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Salomon REINACH

De l’origine et de l’essence des tabous

Leçon professée en 1900 à l’École du Louvre

Date de mise en ligne : samedi 17 juin 2006

Salomon Reinach, « De l’origine et de l’essence des tabous », Cultes, mythes et religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 18-22.

De l’origine et de l’essence des tabous [1]

En théorie, l’activité de l’homme n’a d’autres limites que celles de sa force physique. Il peut manger tout ce qui lui tombe sous la dent, tuer tout ce qui lui tombe sous la main, pourvu qu’il soit le plus fort. Poussé par ses besoins et ses passions, il ne s’arrêtera que devant une puissance supérieure à la sienne ; son énergie n’est contenue et réprimée que du dehors.

Mais cet état d’indépendance absolue est purement théorique. Dans la pratique, et aussi loin que nous remontions dans le cours des âges, l’homme subit, à côté des contraintes extérieures, une contrainte intérieure. Il n’éprouve pas seulement des résistances, mais il s’en crée à lui-même, sous la forme de craintes ou de scrupules. Ces craintes et ces scrupules ont pris, avec le temps, des noms différents : ce sont les lois morales, les lois politiques, les lois religieuses. Aujourd’hui, ces trois sortes de lois subsistent et exercent leur action restrictive sur l’énergie humaine ; elles existaient de même chez les sauvages des temps les plus reculés, mais à l’état confus et, pour ainsi dire, indivis. Les notions mêmes de morale, de religion, de politique, telles du moins que nous les entendons à cette heure, n’existaient pas ; mais l’homme subissait et acceptait de nombreuses contraintes, dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle le système des tabous. La formule générale du tabou est : « Ne fais pas ceci, ne touche pas à cela » ; c’est le don’t anglais de la civilité puérile et honnête. Le tabou, de quelque nature qu’il soit, a cela de particulier qu’il impose une limite à l’activité de l’homme. Ce sentier est tabou ? n’y marche pas. Ce fruit est tabou ? ne le mange pas. Ce champ est tabou tel jour ? n’y travaille pas. Ainsi, à la différence des lois religieuses, civiles ou morales, la loi du tabou ne prescrit jamais l’action, mais l’abstention ; c’est un frein, ce n’est pas un stimulant.

J’ai dit que ce frein consistait en craintes et en scrupules. On ne voit pas, en effet, si l’on excepte la force brutale opposée à la force, ce qui a pu contenir l’énergie de l’homme en dehors de la crainte, sentiment qui engendre le scrupule. Or, le sauvage ne craint pas seulement la dent des fauves, la morsure des serpents : il craint aussi, il craint surtout la maladie et la mort, châtiments qu’infligent les génies irrités dont son imagination peuple le monde. Être social par excellence, l’homme se figure, à tous les étages de la civilisation, que le monde extérieur forme comme une société avec lui et, par une généralisation naturelle, il projette au-dehors et multiplie à l’infini le principe spirituel dont il se sent animé. Avant d’avoir de la divinité une notion précise et conséquente avec elle-même, il se sent entouré de dieux, il les craint et cherche à vivre en paix avec eux.

La cause générale des tabous est donc la crainte du danger. Aujourd’hui, l’homme civilisé lui-même, que la science devrait protéger contre les peurs enfantines, est cependant très sujet à de vaines terreurs ; combien cette sujétion ne devait-elle pas être plus écrasante à une époque où, la science n’étant pas née, tout acte, même le plus inoffensif, pouvait être considéré comme la cause d’un malheur survenu bientôt après ? Ne sommes-nous pas, aujourd’hui encore, sans cesse tentés de considérer comme des effets certains phénomènes qui ne sont que postérieurs à certains autres dans l’ordre du temps ? Post hoc, ergo propter hoc, telle est la formule du sophisme que le vulgaire et même les gens cultivés commettent tous les jours.

La mémoire du sauvage, en lui rappelant ses actes passés, devait lui suggérer l’explication des maux qui venaient le frapper, sans qu’il en sût démêler la cause réelle. Il se forma ainsi, dans les sociétés primitives, un vaste trésor oral de prétendues constatations : tel acte produit telle conséquence funeste ; tel jour, je suis tombé et me suis blessé, parce que le matin, en sortant de chez moi, j’avais rencontré un serpent. Si, dans une société quelconque, chacune de ces généralisations téméraires avait trouvé créance, la peur aurait suspendu l’activité de tous et cette société serait morte. Aussi s’opéra-t-il, en cela comme en toutes choses, un travail de sélection. Les craintes éprouvées par des hommes influents de la tribu, par des vieillards, par des chefs ou des prêtres, furent partagées, donnèrent naissance à des scrupules plus ou moins répandus ; les autres furent oubliées.

Ainsi se constituèrent les tabous. On ne peut pas dire qu’ils soient l’effet de l’expérience, car ce que l’expérience de tous les jours apprend à l’homme, par exemple que le feu brûle et qu’on ne respire pas dans l’eau, n’a pas besoin d’être confirmé par une prohibition, par une interdiction d’allure religieuse. Il ne peut pas être question non plus d’expériences scientifiques, c’est-à-dire d’une relation de cause à effet vérifiée un grand nombre de fois. Les tabous répondent à des craintes et ces craintes répondent à des généralisations téméraires de faits individuels.

Nous avons d’autant plus le droit de prétendre qu’il en a été ainsi, que la superstition moderne, contemporaine, nous fournit la preuve d’un paralogisme analogue. Toutes les compagnies de chemins de fer savent que le nombre des voyageurs diminue le 13 de chaque mois ; toutes les maîtresses de maison savent que l’on ne doit pas être 13 à table. Or, ce préjugé est fondé sur la généralisation d’une expérience unique, celle de la Cène, c’est-à-dire du repas de Jésus avec ses douze apôtres. Deux des convives, Jésus et Judas, devaient mourir dans l’année ; cette unique expérience a suffi pour autoriser un tabou dont les effets sociaux se prolongeront sans doute encore pendant longtemps.

Même lorsqu’il lâche la bride à son imagination, l’homme primitif aime les explications réalistes. Pour le sauvage, un objet dangereux est, essentiellement, un objet dangereux à toucher ; d’où cette idée très répandue que la cause principale du danger est le contact. Un objet tabou, un personnage tabou sont intangibles ; nous employons encore ce mot dans le sens de sacré. Mais pourquoi le contact est-il dangereux ? Ici intervient la physique naïve du sauvage. Un contact dangereux est celui qui fait passer une chose dangereuse d’un corps dans le nôtre, par exemple une piqûre d’insecte ou de serpent. De là, l’idée des objets tabous ou taboués considérés comme des réservoirs de forces redoutables dont le contact peut être foudroyant, idée qui suffit à expliquer non seulement la plupart des tabous, mais les cérémonies adoptées, en Polynésie et ailleurs, pour en annuler les effets. Ainsi, un homme qui touche à un objet tabou absorbe, par le contact, une force dangereuse, qui peut lui nuire à lui-même et nuire à ceux qu’il touchera à son tour. Pour se délivrer de ce poison, il a recours à des moyens très divers, qui peuvent cependant se ramener à deux principaux. Tantôt il se mettra en contact avec une personne chargée d’un tabou plus énergique que le sien et s’en déchargera sur elle sans la mettre en danger ; tantôt il se baignera, faisant passer son tabou dans l’eau, qui peut l’absorber impunément. Dans l’île de Tonga, la personne tabouée touche la plante des pieds d’un chef supérieur, en pressant le pied du chef sur son estomac. Or, cette façon naïve de se guérir d’un mal en sollicitant le contact d’une personne haut placée a été considérée comme efficace presque jusqu’à nos jours. C’est seulement à la lumière de ce que nous savons maintenant sur les tabous que l’on peut comprendre le sens de la cérémonie où les rois de France - qui n’étaient pourtant ni des magiciens ni des prêtres - guérissaient les écrouelles, c’est-à-dire une espèce de scrofule. Dès le XIIe siècle, il est question du privilège qu’ont les rois de France de guérir cette maladie en touchant les malades. La preuve qu’il y avait là un usage païen, remontant à une Antiquité très haute, c’est que le plus pieux des rois, saint Louis, crut devoir le christianiser, exactement comme on a planté des crucifix sur certains menhirs pour modifier le culte païen dont ces vieilles pierres sont l’objet. Guillaume de Nangis nous apprend que les prédécesseurs de saint Louis se bornaient à toucher les malades et que saint Louis ajouta à ce traitement le signe de la croix, afin, dit le chroniqueur, qu’on attribuât la guérison à la vertu de la croix et non à la dignité royale. Louis XIV, lors de son sacre, Jacques II d’Angleterre, lors de sa retraite à Saint-Germain, furent encore sollicités de toucher les écrouelles. Les malades, victimes d’un tabou, s’en déchargeaient sur une personne que le tabou ne pouvait atteindre. Qu’eût dit Louis XIV si on lui avait prouvé qu’en touchant les écrouelles il prenait modèle sur un chef polynésien ?

La préoccupation de lever des tabous, c’est-à-dire de libérer les hommes et les choses, donna naissance à toute une science qui, en Grèce et à Rome, s’appelait la science des lustrations et des purifications. Comme les tabous eux-mêmes, cette science a rendu à l’humanité d’incalculables services. S’il n’y avait pas eu de tabous, l’homme sauvage, encore inaccessible aux conseils de la raison et de la prévoyance, aurait ravagé et dévasté la terre : les tabous lui enseignèrent la contrainte et la modération. Mais s’il n’y avait pas eu un correctif aux tabous, l’homme sauvage, encore inaccessible à la critique et épris du merveilleux, aurait tellement enchaîné sa vie, par crainte de la perdre, que toute activité civilisatrice eût été impossible. La science des lustrations, pratiquée par les prêtres, lui rendit sa liberté, contenue par la crainte de contracter un nouveau tabou qui pouvait imposer une lustration compliquée et pénible. Or, si loin que l’on remonte, le clergé est essentiellement chargé des purifications ; c’est donc à la constitution du sacerdoce que l’homme a dû d’être libéré en partie des terreurs qui le paralysaient, et ce résultat est digne de remarque, car il montre une fois de plus la fausseté des idées régnant au XVIIIe siècle, d’après lesquelles le sacerdoce aurait eu, au contraire, un objectif tout égoïste, celui de tromper les hommes et de confisquer la liberté des autres à son profit.

Si le système des tabous put produire un effet utile, c’est que l’idée de la violation d’un tabou provoquait une profonde terreur. À l’origine, il n’est jamais question d’une sanction sociale ; on ne songe pas à punir l’homme qui a violé un tabou ; sa punition découle de son crime même. Violer un tabou, même involontairement, c’était s’exposer à la mort. Dans les civilisations qui nous sont connues par des témoignages directs, comme celle de la Polynésie au commencement du XIXe siècle, la rigueur des peines s’était naturellement atténuée ; d’autre part, la société, représentée par ses chefs, intervenait pour punir les transgresseurs. En effet, la violation d’un tabou expose la tribu à une contagion dangereuse et peut aussi provoquer la colère des esprits ; il faut sévir pour donner l’exemple et pour apaiser les puissances irritées. Évidemment, cette sanction pénale n’est pas primitive ; elle commence à une époque où les tabous ne sont plus assez respectés et où il devient nécessaire de confirmer par des sanctions positives celles que les hommes ont redoutées d’abord comme l’effet naturel de la transgression.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’article de Salomon Reinach, « De l’origine et de l’essence des tabous », Cultes, mythes et religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 18-22.

Notes

[1Leçon professée en 1900 à l’École du Louvre.

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