eus déjà senti tout comme lors du premier soir de ma première maladie, des oppressions cardiaques telles que parcourir une route légèrement inclinée aurait déjà certainement fait monter en moi un fort état de crainte ; or, probablement par hasard, la dose prescrite avait été dépassée. La nuit à Chemnitz a donc également été extrêmement mauvaise. Le jour suivant (le lundi), nous nous rendîmes très tôt et directement à la gare et, arrivés à la gare de Bavière de Leipzig, nous prîmes le fiacre jusqu’à l’hôpital universitaire du professeur Flechsig qui s’était déjà préparé à notre visite, suite à un télégramme envoyé la veille. Un long entretien a suivi avec le professeur Flechsig, lequel, je ne peux le dire autrement, fit montre d’une rare éloquence, et ses développements n’ont pas été sans me laisser une profonde impression. Il a parlé des progrès que la psychiatrie avait faits depuis l’époque de ma première maladie, des nouveaux somnifères et autres moyens de sommeil récemment inventés etc., et l’espoir m’a été donné que la maladie entière, par un sommeil abondant et si possible d’affilée, qui devrait durer de trois heures de l’après-midi au jour suivant [5].

À la suite de quoi j’ai pu sensiblement reprendre sur moi, d’autant plus que les nerfs pouvaient s’être légèrement sentis revigorés par le voyage de plusieurs heures dans l’air frais du petit matin et par l’heure encore matinale du jour. Nous nous sommes d’abord rendus tout de suite à la pharmacie pour y apporter l’ordonnance et y prendre le somnifère prescrit, puis nous sommes allés ensuite manger chez ma mère, dans l’appartement de laquelle j’ai passé le reste de cette journée, excepté une petite promenade dans l’après-midi, journée somme toute assez tranquille. Naturellement, ma mise au lit (à l’appartement de ma mère) ne s’est donc déjà pas effectuée autour de 3 heures, mais (probablement conformément à une instruction secrète que ma femme avait reçue) avait été retardée à 9 heures du soir. Avant d’aller dormir, cependant, des symptômes des plus douteux sont à nouveau réapparus. Le lit avait malheureusement été beaucoup trop aéré et il était désormais trop froid, de sorte que de violents frissons glacés me saisirent immédiatement, et je prenais donc déjà le somnifère dans un état d’extrême excitation. En conséquence, celui-ci manqua quasi-totalement son action et ma femme cédait déjà après une ou deux heures, en me donnant l’hydrate de Chloral qu’elle tenait à sa disposition en réserve. Malgré cela, la nuit s’est principalement passée sans sommeil et j’ai même dû quitter le lit dans un accès d’angoisse afin de m’abandonner, une première fois déjà, à une sorte de tentative de suicide, à l’aide d’une serviette ou quelque autre chose, ce qui ne manqua pas de réveiller ma femme qui m’en empêchât immédiatement. Au matin, le pire effondrement de tout mon système nerveux pointait déjà ; le sang affluait de toutes les extrémités vers le cœur qui manquait à chaque instant de céder, mon état d’esprit s’était extrêmement noirci, et le professeur Flechsig, que l’on avait prévenu très tôt le matin même, était déjà en route pour venir m’offrir asile dans son institut ; aussi l’accompagnais-je donc immédiatement dans sa voiture.

Après un bain chaud, je fus immédiatement conduit au lit, et je ne l’ai plus quitté pendant les 4 ou 5 jours qui suivirent. Le préposé à ma garde était un certain R... Ma maladie se développa rapidement au cours des jours qui suivirent ; les nuits se passaient généralement sans sommeil aucun, puisque les moyens de sommeil plus faibles (camphre, etc.) - que l’on souhaitait sans doute d’abord essayer, probablement pour ne pas passer tout de suite à la surenchère de l’hydrate de Chloral - refusaient de faire leurs effets. Je ne pouvais m’employer à rien et ne voyais personne de ma famille. Des jours sans fin se succédaient donc tristement, et mon esprit ne trouvait à s’occuper que travaillé par des pensées morbides. En repensant à ce temps-là, tout m’apparaît rétrospectivement comme si le plan que le professeur Flechsig s’était mis en tête de réussir avait tout d’abord consisté à pousser ma dépression nerveuse jusqu’à un point arbitraire, au seuil duquel un brusque renversement de mon état d’esprit devait se produire, et provoquer ainsi la guérison et le retour au bien-être. C’est le seul moyen que j’ai de me représenter rationnellement le déroulement des événements qui vont suivrent - et pour lesquels je devrais d’ailleurs accepter une intention quasi-malveillante [6].

Au cours de la quatrième ou cinquième nuit après mon admission dans l’Institut, j’ai été arraché de mon lit au beau milieu la nuit par deux infirmiers et conduit ainsi dans une cellule aménagée pour fous furieux (déments). De toute façon, je me trouvais déjà, pour ainsi dire, dans un tel état passionnel, dans un état délirant et d’une fébrilité telle, que j’ai naturellement été extrêmement effrayé par cette procédure dont je ne connaissais nullement les motifs. La manière dont on m’a conduit surtout : par la salle de billard - et comme je ne savais pas ce que l’on voulait me faire, j’ai cru devoir par conséquent m’y opposer, et une lutte entre moi, qui n’étais habillé que d’une chemise, et les deux infirmiers par lesquels j’ai finalement été submergé, s’est engagée - j’ai bien essayé de me retenir au billard, mais épuisé, j’ai fini par échouer dans la cellule susmentionnée. Là, on me laissait à mon sort ; j’ai passé le reste de la nuit sans sommeil, dans cette cellule qui n’avait pour unique aménagement qu’un lit en fer et une literie des plus sommaires ; aussi me suis-je considéré comme complètement perdu, et durant la nuit, ai-je de nouveau tenté de me suicider - tentative naturellement manquée - en me pendant avec le drap au chevet de mon lit. Que reste-t-il d’autre à un homme dont tous les moyens de l’art médical ne peuvent plus procurer le sommeil, que cette pensée, qui me maîtrisaient alors complètement, qu’il ne reste finalement rien de plus à prendre à la vie, si ce n’est la vie elle-même ? Ce n’est pas cela qui est attendu dans les hôpitaux !, ai-je eu connaissance, mais à partir de ce moment, j’ai toutefois vécu dans l’espoir qu’après l’épuisement de toutes les tentatives de guérison, un renvoi de l’asile pourrait avoir lieu - dans le seul but de régler cette question ailleurs, à mon domicile, n’importe où -, et de pouvoir enfin mettre fin à ma vie.

Au lever du matin, je me trouvais donc extrêmement surpris de recevoir la visite d’un nouveau médecin. L’assistant du professeur Flechsig, le Dr. Täuscher, s’est présenté à moi pour me faire savoir qu’il n’était pas du tout question d’abandonner la procédure thérapeutique et, de par la manière même dont il s’est adressé à moi - je ne puis que reconnaître qu’en cette occasion, il s’exprima à merveille - il m’a indéniablement réconforté et a entraîné mon basculement dans un état de disposition à nouveau favorable. J’ai été reconduit dans les quartiers que j’avais tout d’abord occupés, et je passais ainsi la meilleure de toutes mes journées jamais passée à l’institut du professeur Flechsig durant mon (deuxième) séjour entier, c’est-à-dire le seul jour durant lequel j’aurai été animé par des sentiments d’espoir de retour au bien-être. Aussi le préposé à ma garde R. s’est-il comporté d’une manière extrêmement habile et délicate dans tous mes loisirs, de sorte que je me suis parfois demandé s’il n’avait pas reçu (de même que le Dr Täuscher) des instructions en haut lieu. Le matin, j’ai même joué au billard avec lui, puis, après avoir pris un bain chaud en début d’après-midi, je me suis attaché à m’imposer jusqu’au soir cette sérénité nouvellement atteinte. Je devais tenter de voir si je pouvais dormir sans aucun somnifère ou autre artifice. Aussi, me suis-je mis progressivement dans l’idée de me mettre calmement au lit, mais le sommeil n’est pas venu. Après quelques heures, il m’était de nouveau impossible de garder ma sérénité ; l’oppression du cœur par l’afflux de sang a de nouveau créé en moi un état de grandes craintes. Enfin, probablement après la relève de la garde - au beau milieu de la nuit, le préposé à ma garde, qui était toujours à mon chevet et assis sur mon lit, a été remplacé par un autre gardien -, quelque chose m’a-t-il encore été accordé - fabriqué avec de la Nécrine ou un autre nom semblable - et je suis encore tombé dans un sommeil qui ne n’apporta cependant aucun effet réparateur sur mes nerfs. Au matin, j’étais plutôt dans le même et si pitoyable état d’effondrement nerveux que la veille, et le petit-déjeuner que l’on m’avait présenté fut immédiatement vomi. L’effroi me saisit lorsque je crus apercevoir le visage du préposé à ma garde R..., les traits complètement déformés.

Désormais, on me remit la nuit à l’hydrate de Chloral, et ce traitement suivi sur plusieurs semaines m’apporta un léger mieux, extérieurement et pour un temps tout du moins, puisque au moins de cette façon, l’essentiel était préservé : le sommeil. Je recevais toujours les visites régulières de ma femme et je passais même au cours des deux dernières semaines avant Noël, par exemple, une partie de mes journées à la maison de ma mère. Toutefois, l’agitation nerveuse se prolongeait et, chose probable, empirait même plutôt. Dans les semaines qui suivirent Noël, j’effectuai tous les jours des ballades en fiacre avec ma femme et le préposé à ma garde. Toutefois, l’état de mes batteries était si faible, qu’à chaque descente de fiacre (au Rosenthal ou au Scheibenholz), la seule idée de parcourir quelques centaines de pas à pieds m’apparaissait comme une véritable entreprise à laquelle je ne me décidais pas sans grandes craintes intérieures. Mon système nerveux dans son ensemble était soumis au plus profond ralentissement. Je ne pouvais rien entreprendre qui fasse appel à mon intellect, comme, par exemple, lire le journal ou tout autre activité, ou ne le faisais qu’avec grande faiblesse. Les activités automatiques surtout, comme les jeux de patience, ou de réussite, me mettaient dans une excitation de nerf croissante jusqu’à ce que je doive abandonner après un temps généralement très court ; un temps, c’est à peine si je pouvais le soir échanger quelques coups de dames avec le préposé à ma garde R... Durant cette période, j’essayais tout de même de me maintenir en bon appétit, de boire et de fumer tous les jours quelques cigares. Mais chaque fois que l’on faisait l’essai de ralentir ou d’augmenter les doses, d’appliquer des doses plus ou moins faibles d’hydrate de Chloral, presque immédiatement mon état nerveux se modifiait, mes nerfs ne pouvant se renforcer que très légèrement ou pour un temps très court. Mon envie de vivre et mon courage étaient totalement brisés ; toute autre perspective de sortie que celle, mortelle, par le suicide, avait fini par disparaître en moi ; toute perspective future que ma femme essayait bien de temps en temps d’établir pour moi, ne rencontrait que hochements de tête sceptiques.

C’est alors qu’un pas décisif fut franchi vers la chute définitive de mon système nerveux, ce pas ouvrant une période des plus importantes de ma vie, lorsque vers le 15 février 1894, ma femme, qui avait jusque-là été à mes côtés plusieurs heures par jour et prenait également ses repas de midi avec moi à l’Institut, entreprit un voyage de quatre jours à Berlin pour voir son père, mais aussi pour s’accorder quelques récupérations qui, semble-t-il, étaient d’urgence requises. Durant ces quatre jours, je me suis trouvé dans un état de délabrement tel qu’à son retour, je n’ai plus souhaité la revoir qu’une seule fois, et encore pour lui livrer cette seule explication que je ne pouvais accepter qu’elle me voit descendre encore plus bas. Les visites de ma femme ont dès lors été supprimées ; quand longtemps après, je l’ai revue, seule à une fenêtre opposée, il s’était effectué entre-temps, en moi-même et dans mon environnement, des modifications si importantes que je n’ai plus cru voir en elle un être vivant, mais seulement une forme étonnement humaine et campée d’après le type des “hommes bâclés à la six-quatre-deux” [7]. Une nuit notamment a été décisive pour mon effondrement mental, nuit durant laquelle j’eus un nombre tout à fait inhabituel de pollutions (probablement une demi-douzaine).

C’est à partir de ce moment que se sont manifestés les premiers signes d’un commerce sensuel avec les forces de l’au-delà et, notamment, une annexion d’une partie de mes nerfs par le professeur Flechsig, de telle sorte qu’il puisse me parler et s’entretenir avec moi par l’intermédiaire de mes nerfs et sans être personnellement présent. C’est également à partir de ce moment que j’acquis la conviction que le professeur Flechsig ne se conduisait plus de manière courtoise avec moi ; cette conviction se confirma lorsque je réussis à lui demander, lors de l’une de ses visites personnelles, si en toute conscience il croyait véritablement à la possibilité d’une guérison et que, s’il tenta certes de m’apporter un certain réconfort, toutefois - du moins, c’est ce qu’il m’a semblé - il n’arrivait plus à me regarder dans les yeux.

C’est maintenant le moment d’évoquer ici la nature des voix intérieures dont j’ai déjà mentionné l’existence à plusieurs reprises, et qui me parlent depuis sans cesse, et dans le même temps, d’évoquer le dessein, d’après moi inhérent à l’ordre de l’univers, selon lequel on doit en venir, sous certaines circonstances, à une « émasculation » [8] (transformation en une femme) d’un homme (un « visionnaire ») qui après avoir fait un premier pas dans le commerce avec les nerfs divins (rayons), ne peut désormais plus reculer. C’est au difficile exposé de ce commerce hors normes que le chapitre suivant est consacré.

P.-S.

Traduit de l’allemand par Christophe Bormans à partir de l’ouvrage de Daniel Paul Schreber : « Denkwürdigkeinten eines Nervenkranken », publié chez Oswald Mutze à Leipzig en 1903.

Notes

[1Nothluegen. Mot à mot : mensonges d’urgences [N.d.T.].

[2« Träume sind Schäume ».

[3“Störungen”, traduit par P. Duquenne et N. Sels par “perturbations”.

[4Göttliche Wunder.

[5La phrase se termine ainsi, sans verbe : “Er sprach von Fortschritten, die die Psychiatrie seit meiner ersten Krankheit gemacht habe, von neu erfundenen Schlafmitteln u. s. w. und gab mir Hoffnung, die ganze Krankheit durch einen einmaligen ausgiebigen Schlaf, der womöglich von Nachmittags 3 Uhr bis gleich zum folgenden Tag andaueren sollte.”

[6Je ne peux pas cacher que le professeur Flechsig, lors d’un entretien ultérieur, voulût mettre en doute tout le déroulement des événements liés à la salle de billard, souhaitant les faire passer pour des images d’un rêve que ma fantaisie aurait aimé à se représenter - je fais remarquer au passage, que ce sont dans de telles circonstances, que j’ai commencé à me remplir d’une certaine méfiance à l’égard du professeur Flechsig. Il ne peut être ici question d’une tromperie de mes sens et les événements se sont indubitablement déroulés de cette manière, puisque c’est après cette nuit incertaine que je me suis bel et bien retrouvé, au matin suivant, dans la cellule pour déments, et que c’est du reste bien là que le Dr Täuscher est venu me rendre visite.

[7“Flüchtig hingemachten Männer”. Nous reprenons ici l’expression de Rudolph Lœwenstein et de Marie Bonaparte dans leur traduction des “Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Dementia paranoides) (Le Président Schreber)” dans les Cinq psychanalyses de S. Freud (PUF, Paris, 1954, pp. 263-324) [N.d.T.].

[8Entmannung.

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