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Benjamin BALL

De la folie du doute

Leçons sur les maladies mentales : 31ème leçon

Date de mise en ligne : dimanche 1er mai 2005

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Sommaire. - La folie du doute est particulière aux individus d’un esprit cultivé. - Synonymie. - Inquiétude intellectuelle. - Impulsions intellectuelles. - Histoire d’un malade. - Travaux intérieurs. - Description de la maladie. - Mode de début. - Formes diverses. - Métaphysiciens. - Réalistes. - Scrupuleux. - Timorés. - Compteurs. - Délire du toucher. - Délire avec conscience. - Absence d’hallucinations. - Besoin perpétuel de soulager les doutes par l’affirmation d’une autre personne. - Fait de M. Baillarger. - Pronostic. - Causes. - Traitement.

Messieurs,

Je me propose aujourd’hui d’attirer votre attention sur une forme extrêmement curieuse d’aliénation mentale, qui ne se voit presque jamais dans la population de nos asiles, et qu’on ne trouve guère que chez les sujets dont l’esprit a reçu un certain degré de culture. Aussi rencontre-t-on cette forme de délire bien plus souvent dans la clientèle privée que dans les établissements publics ou les maisons de santé ; car, comme vous le comprendrez tout à l’heure, les sujets de cette espèce appartiennent presque toujours à la catégorie des aliénés eu liberté.

Il s’agit de cette singulière perturbation de l’esprit qu’on a successivement décrite sous les noms de maladie du doute (Falret père), d’aliénation partielle avec crainte du contact des objets extérieurs (Falret fils), de grübelsucht (Oscar Berger) ou manie de fouiller, enfin de folie du doute avec délire du toucher (Legrand du Saulle).

En laissant de côté l’élément tactile, dont nous discuterons bientôt la valeur, on pourrait mieux peut-être désigner cet état mental, toujours accompagné de conscience, par le nom de délire métaphysique, qu’on lui a souvent donné.

Mais, en réalité, il s’agit d’une condition morbide très variable dans ses manifestations, et qui mérite, selon les cas, toutes les dénominations qui lui ont été successivement imposées.

Tel malade, en effet, doute de tout, même de son existence, et ne peut s’arrêter à aucune conviction formelle ; tel autre manifeste, à côté de cet état psychologique, une crainte très réelle du contact des objets extérieurs ; tel autre, enfin, éprouve un besoin perpétuel de fendre des cheveux en quatre et d’épuiser, à propos de sujets plus ou moins frivoles et rebattus, toutes les subtilités de l’ancienne scolastique. Le jeune homme que je compte vous présenter semble poursuivi par le doute philosophique de Descartes et pourrait être rapproché de ces bouddhistes de l’extrême Orient, dont la maxime fondamentale est : Tout est vide.

Mais il est un trait caractéristique qui réunit tous ces états en apparence si divers : c’est l’inquiétude intellectuelle, qu’on peut comparer à la lypémanie anxieuse, qui représente une inquiétude affective.

« Le fond véritable de cette maladie mentale, dit M. J. Falret [1], est une disposition générale de l’intelligence à revenir sans cesse sur les mêmes idées ou les mêmes actes, à éprouver le besoin continuel de répéter les mêmes mots ou d’accomplir les mêmes actions, sans arriver jamais à se satisfaire ou à se convaincre, même par l’évidence. »

J’ai décrit certains phénomènes de cet ordre sous le nom d’impulsions intellectuelles [2]. En voici un exemple curieux. Un jeune collégien, jusqu’alors très régulier dans ses habitudes, assiste un jour à une réunion où il entend plaisanter certains de ses amis sur l’influence fatale attribuée au nombre 13. Aussitôt une pensée absurde lui traverse l’esprit : c’est que, si 13 est un nombre funeste, il serait déplorable que Dieu fût 13, que l’espace fût 13, que l’infini fût 43, l’éternité 13 ; et, pour éviter ce malheur, il formule à chaque instant dans son esprit une oraison jaculatoire ainsi conçue : Dieu 13 ! ou bien : l’infini 13 ! l’éternité 13 ! Et cependant, il se rend parfaitement compte, comme il me l’écrivait lui-même, qu’il est absurde de se figurer Dieu 13 pour un instant, afin d’éviter qu’il le soit toujours. Mais, poursuivi par cette obsession sans cesse renaissante, il répète à chaque minute son oraison mentale et finit par ne plus pouvoir continuer ses études ni se livrer à aucune occupation sérieuse.

Abordons maintenant l’histoire du malade qui doit faire l’objet de cette conférence. Il nous présente un exemple de ce délire sous la forme la plus pure, la plus élevée, la plus métaphysique et la mieux dégagée de tout élément étranger.

Il s’agit d’un jeune homme de vingt-huit ans, d’une figure agréable et intelligente et d’un beau développement physique. Il est le cinquième enfant de son père, qui vit encore et ne présente d’autre infirmité qu’un léger tremblement. Il n’existe aucun vice héréditaire dans la famille, mais le malade a eu des convulsions dans son enfance. La dernière s’est montrée à l’âge de huit ans. Depuis cette époque, il n’a jamais eu d’autre maladie. Et ce qui prouve qu’il s’est normalement développé, c’est qu’il est aujourd’hui le soutien de sa famille. Il est employé dans une banque, où ses services sont fort appréciés. II gagne 300 francs par mois.

Cet homme est fort intelligent, mais il n’a reçu qu’une éducation rudimentaire ; il a été élevé à l’école communale, dont il est sorti à quinze ans pour entrer dans le commerce. Il n’a jamais lu Descartes ni les autres philosophes, et s’il touche involontairement aux questions les plus élevées, on peut dire qu’il fait de la métaphysique sans le savoir.

Cet homme, nous l’avons dit, était employé dans une banque ; il travaillait fort bien et très régulièrement, lorsque tout à coup, par une matinée du mois de juin 1874, vers dix heures et demie, étant à son bureau, il vit se produire un changement brusque, étrange, dans l’apparence des objets, qui ne lui paraissaient plus les mêmes. Il ne leur trouvait plus de relief, c’est-à-dire point de réalité.

Je ne saurais mieux faire que de vous communiquer ses impressions rédigées par lui-même.

Au mois de juin 1874, écrit-il, j’éprouvai à peu près subitement, sans aucune douleur ni étourdissement, un changement dans ta façon de voir. Tout me parut drôle, étrange, bien que gardant les mêmes formes et les mêmes couleurs. Pensant à tort que cette sensation désagréable disparaîtrait comme elle était venue, je ne m’en inquiétai pas davantage, lorsqu’il me vint un polype dans la narine gauche ; j’allai donc trouver un médecin, et sans aucunement lui parler de ce nouvel état dans lequel j’étais, je lui montrai le polype, qu’il enleva. Je pensais que ce polype était la cause de cette façon bizarre de voir, et je croyais que, celui-ci parti, je reviendrais à mon état normal ; mais il n’en fut rien,

Je ne fis donc rien, ou à peu près, lorsque, en 1880, en décembre, plus de cinq ans après, je me sentis diminuer, disparaître. Il ne restait plus de moi-même que le corps vide.

Depuis cette époque, ma personnalité est disparue d’une façon complète, et malgré tout ce que je fais pour reprendre ce moi-même échappé, je ne le puis.

Tout est devenu de plus en plus étrange autour de moi, et maintenant, non seulement je ne sais ce que je suis, mais je ne puis me rendre compte de ce qu’on appelle l’existence, la réalité.

Qu’est-ce que quelque chose qui arrive ? Est-ce que tout ce qui est autour de moi existe réellement ? Que suis-je ? Que sont toutes ces choses faites comme moi ? Pourquoi moi ? Qui, moi ?

J’existe, mais en dehors de la vie réelle, et malgré moi ; rien ne m’a cependant donné la mort.

Pourquoi y a-t-il toutes ces choses autour de moi qui font tout de la même façon ? Ces choses doivent jouir de la vie et se trouvent bien comme elles sont faites. Que sont-elles, ces choses ?

Bien que dans cet état atroce, il faut que j’agisse comme avant et sans savoir pourquoi. Quelque chose qui ne paraît pas résider dans le corps, me pousse à continuer comme avant, et je ne peux pas me rendre compte que cela est vrai, que j’agis réellement. Tout est mécanique chez moi et fait inconsciemment.

Devant une sensation physique, voici ce que j’éprouve : le corps, qui n’a aucune signification pour moi, se trouve vide ; serrement aux tempes et gêne entre les yeux, en haut du nez, tiraillement du nez jusqu’au haut du front. Les oreilles entendent bien, mais paraissent bouchées. La narine gauche souvent obstruée, puis libre, puis obstruée de nouveau.

A côté de cette bizarre sensation, je dois faire remarquer que, quand on me parle, je réponds tout de suite, et il se trouve que je réponds juste.

Mon travail se fait bien jusqu’à aujourd’hui et sans aucune erreur, et cependant j’ai beau me dire continuellement : “Je suis au travail, je fais ceci, je fais cela,” je ne puis pas me rendre compte que cela est vrai.

Je crois pouvoir me résumer en disant : personnalité complètement disparue ; il me semble que je suis mort il y a deux ans et que la chose qui existe ne se rappelle rien qui ait un rapport avec l’ancien moi-même. La façon dont je vois les choses ne me rend pas compte de ce qu’elles sont ou qu’elles existent, d’où le doute, etc.

Par suite de cet état mental atroce, j’en suis venu à me demander si je ne deviendrais pas fou, ou si je ne ferais pas mieux de me délivrer moi-même d’une maladie qui dure depuis si longtemps et qui, jusqu’à ce jour, n’a pu seulement être modifiée. Sans pouvoir jouir aucunement de la vie, puisque je ne la comprends pas, je suis obligé de subir tout ce que peuvent subir les autres qui, eux, sont dans leur état normal.

Le fait dominant dans l’état psychologique de cet homme, c’est la perte absolue du sentiment de la réalité. II se compare à un sac de papier vide. Il n’existe plus rien au dedans de lui. Il ne reste qu’une enveloppe qui conserve une sorte d’apparence extérieure, mais qui, au fond, est absolument vide. Il s’appelle une chose ; les autres hommes sont des “choses” faites comme lui ; mais il ne croit pas à leur existence réelle. II ne croit pas à ce qu’il voit, et lorsqu’il avance la main pour toucher un objet, il est convaincu d’avance qu’il ne trouvera qu’un fantôme qui s’évapore.

Cependant, il touche bien réellement l’objet, mais la sensation tactile jointe à l’impression visuelle ne suffit pas pour vaincre son incrédulité : le monde, à ses yeux, n’est qu’une gigantesque hallucination. Il continue cependant à exercer les diverses fonctions de la vie. Il mange, mais c’est une ombre de nourriture qui pénètre dans une ombre d’estomac ; son pouls n’est qu’une ombre de pouls. II a une conscience parfaite de l’absurdité de ses idées, mais il ne saurait en triompher. Au milieu de ce trouble profond de l’intelligence, les fonctions physiques sont restées parfaitement normales. Il ne se plaint que d’un léger serrement aux tempes et vers la racine du nez. Profondément attristé par son état moral, il craint de devenir fou ; il en convient lui-même, et il est venu solliciter, de son propre accord, son placement dans un asile d’aliénés.

Messieurs, les faits de ce genre sont connus depuis longtemps, peut-être en trouverait-on des exemples dans la haute antiquité ; mais la première observation authentique de ce genre appartient à Esquirol [3]. II s’agit d’une jeune fille élevée dans le commerce et qui, par un excès de scrupule, craignait de faire tort aux autres. Lorsqu’elle faisait un compte, elle appréhendait de se tromper au préjudice d’autrui. Un jour, à l’âge de dix-huit ans, en sortant de chez une tante qu’elle fréquentait habituellement, elle est saisie de l’inquiétude qu’elle pourrait, sans le vouloir, emporter dans le poches de son tablier, quelque objet appartenant à sa tante. Plus tard, elle met beaucoup de temps pour assurer ses comptes et ses factures, appréhendant de commettre quelque erreur, de faire tort aux acheteurs. Plus tard, encore elle craint, en touchant la monnaie, de retenir dans ses doigts quelque chose de valeur. En vain lui objecte-t-on qu’elle ne peut retenir une pièce de monnaie sans s’en apercevoir, que le contact de ses doigts ne saurait altérer la valeur de l’argent qu’elle touche. Cela est vrai, répond-elle, mon inquiétude est absurde et ridicule, mais je ne puis m’en défendre. Il fallut quitter le commerce. Peu à peu ses appréhensions augmentèrent au point de tyranniser sa vie tout entière. Il faut lire dans Esquirol la description de cet état singulier, qui, sans exclure la raison, l’intelligence et même la gaieté, soumettait la malade aux pratiques les plus absurdes, et dont elle reconnaissait elle-même le côté ridicule.

Depuis cette époque, la question a été étudiée et retournée dans tous les sens par Parchappe, Trélat, Baillarger, Delasiauve, Morel et Marcé. Legrand du Saulle, capitalisant en quelque sorte les travaux de ses devanciers, a publié, en 1875, une monographie sur cette affection, sous le nom, assez impropre d’ailleurs, de la folie du doute avec délire du toucher. Enfin, mon excellent ami et collaborateur, M. Ritti, a publié une étude intéressante sur cette question dans la Gazette hebdomadaire, et un article complet dans le Dictionnaire encyclopédique.

En Allemagne, Griesinger avait rédigé sur cette question un travail qui ne fut publié qu’après sa mort, et dans lequel, après avoir rapporte quelques observations inédites, il rapprochait ces faits de la maladie du doute de Falret.

Plus tard, Oscar Berger a publié, sous le nom de Grübelsucht, une description complète d’une variété spéciale de la folie du doute, dont il s’attribue la découverte, en affirmant qu’il n’existe à cet égard que les trois observations de Griesinger et les siennes. Il n’en est pas moins vrai que le mérite de l’invention appartient sans contestation possible aux observateurs français [4] qui ont formulé, les premiers, l’idée générale, en y joignant une multitude de détails.

Passons à la description de la folie du doute. Le début de la maladie est quelquefois obscur, mais il est rarement brusque comme dans le cas présent. Pour l’ordinaire, le malade, comme dans l’observation d’Esquirol, manifeste des scrupules bizarres ; il se fait remarquer par ses excentricités ; il devient incapable de tout travail ; il craint de se compromettre, il lit et relit sans cesse ce qu’il vient d’écrire et prend des précautions infinies pour ne pas se tromper. Un médecin, atteint de la folie du doute, après avoir soigneusement examiné les malades qui venaient le consulter, leur remettait des ordonnances rédigées avec le plus grand soin ; mais à peine le client était-il sorti de son cabinet qu’il se précipitait pour lui arracher le papier des mains dans la crainte d’avoir commis quelque faute, d’avoir prescrit une dose toxique de quelque médicament ou d’avoir contrevenu, sous d’autres rapports, aux indications du traitement. Vous comprenez sans peine l’effet d’une pareille conduite dans l’exercice de notre profession, où souvent l’on est forcé de montrer une sécurité qu’on est loin d’éprouver soi-même.

Notre homme, à cet égard, est une exception à la règle. Il a toujours bien travaillé, et s’il lui arrivait quelquefois de commettre des erreurs dans ses additions, il les corrigeait à mesure sans y attacher une importance excessive.

Mais lorsqu’une fois le malade est entré en plein dans son délire, quelle que soit l’absurdité de ses actes, ils sont moins délirants que les pensées qui roulent sans cesse au fond de son esprit.

La folie du doute comporte une infinité de formes diverses ; il faut donc établir quelques catégories sans abuser des subdivisions.

Nous accordons la première place, par ordre de dignité, aux métaphysiciens. Ce sont eux qui se préoccupent sans cesse des grands problèmes qui sont restés insolubles pour la philosophie. Ils s’interrogent sans cesse sur Dieu, sur l’univers, sur la création du monde. Ils se demandent qui a créé le Créateur. Ils recherchent l’origine du langage. Ils s’inquiètent de la fin des choses, de l’immortalité de l’âme ; ou bien, portant leurs regards sur l’univers physique, ils cherchent à comprendre les phénomènes de la nature et les fluides qui les dirigent.

Notre malade appartient à cette catégorie d’individus.

Pour lui, le grand objet de ses préoccupations, c’est le moi, la personnalité, l’existence réelle des objets dont il a la perception subjective. II reproduit, sans le savoir, les idées et souvent les expressions des grands philosophes qui ont jeté la sonde dans ces abîmes ; mais, moins heureux que Descartes, il ne peut pas arriver à dire : “Je pense, donc je suis”, et il faut convenir qu’il a raison, car c’est là, au fond, un bien mauvais syllogisme. C’est qu’en réalité, les axiomes ne se démontrent pas, et le premier de tous les axiomes, l’existence du moi, ne repose que sur nos convictions intimes et l’évidence appréciée par notre bon sens.

Mais, à côté des métaphysiciens, il faut placer ceux que j’appellerai les réalistes. Ils s’occupent de questions plus ou moins triviales et qui ne comportent aucune élévation dans la pensée.

Le prince russe dont parle Griesinger se demandait pourquoi les hommes n’étaient pas aussi grands que des maisons. Un autre malade se demande pourquoi le poêle qui réchauffe sa chambre est appuyé contre le mur au lien d’être au milieu de la pièce ; un troisième, pourquoi il n’existe qu’une lune au lieu de deux.

Une fois lancé dans cette voie, le malade s’attache avec une ténacité morbide aux sujets les plus insignifiants, qui tous deviennent pour lui le point de départ d’une torture intellectuelle.

Viennent ensuite les scrupuleux, dont la malade d’Esquirol offre le type achevé. Ces sujets s’adressent perpétuellement des reproches à tout propos ; ils sont fatigants à force de précision dans leurs discours et craignent toujours de n’avoir pas dit l’exacte vérité.

Les timorés forment une quatrième classe. Ce sont ceux qui, craignant toujours de se compromettre, prennent à chaque instant des précautions exagérées et vivent dans une inquiétude perpétuelle. Une femme artiste, très intelligente, ne pouvait jamais sortir dans la rue sans craindre de voir tomber quelqu’un du haut d’une fenêtre à ses pieds. Elle se demandait quelles seraient les conséquences de cet accident et se voyait déjà arrêtée et conduite en prison sous l’inculpation d’homicide.

Une cinquième classe, dont la manie est insupportable, est celle des compteurs. Ce sont les sujets qui, partout où ils sont, se préoccupent du nombre des objets. Introduits dans le cabinet du médecin, au lieu de se préoccuper du but de la consultation, ils comptent le nombre de boutons qu’il porte à son gilet et les volumes répandus sur la table.

Le malade dont Legrand du Saulle a rapporté l’histoire, disait naïvement : Excusez-moi, c’est involontaire, mais il faut que je compte.

Une manie analogue parait avoir existé chez plusieurs hommes célèbres. Le docteur Johnson, dont l’influence a été si grande au siècle dernier sur la littérature anglaise, ne manquait jamais, en traversant les rues de Londres, de toucher les poteaux à mesure qu’il les passait ; et si, par hasard, il en oubliait un, il revenait sur ses pas pour le toucher. Napoléon présentait aussi la singulière manie de compter par couples les fenêtres des maisons quand il passait dans la rue.

Il est d’autres formes de cette vésanie qui échappent à toute classification. Je viens de voir un malade très intéressant qui m’a été adressé par un confrère de province, M. le docteur Cabadé, et qui, à la suite d’un rhumatisme articulaire aigu, a été pris d’une folie du doute sous une forme assez singulière. Il offre un trouble particulier de la volonté. Veut-il entrer dans une maison, ou en sortir, il éprouve au seuil de la chambre une résistance invincible : il faut qu’on le pousse pour lui faire franchir l’obstacle. Souvent, sur la voie publique, il ne peut pas dépasser un arbre, un caillou. Enfin, comme chez les sujets atteints d’impulsions intellectuelles, il est poursuivi par certains mots, tels que corbillard, par exemple. Une fois ce mot entré dans son esprit, il le hante tout le jour.

Certains de ces malades, dit-on, sont affectés d’une crainte exagérée du contact des objets extérieurs. Le fait est vrai, il a été signalé par nombre d’observateurs ; mais la folie du doute peut exister sans cette complication, et notre malade en est la preuve. Il ne manifeste absolument aucune répugnance à toucher les objets. D’ailleurs, la crainte du contact peut exister à son tour sans folie du doute. Morel en rapporte quelques cas dans son travail sur les délires émotifs, et j’en ai cité moi-même un exemple remarquable [5].

Au reste, les mots délire du toucher s’appliquent aux hallucinations du tact, mais ne sauraient convenir à ce délire émotif qui coïncide souvent avec la folie du doute, sans en faire nécessairement partie.

Quelques caractères additionnels viendront compléter le tableau.

La folie du doute est un délire avec conscience. Le malade se rend parfaitement compte de son état et vient réclamer lui-même les soins de la médecine. Le jeune homme que je vous ai présenté a été placé sur su propre demande à l’asile Sainte-Anne, et si nous avons eu recours à l’intervention du père, c’est uniquement parce que la loi ne permet pas à un aliéné de demander lui-même son placement.

Un second caractère très important, c’est que les malades de cette espèce n’ont presque jamais d’hallucinations. S’ils en présentent, c’est par l’effet d’un autre genre de délire, qui vient se juxtaposer au premier.

Un troisième caractère est le besoin perpétuel qu’éprouvent ces sujets de soulager leur doute par l’affirmation d’une autre personne.

Une dame, citée par M. Ritti, craint à chaque instant d’avoir dit ou fait quelque chose de répréhensible. Une personne qui lui inspire une grande confiance lui affirme qu’il n’en est rien, et aussitôt la malade reprend son calme.

Une cliente de province vient me consulter ; mais entrée dans mon cabinet, elle exprime des doutes sur ma qualité de médecin. Sur ma réponse affirmative, elle me demande la permission d’aller s’informer, auprès des personnes qui attendent dans le salon, si réellement j’exerce la profession médicale.

Souvent les malades de ce genre, après avoir sollicité des affirmations rassurantes, après avoir épuisé toutes les formules que l’imagination peut leur suggérer, ajoutent cette demande bien caractéristique : Voulez-vous me l’écrire ?

L’un des cas les plus curieux de ce travers est rapporté par lvi. Baillarger. Un homme d’environ soixante ans avait depuis longtemps le désir morbide, lorsqu’il allait au théâtre, de connaître tout ce qui se rattachait aux actrices qu’il avait vues. Il aurait voulu connaître leur âge, leur adresse, leur position de famille, leur genre de vie, leurs habitudes et leur responsabilité. Tourmenté par cette idée fixe, il dut se priver du plaisir d’aller au spectacle ; mais bientôt la même idée se manifesta à l’occasion de toutes les femmes qu’il rencontrait, à la condition qu’elles fussent jolies. Il fut obligé de se faire suivre par une personne dont la fonction consistait à le rassurer sur ce point. Chaque fois qu’il rencontrait une femme, il répétait l’éternelle question : Est-elle jolie ? Il fallait répondre non, ce qui coupait court à l’interminable série de ses demandes. Un jour, il partit par le chemin de fer pour une destination éloignée. Il avait à peine entrevu la dame qui distribuait les billets et, pressé par l’imminence du départ, il négligea de demander si elle était jolie. Arrivé à sa destination, au milieu de la nuit, il demanda à la personne qui l’accompagnait si cette dame était jolie. Oubliant son rôle, son interlocuteur, ennuyé, fatigué ou distrait, répondit qu’il ne l’avait pas regardée et qu’il n’en savait rien. Il n’en fallut pas davantage pour jeter le malade dans un tel état d’angoisse qu’il fut obligé de repartir immédiatement pour Paris afin de s’assurer par lui-même de la vérité.

Si j’ai réussi, messieurs, à vous donner une idée générale de cette étrange disposition de l’esprit, vous conviendrez qu’au milieu de toutes les diversités qu’elle présente, elle est essentiellement caractérisée par une sorte de prurit cérébral que rien ne peut satisfaire, et que la reproduction des mêmes actes, des mêmes questions et des mêmes pensées tient à un phénomène organique qui ramène sans cesse les mêmes impressions. C’est ainsi que dans un rêve nous nous débattons péniblement dans une situation dont nous ne pouvons sortir, parce que la répétition incessante des mêmes impressions physiques reproduit la même série d’idées. Ce n’est qu’au réveil que nous sommes enfin délivrés de cette obsession.

La folie du doute guérit difficilement ; mais on volt se produire assez souvent de longues périodes de rémission pendant lesquelles le sujet semble revenir à son état normal, se voit délivré des problèmes qui l’obsédaient, et ne craint plus le contact des objets extérieurs. Malheureusement, il est rare que cette amélioration soit permanente. Le cerveau retombe dans ses anciennes habitudes et le délire recommence. Cependant les malades atteints de ce genre de folie à l’époque de la puberté ont de meilleures chances de guérison que les autres. L’évolution progressive de l’organisme peut les débarrasser de cet état psychologique.

D’un autre côté, si la folie du doute guérit difficilement, elle ne finit presque jamais par la démence. Arrivés à la dernière étape de leur maladie, les sujets restent figés dans leur délire. Incapables de tout travail, tristes et moroses, ils s’éloignent de la société et vivent dans un état de séquestration volontaire.

Le pronostic est donc extrêmement grave, car, dans la très grande majorité des cas, l’avenir est définitivement perdu, malgré les rémissions plus ou moins prolongées, qui peuvent faire naître des espérances peu fondées.

Il est des malades chez qui ces remissions ne se produisent jamais ; ce sont, dit-on, des héréditaires. La maladie suit son cours sans interruption et sans intervalle. Notre sujet est dans ce cas, et pourtant ce n’est pas un héréditaire. Chez lui, le doute subsiste depuis huit ans et son état n’a fait qu’empirer de jour en jour.

Les causes de la folie du doute sont assez nombreuses. En première ligne, il faut placer l’hérédité [6]. Vient ensuite la puberté, qui imprime un cachet particulier aux psychoses qui surviennent sous son influence. On parle aussi des excès sexuels et de l’onanisme, qui n’ont certainement exercé aucune action chez notre malade. Les excès intellectuels, les préoccupations et les fatigues d’esprit paraissent également devoir être incriminés chez certains sujets.

On attribue une part d’influence au sexe. On prétend que les femmes sont plus sujettes à cette aberration que les hommes.

On a vu plus d’une fois la folie du doute se développer pendant la convalescence d’une maladie grave : la variole, la fièvre typhoïde, la diphtérie, le choléra. Elle survient aussi quelquefois dans l’état puerpéral. J’ai vu le rhumatisme articulaire devenir la source de ces accidents.

Enfin on attribue un certain rôle aux perturbations morales, aux émotions vives et aux frayeurs subites.

On ne peut invoquer aucune de ces causes chez notre sujet ; la maladie mentale dont il est atteint semble avoir germé spontanément sur le terrain de son intelligence. Il faut avouer que ce fait n’est pas exceptionnel et que souvent les origines de cette maladie nous échappent absolument.

Quant au traitement, ses indications sont assez bornées. On a conseillé les toniques et les ferrugineux, sans doute parce que l’anémie qui prédominait chez certains malades pouvait être incriminée au point de vue du délire. On recommande aussi les révulsifs et les drastiques, qui sembleraient s’appliquer au cas où l’on soupçonne, au contraire, un état congestif. Dans cette hypothèse, on pourrait aussi recommander quelques applications de sangsues, à la condition de n’user qu’avec la plus grande réserve de te moyen thérapeutique.

Mais le premier rôle nous paraît appartenir ici au traitement moral. Il ne s’agit point, bien entendu, de raisonner avec le malade et de discuter les raisons de son délire ; mais il faut occuper son attention, distraire son esprit des idées fixes qui le tyrannisent, et lui prescrire une gymnastique intellectuelle sagement ordonnée. Enfin l’exercice physique peut incontestablement rendre des services, en détournant, au profit du corps, un peu de cette activité exagérée qui tourmente l’esprit.

Reste enfin l’isolement, la séquestration dans une maison de santé. Ce moyen ne s’applique évidemment pas à tous les malades, mais il peut être utile lorsque l’entourage, les préoccupations habituelles de la vie et les occupations auxquelles se livre le sujet paraissent avoir participé, dans une certaine mesure, à l’explosion des troubles psychiques.

P.-S.

Texte établi par Abréactions Associations, à partir de l’ouvrage de Benjamin BALL, Leçons sur les maladies mentales, Éd. Asselin et Houzeau, (2ème édition) Paris, 1890.

Notes

[1De la folie morale, 1866, p. 41.

[2L’Encéphale, t. 1, 1881, p. 21.

[3(1) Esquirol, Maladies mentales, t. I, p. 361.

[4Nous sommes heureux de pouvoir invoquer, à cet égard, le témoignage du professeur Wille (de Bale), qui peut passer pour un juge impartial : In der That haben die fransosischen Collegen schon lange vorher ais wir in Deutschiand solche Beobachtungen gemacht und mitgelhielt (Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankheiten, Bd XII, s. 3).

[5Annales médico-psychologiques, 1879, t. II, p. 378.

[6Il est pourtant certains sujets chez qui l’on ne trouve aucune trace d’hérédité, comme chez notre malade.