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Joseph DELBŒUF

Aperçu critique de quelques ouvrages sur le sommeil et les rêves

Le sommeil et les rêves (1885). Préface & Introduction

Date de mise en ligne : samedi 20 décembre 2003

Mots-clés : ,

Joseph Delbœuf, Le sommeil et les rêves, considérés principalement dans leurs rapports avec les théories de la certitude et de la mémoire (Le principe de la fîxation de la force), Félix Alcan, Paris, 1885, 262 pages.
 Préface.
 Introduction : « Aperçu critique de quelques ouvrages sur le sommeil et les rêves ».

Préface

Dans ce travail - le titre l’indique - je n’envisage les phénomènes du sommeil et des rêves qu’à deux points de vue : celui de la certitude et celui de la mémoire.

Cette double étude m’a fourni un double résultat.

Amené à rechercher le criterium de la certitude raisonnée ou de l’état de raison, le criterium permettant de distinguer l’être raisonnable de celui qui ne l’est pas - mais qui néanmoins croit toujours l’être - je pense l’avoir trouvé dans le doute spéculatif. J’entends par là ce doute libre, au fond peu sincère, par lequel l’intelligence essaie de se prouver à elle-même que sa plus ferme croyance pourrait être erronée. Telle est la marque de l’esprit en pleine possession de lui-même.

Pour expliquer la mémoire, c’est-à-dire l’impression indélébile, dans la matière organisée et sensible, des traces des événements, j’ai dû critiquer les axiomes relatifs à l’intégrité permanente de la matière et de la force. Cet examen m’a permis de découvrir le principe de la fixation de la force, et par contre coup le véritable siège de l’énergie, lequel n’est pas le mouvement, mais le défaut d’équilibre.

Ce principe, la science a déjà commencé à l’accueillir, et je suis persuadé qu’il finira par y prévaloir.

Les applications en sont fécondes, et, tout récemment, je m’en suis aidé dans mes études sur la matière brute et la matière vivante, études qui, publiées dans la Revue philosophique, paraîtront bientôt à part. J’ai montré déjà, et un jour je le montrerai mieux encore, qu’il a aussi sa place tout indiquée dans la question de la liberté.

Mais c’est assez m’étendre sur l’objet de mon ouvrage. Il ne me reste qu’à remercier M. G. Tarde d’avoir bien voulu me communiquer le récit de ses rêves qu’autrefois il avait notés dans un but scientifique. Avec sa permission, j’y ai puisé, beaucoup moins toutefois que je ne l’aurais fait, si j’en avais eu plus tôt connaissance.

LE SOMMEIL ET LES REVES
considérés principalement dans leurs rapports avec les théories de la certitude et de la mémoire
INTRODUCTION
Aperçu critique de quelques ouvrages sur le sommeil et les rêves

Depuis la riante Ionie, berceau du triste Héraclite, jusqu’à la Baltique brumeuse qui vit naître le sombre Schopenhauer, dans chaque siècle et sous tous les climats, s’il est un thème que les philosophes moroses ont développé avec complaisance, c’est celui des misères de l’homme. À leur tour, les écrivains religieux, les Pascal et les Bossuet, tout en exaltant la grandeur de l’âme humaine, ne manquent jamais d’en faire aussi ressortir la bassesse. Il semble donc impossible d’ajouter de nouveaux traits au désolant tableau de notre faiblesse et de notre néant. Et pourtant on oublie d’y faire figurer tout un tiers de notre existence. Chaque jour nous sommes, pour ainsi dire, ravis à nous-mêmes par un génie fantasque, bizarre et capricieux, qui se fait un malin plaisir de confondre les contraires, le bien et le mal, le vice et la vertu. À certaines heures de la journée, le plus juste des hommes commettra sans remords les plus abominables forfaits : il deviendra voleur, assassin, incestueux, parjure ; la jeune et chaste épouse se livrera aux actes les plus indécents ; la nonne pudibonde laissera tomber de ses lèvres d’immondes paroles ; emporté par la passion ou la fantaisie, le pieux lévite ne reculera devant aucun sacrilège.

Quand l’obsession a pris fin et que nous redevenons maîtres de nous-mêmes, souvent nous n’oserions raconter aux autres, ni parfois repasser en idée ce que nous avons rêvé. Nous nous demandons avec inquiétude si nous ne portons pas au fond de notre être un odieux levain qui, d’un moment à l’autre, peut nous pousser au crime. Nous maudissons cette puissance inconnue qui, prenant possession de notre âme, lui soustrait ce qu’elle a de meilleur pour le remplacer par ce qu’il y a de pis.

En revanche et tout aussi souvent, le sommeil est bienfaisant et consolateur. Il nous replace pour quelques instants au milieu d’êtres chéris que nous avons perdus ; au malade il fait oublier ses souffrances, à l’infortuné sa détresse ; il rend l’agilité au paralytique, l’ouïe au sourd, la vue à l’aveugle, la liberté au prisonnier, les joies d’un premier amour à la pauvre fille abandonnée. Illusions trop courtes, et qui ne servent qu’à rendre l’âpre réalité plus amère encore. La baguette magique des songes transforme le taudis le plus misérable en un palais enchanté ; elle délie la langue du bègue et lui inspire une éloquence entraînante ; elle pousse le timide à braver les dangers les plus redoutables ; elle livre au savant la clef des plus mystérieux phénomènes ; elle va jusqu’à donner à notre corps lourd et rampant des ailes merveilleuses qui le transportent sans effort à travers l’immensité.

En faut-il davantage pour que, de tout temps, on ait raccordé aux rêves un caractère surnaturel ? On les regarde comme les messagers de la divinité - messagers véridiques ou trompeurs, suivant qu’elle est bien ou mal disposée à notre égard - ils recèlent les secrets de l’avenir, et quiconque sait en pénétrer le langage, y découvre sans peine des promesses ou des menaces.

Et si, sans nous préoccuper plus longtemps des opinions du vulgaire, nous interrogeons les hommes de science, nous les entendons émettre, tout au début de leur lutte contre la superstition, une théorie surprenante : bien loin d’émaner des dieux, les rêves les auraient créés ; notre esprit qui, dans le sommeil, voyait des fantômes accomplir des prodiges, leur attribua une existence réelle et les doua d’une puissance formidable ; et c’est ainsi que le ciel fut peuplé [1]. Ou bien encore, a-t-on dit, les images de ceux qui ne sont plus, revenant nous hanter dans le silence des nuits, ont inspiré la foi en une vie ultérieure, et les âmes des rois ou des chefs redoutés ont été insensiblement élevées au rang de génies divins tenant entre leurs mains le sort des vivants. De manière que ces informes enfants de l’épuisement et de la nuit, qui, au réveil, nous inspirent dédain ou pitié, rire ou dégoût, auraient donné naissance aux religions, et que le sentiment religieux qui, d’après bon nombre de philosophes, est peut-être le seul caractère distinctif par où l’homme s’élève au-dessus de la bête, n’aurait pas d’autre origine. La religion, fille des ténèbres, la science, fille du jour : cette opposition de race ne suffirait-elle pas pour rendre compte de leurs conflits incessants, de leur antagonisme irréconciliable ?

CHAPITRE PREMIER
Les ouvrages de MM. Serguèyeff, Binz, Grote, Maudsley, Spitta

Notre ignorance en ce qui concerne le sommeil et les rêves. - M. Serguèyeff : l’organe du sommeil est le grand sympathique ; pendant la veille on accumule de la force, pendant le sommeil on en rejette l’excès. - M. Binz : le sommeil et les rêves sont les habitudes, les sensations organiques et la cérébration inconsciente. - M. Maudsley : tendances des idées à se combiner en manière de drames ; conditions qui déterminent l’origine et le caractère des rêves. - M. Spitta : dans le sommeil, abolition totale de la conscience ; dans le rêve, abolition de la conscience de soi seulement ; le Gemuth, c’est-à-dire le sentiment ou le cœur ne s’endort jamais ; pourquoi le rêve est illogique.

L’importance qu’on a toujours accordée aux songes ferait croire qu’on a dû de bonne heure en aborder l’étude, et qu’aujourd’hui l’on est arrivé à certaines notions exactes et définitives sur leur caractère et sur leurs causes. Il n’en est rien. Dans l’Antiquité, il n’y a guère lieu de mentionner sur ce sujet que quelques pages magistrales d’Aristote ; et, pour ce qui est des temps modernes, M. Maudsley [2] a pu tout récemment écrire ces lignes : "L’étude des rêves a été négligée, et cependant elle promettait d’être féconde pour un observateur habile et compétent qui l’entreprendrait avec zèle et méthode ; pour les médecins surtout, elle serait vraisemblablement pleine d’enseignement."

Quant à l’état actuel de la science relativement au sommeil, je n’ai pas assez d’autorité pour l’apprécier. Je me contenterai de citer sur ce point les paroles de M. Vierordt, dont la compétence est incontestable : "On ne peut songer, dit-il [3], à donner une théorie physiologique du sommeil. Pourquoi cette nécessité générale d’un affaiblissement périodique ou d’une suspension partielle des activités physiques et psychiques ? quelles sont les conditions tant corporelles que psychiques et, sans doute, très nombreuses, qui amènent le sommeil, préparent insensiblement le réveil ? quelles sont enfin les formes déterminées sous lesquelles les fonctions du dormeur se montrent en quantité et en qualité ? voilà toutes questions auxquelles il est impossible de répondre."

Ce n’est pas que, depuis quelque temps surtout, il n’ait paru beaucoup d’ouvrages sur le sommeil et les rêves. Sans parler des livres devenus classiques de M. Alfred Maury et d’Albert Lemoine, et pour m’en tenir aux deux dernières années, je signalerai un opuscule de M. Serge Serguèyeff [4] ; un travail de M. N. Grote, écrit en russe [5] ; un volume de trois cents pages de M. Heinrich Spitta, privat-docent à l’université de Tubingue [6] ; un ouvrage encore plus volumineux de M. Paul Radestock [7] ; une brochure de M. C. Binz [8] ; une autre de M. Paul Dupuy, professeur à la faculté de médecine de Bordeaux [9]. Sans doute je n’ai pas épuisé la liste, et j’en passe peut-être des meilleurs. J’aurais en outre à mentionner des traités de physiologie, de pathologie, etc., où le sommeil est l’objet de longs chapitres, qui pourraient former un volume séparé. C’est ainsi que M. Maudsley, dans l’ouvrage déjà cité, lui consacre près de cent pages, et que M. Stricker, professeur à l’université de Vienne, a fait suivre ses Leçons sur la pathologie générale et expérimentale [10], d’une espèce de cours de psychologie qui n’occupe pas moins de onze chapitres et qui, tout en ayant pour objectif la définition des maladies mentales, contient nombre de vues neuves et personnelles sur la nature des songes.

Je ne m’appesantirai pas longtemps sur le travail original, mais peu sérieux de M. Serguèyeff. L’auteur commence par établir que le sommeil est une fonction (?) essentiellement végétative, car il est nécessaire à tout ce qui vit, et il a pour but de maintenir l’organisme dans son état normal. Il y a donc à découvrir trois choses : 1° l’aliment, objet de la veille et du sommeil ; 2° l’organe ; 3° le mécanisme.

Un aliment n’est pas nécessairement une matière tangible et pondérable ; rien n’empêche de conjecturer que l’objet de la veille et du sommeil est une forme éthérée, sthénique ou dynamique. Qu’entend par là M. Serguèyeff, c’est ce qu’il m’a été impossible de comprendre. Il me fait d’ailleurs l’effet de n’avoir sur l’éther, le mouvement, la force et la matière, que des notions confuses et contradictoires.

Quant à l’organe du sommeil, ce doit être probablement le grand sympathique. Car, d’un côté, on ne connaît pas le siège de cette fonction, et, de l’autre, on ne connaît pas la fonction de cet appareil. La conclusion n’est pas de la dernière évidence. Mais l’auteur, et avec raison, ne se contente pas de ce simple argument logique. Il rappelle que la section du grand sympathique donne lieu à des phénomènes caloriques que l’on ne peut attribuer aux modifications ainsi introduites dans la circulation du sang, et dont l’explication n’est pas encore trouvée. Or l’augmentation de chaleur s’expliquerait aisément par l’arrêt d’un mouvement végétatif et centripète ; pendant la veille on accumulerait de la force, pendant le sommeil on en rejetterait l’excès. C’est juste le contraire de ce que l’on pense communément. Je ne suis pas physiologiste et ne puis discuter les déductions de M. Serguèyeff. J’aurais seulement voulu savoir - et c’est ce que j’attendais toujours comme argument final - jusqu’à quel point les animaux dont on sectionne le grand sympathique, perdent le sommeil ; si par exemple, ce chien chez lequel, après dix-huit mois, le surcroît de chaleur était encore appréciable, n’avait pas dormi de tout ce temps à peu près comme à l’ordinaire.

La tentative de M. Serguèyeff, bien que je la regarde comme stérile, me paraît propre à faire voir de quelle profonde obscurité le problème physiologique est entouré. Cet écrivain a certainement pris à cœur son sujet ; il s’est livré à de nombreuses recherches, et, doué d’une tournure d’esprit ingénieuse, il a visé à sortir des sentiers battus. À tous ces titres, quoi que je pense du résultat de ses efforts, je ne puis qu’y applaudir.

Je n’ai pas lu l’opuscule de M. Binz. J’en ai vu un compte-rendu dans la Berliner klinische Wochenschrift. M. Böhm, dans les Philosophische Monatshefte, en dit beaucoup de bien. Se fondant sur ce fait que l’opium, le hachisch, l’éther, etc., produisent des états analogues au rêve et au sommeil, M. Binz conclut que ces phénomènes sont de nature pathologique et proviennent d’un trouble de l’activité psychique. Il m’est assez difficile de comprendre qu’on puisse qualifier d’état pathologique et attribuer à un trouble quelconque un phénomène aussi universel, aussi constant, aussi bienfaisant que le sommeil naturel, accompagné ou non de rêves. Mais je m’arrête, de peur de fausser complètement la pensée de M. Binz.

J’ai lu l’opuscule de M. Dupuy. J’y ai vu la relation intéressante de quelques-uns de ces phénomènes auxquels M. Maury a donné le nom d’hallucinations hypnagogiques, et la critique de quelques théories sur le sommeil. Cette dernière partie est très superficielle, mais elle est, il est vrai, sans prétention.

Je ne dirai rien de l’ouvrage de M. N. Grote. Je n’en connais que les conclusions - formulées dans la Revue philosophique [11] par M. A. H. Elles sont assez intéressantes pour que je les reproduise. "Les excitations sensorielles subjectives sont prises pour des réalités, à cause de l’absence du contrôle des sens et de l’intelligence. Les facteurs des rêves sont principalement les réminiscences, les habitudes, les impressions reçues par les sens, et les sensations organiques, qui accompagnent le processus végétatif pendant le sommeil, - et de plus la “cérébration inconsciente”, ou le travail automatique de certaines parties du cerveau moins fatiguées ou plus excitées, qui fournissent inopinément des images fantastiques, des combinaisons grotesques de représentations fragmentaires, mêlées au hasard, comme les figures d’un kaléidoscope. Cependant il y a toujours un lien plus ou moins évident entre les idées qui se suivent, parce que le sommeil n’abolit pas les lois de l’association des idées, et que celles-ci continuent à s’évoquer par ressemblance ou par contraste, ou en conformité du rapport réciproque de cause et d’effet, de but et de moyen, exactement comme cela a lieu chez les aliénés, chez qui certaines parties du cerveau imposent leur activité à la conscience, et l’accaparent si bien, qu’elles offusquent les impressions sensorielles objectives, qui pourraient remettre le travail psychique sur la bonne voie." Ce passage me semble exprimer très bien l’état actuel de la science sur la question.

Je porterai un jugement identique sur les deux chapitres substantiels où M. Maudsley s’occupe, du sommeil et de l’hypnotisme. J’y relèverai cette assertion assez singulière [12] que les idées ont "une tendance naturelle à s’arranger et à se combiner en manière de drames, quoiqu’elles n’aient pas entre elles d’associations connues, ou même qu’elles soient tout à fait indépendantes, voire imposées." Bien mieux, elles auraient, d’après lui, "une faculté d’agencement constructive, grâce à laquelle les idées ne seraient pas seulement rassemblées, mais donneraient naissance à de nouveaux produits." C’est esquiver un peu trop cavalièrement les difficultés relatives à la puissance dramatique et créatrice du rêve. Mais force est bien souvent, dans un pareil sujet, de se contenter de mots, et M. Maudsley lui-même n’est pas dupe des explications entortillées qu’il donne sur les phénomènes singuliers de ressouvenance que nous présentent les rêves : "Quelle qu’en soit la valeur, dit-il [13], c’est là un fait indiscutable."

Un résumé tout particulièrement nourri, c’est celui où il énumère les conditions qui déterminent l’origine et le caractère des rêves. Il les classe sous six chefs : 1° L’expérience antérieure soit personnelle, soit ancestrale, où les éléments du songe sont presque toujours puisés ; 2° les impressions sur l’un ou l’autre sens qui est resté plus ou moins éveillé ; 3° les impressions organiques, ayant leur origine dans l’état des viscères, de la circulation, de la respiration ou des organes génitaux ; 4° la sensibilité musculaire qu’affecte la gêne résultant de la manière dont on est couché ; 5° la circulation cérébrale ; et 6° la condition du système nerveux bien entretenu ou épuisé, neuf ou émoussé, excité par un sang pauvre ou par un sang riche, etc.

M. Maudsley, d’ailleurs, ne s’est occupé des états de sommeil et de rêve qu’incidemment et au point de vue de l’analogie qu’ils présentent avec l’aliénation mentale. Il n’en a pas moins abordé avec une grande netteté de vues plusieurs des questions qu’ils soulèvent et fait sentir l’insuffisance de nos connaissances sur ce point.

M. Spitta s’est proposé de démontrer que les phénomènes de raison, de rêve, d’hallucination, se lient par des gradations nombreuses et délicates, qu’ils rentrent en partie l’un dans l’autre et sont soumis aux mêmes lois psychologiques. Son ouvrage est écrit avec une verve pleine de jeunesse et de poésie, ce qui nuit quelque peu à la précision qu’on réclame d’un traité scientifique. Au moment où l’on s’attend à une déduction, on tombe sur une description colorée et abondante qui captive agréablement, mais qui n’apprend pas grand’chose - et ces sortes de surprises se renouvellent trop souvent. En dépit de cet aimable défaut, je ne voudrais pas porter sur ce livre un jugement aussi sévère que le fait M. Böhm dans la revue précitée. On y trouve de l’érudition, de fines analyses, d’ingénieuses remarques.

Ce qui, d’après M. Spitta, caractérise le sommeil profond, c’est la disparition absolue de la conscience. Quand on rêve ou qu’on est en état de somnambulisme, on a la conscience, mais non pas la conscience de soi, qui est l’apanage de l’état de veille. C’est ce critère, malheureusement trop élastique, qui lui sert à démontrer comment les rêves sont d’ordinaire bizarres et incohérents, pourquoi ils ne provoquent pas d’étonnement chez le dormeur, pourquoi, s’ils sont criminels, ils ne sont accompagnés ni de honte ni de remords. C’est par l’absence de conscience de soi qu’il explique l’assurance et l’adresse du somnambule à marcher sur les toits, les phénomènes extatiques et le doublement de la personnalité qui, dans nos rêves, nous fait, par exemple, attribuer à autrui nos propres pensées.

Il est un autre deus ex machina qui joue, dans le livre de M. Spitta, un rôle tout aussi important. C’est le Gemüth, expression difficile à rendre en français, mais qui, dans le cas présent, peut se traduire à peu près convenablement par le sentiment ou le cœur.

Le cœur ne dort jamais. Le cœur est le plus grand ennemi du sommeil et, quand il se met de la partie, il n’y a plus place pour le repos. Du moment que le cœur n’est pas affecté, vacarme, lumière, activité, projets, rien ne met obstacle au sommeil. Mais, s’il est ému, comme par exemple, lorsqu’on est préoccupé de l’idée qu’on doit se lever à une heure déterminée, le sommeil est léger, et un rien suffit pour l’interrompre. La mère, sourde à tous les autres bruits, se réveille au moindre mouvement de son enfant. Les rêves qui donnent prise au souvenir, sont ceux qui ont excité vivement notre sensibilité. Le souci, une mauvaise conscience nous tiennent éveillés ; tant est grande la prépondérance du Gemüth sur la raison qui voudrait, mais en vain, rappeler le sommeil.

Le rêve "est la projection au dehors, involontaire et consciente, d’une série de représentations de l’âme pendant le sommeil, projection qui fait que, pour le dormeur, elles prennent l’apparence de la réalité objective." La suite et l’enchaînement des images entre elles y obéissent aux lois de l’association et de la reproduction des idées, mais non à la loi de causalité [14] : le rêve est illogique. Quant à la question posée par Descartes : À quel signe peut-on distinguer l’état de veille de l’état de rêve ? M. Spitta la déclare "imaginaire et hypothétique" [15]. Peut-être jugera-t-on que ce n’était pas là précisément une réponse.

Dans la veille, notre monde est aussi celui des autres ; dans le sommeil, il nous est propre ; l’activité centripète subit un arrêt ; la formation des idées est fréquemment interrompue, et, comme la conscience de soi n’est pas là pour la diriger et que l’élaboration des impressions extérieures par l’intelligence est naturellement imparfaite, sinon nulle, on voit sans peine pourquoi les rêves sont obscurs, déréglés, sans liaison. Il est même étonnant que nous ayons parfois des rêves logiques. Ceux-ci doivent être particuliers à ces esprits chez qui c’est une habitude prise d’enchaîner toujours logiquement leurs pensées [16].

CHAPITRE II
L’ouvrage de M. Radestock

Deux formes de la reproduction : le souvenir et l’hallucination ; entre les deux une simple différence de degré. Critique. - Définition du rêve : c’est la continuation pendant le sommeil de l’activité de l’âme. Critique. - Causes du sommeil : l’explication physiologique est encore à trouver ; dans le sommeil, pas de simple conscience, mais abolition de la conscience de soi. Critique de la notion de conscience : conscience du non-soi. - Les éléments du rêve. - Différences entre le rêve et la pensée éveillée : 1. Le rêve est mobile et changeant ; 2. le rêve est vif et exagéré ; 3. le rêve est en dehors de la volonté ; 4. le rêve crée de nouvelles combinaisons. - Dédoublement du moi ; explication de ce phénomène. Critique : le dédoublement est au fond un détriplement du moi. - L’illusion du rêve ; explication. Critique. - Le rêve, la folie, la rêvasserie : "Personne ne pourrait dire exactement où la raison finit et où la déraison commence". Critique.

L’ouvrage de M. Radestock, qui a paru peu de temps après celui de M. Spitta, est conçu dans le même esprit ; mais l’auteur insiste davantage sur le côté physiologique de la question, et emploie un grand nombre de pages à faire ressortir l’importance des rêves pour la psychologie des différentes peuples

Ce livre, dédié au professeur Wundt, est intéressant, plein de faits, écrit avec méthode et clarté, facile à lire ; mais il n’est pas non plus exempt de hors-d’œuvre.

Il comprend dix chapitres. Le premier s’occupe de l’influence du sommeil et des rêves tant sur les individus que sur les nations. On y trouve rassemblées les diverses opinions émises sur les songes par les anciens et les modernes. "Ils constituent un facteur capital dans la croyance en l’immortalité de l’âme", et leur rôle dans l’histoire politique est loin d’être à dédaigner : il suffit de citer les oracles de Delphes, les visions d’un Mahomet, les hallucinations d’une Jeanne d’Arc.

Dans le chapitre suivant, M. Radestok rapporte les définitions nombreuses que les poètes et les philosophes de tous les siècles ont données des songes ; puis il expose ses vues sur la nature de l’union de l’âme et du corps "qui ne sont que deux différents aspects d’un seul et même être", et il en conclut que, dans l’étude du sommeil et des rêves, il ne faut pas s’attacher exclusivement aux phénomènes psychiques en négligeant les phénomènes corporels.

Le troisième chapitre est consacré à la faculté reproductrice "normale et anormale". Tout change dans la nature, l’âme aussi bien que le corps. Mais le passé se trouve relié au présent par la mémoire. La reproduction peut prendre deux formes : selon que l’image renouvelée est moins vive ou aussi vive que l’image originelle, il y a souvenir ou hallucination (illusion). La reproduction a sa racine dans l’association des idées, dont les lois sont bien connues : loi de la ressemblance, du contraste, de la coexistence et de la succession. Suivant en cela l’exemple de la plupart des psychologistes, M. Radestok ne s’enquiert pas du principe dernier de ces lois. Les idées ne font pas que se succéder l’une à l’autre, parfois elles se lient entre elles et s’agglutinent, de même que les sensations s’entrelacent. C’est ainsi que l’image de la cognée, en rappelant celles de bois et de charpentier, et en s’unissant à elles, fournit l’image composée d’un homme occupé à fendre du bois. La différence entre le souvenir et l’hallucination dépend de la force de l’excitation ; de l’un à l’autre il y a tous les passages imaginables. L’hallucination est une reproduction dont l’éclat est comparable à celui de la réalité. Le principal facteur de l’illusion est donc nécessairement l’exaltation de l’excitabilité du système nerveux central.

Je note, en passant, que cette explication n’en est pas une : c’est une pure hypothèse. L’inconnu ne petit servir à élucider l’obscur. J’ajouterai que la conclusion ne découle pas rigoureusement des prémisses : l’illusion pourrait provenir de l’affaiblissement du système nerveux périphérique. Quant à la définition de l’hallucination, elle a un côté vrai, mais elle est certainement incomplète. L’exemple cité par l’auteur à l’appui de sa thèse, est propre à montrer cette insuffisance. Brierre de Boismont parle d’un peintre qui savait faire le portrait ressemblant d’une personne qu’il n’avait vue qu’une seule fois. Le nombre de fois importe peu d’ailleurs. Je demande si l’artiste qui voit de souvenir une personne absente avec une vivacité telle qu’il peut en reproduire exactement les traits, est sous l’empire d’une hallucination. Évidemment non. Il faut encore autre chose : il faut que le sujet soit le jouet d’une illusion et qu’il attribue à l’objet qui est tout en lui une existence extérieure et présente, alors même que sa raison lui dit qu’il est dans l’erreur.

M. Radestock est ainsi amené à passer rapidement en revue les divers excitants du système nerveux : la pomme épineuse, la belladone, le hachisch, etc., puis le jeûne et les altérations des organes des sens. Immanquablement, dans cette matière difficile, les mots prennent assez souvent la place des idées, et les nerfs et les cellules, le cerveau et la mœlle, pour ce qu’on en connaît, interviennent plus que de raison. Malgré cette critique, je me plais à déclarer que toute cette partie de son livre contient des résumés sobres et substantiels.

Nous voici enfin arrivés à la définition du rêve : c’est la continuation pendant le sommeil de l’activité de l’âme.

Aristote a dit : Le rêve, c’est proprement l’image produite par les impressions sensibles quand on est dans le sommeil et en tant qu’on dort [17]. Cette définition est infiniment préférable et je dirai de plus qu’elle n’a pas été dépassée. Entendre faiblement le chant du coq quand on dort, ce n’est pas rêver, dit le Stagyrite, car cette audition est le fait de l’âme qui veille et non de l’âme qui est endormie. Rien de plus juste. Toute activité de l’âme pendant le sommeil n’est donc pas nécessairement un rêve ; je ne rêve pas quand vers le matin, bien qu’encore endormi, j’entends obscurément les bruits de la maison ou de la rue ; mais je rêve si je crois assister à une conversation qui n’a pas lieu. Il résulte de là que la définition du rêve est subordonnée à celle du sommeil. Je reviendrai plus loin sur ce point important.

C’est précisément du sommeil, de ses causes et de ses particularités que traite le chapitre suivant. A propos des causes qui le favorisent ou le provoquent, telles que la tranquillité, la position du corps, etc., M. Radestock cite les expériences qui contredisent la théorie de M. Preyer. Ce savant a prétendu que le sommeil était dû à la présence dans l’organisme d’une matière d’épuisement, analogue à l’acide lactique et produite par la fatigue. Il a, en conséquence, étudié les effets de l’ingestion de cette dernière substance sous la peau ou dans l’estomac, il a cru constater qu’elle amenait la somnolence. Il paraîtrait, d’après M. Lothar Meyer, que ces effets sont loin d’être constants.

Quant à une explication physiologique du sommeil, l’auteur affirme qu’il n’en existe pas, et il n’essaie pas d’en donner. Il se contentera d’exposer ses effets physiologiques. Ils sont assez connus pour que je les passe sous silence.

Ses effets psychologiques sont bien autrement controversés. Certains auteurs veulent que, pendant le sommeil, la conscience soit supprimée ; d’autres, qu’elle subsiste. L’illustre Fechner a sur ce point une opinion tout à fait originale. D’après lui, au moment où l’on s’endort, la conscience atteint son point de nullité, et elle prend, quand on est endormi, une valeur négative. J’ai, autre part [18], suffisamment critiqué les sensations négatives telles que les a définies le père de la psychophysique, pour n’avoir pas besoin d’insister sur la notion plus étrange encore d’une conscience négative. M. Radestock, en vue de trancher la question, distingue, ainsi que M. Spitta, la conscience de soi de la simple conscience. La première est supprimée, mais non la seconde ; car toute représentation est nécessairement consciente, sans quoi ce n’est qu’une simple disposition (Wundt).

Pour ma part, je ne suis jamais parvenu à me faire une idée nette de ce que l’on entend par la conscience de soi en tant qu’opposée à la simple conscience. Je comprendrais beaucoup mieux l’expression conscience du non-soi. je désignerais ainsi la faculté, indispensable à tout être sensible, en vertu de laquelle il attribue à une chose en dehors de lui la cause de ses affections. De cette façon, on distinguerait dans les phénomènes qui se passent en nous, ceux dont on n’a pas conscience, ceux dont on a conscience, et ceux qui sont accompagnés de la conscience du dehors. Mais le moment n’est pas venu d’insister sur le principe de cette distinction.

Il n’y a pas une opposition complète entre la veille et le sommeil. Dans le sommeil, les activités psychiques sont ralenties, mais non anéanties. En fait, quelques vives que soient les images de nos rêves, elles sont plus obtuses et plus obscures que celles de la veille. On peut donc formuler cette conclusion : dans le sommeil profond, de même que les fonctions organiques et végétatives sont déprimées, de même l’activité psychique est réduite à un minimum sans être pour cela totalement suspendue.

Le cinquième chapitre de l’ouvrage de M. Radestock a pour objet les éléments du rêve. C’est l’un des meilleurs et des plus complets. Il y examine les effets des impressions sensorielles et organiques et les transformations qu’elles subissent dans les rêves, ainsi que le rôle que vient y jouer la mémoire. Cependant, comme je n’y relève aucune idée réellement neuve, l’analyse que j’ai faite plus haut de la partie du livre de M. Maudsley, où est traité le même sujet, me dispense de m’y arrêter davantage. Il y aurait pourtant bien des études intéressantes à faire dans cette direction. Il n’est pas douteux que beaucoup de nos rêves ne sont que la dramatisation des impressions ressenties pendant le sommeil. Ainsi, les personnes qui, accidentellement ou habituellement, éprouvent une gêne dans la respiration, rêvent couloirs étroits ou plafonds écroulés, caveaux ou catacombes, presse dans la foule ou timons de charettes enfoncés dans la poitrine, en un mot, toutes scènes où l’on suffoque et où l’on manque d’air. Le rapport est apparent. Or, si l’on poursuivait ces rapprochements, on arriverait, selon toute probabilité, à une classification physiologique des rêves et, du même coup, à une classification des drames réels au point de vue de leur action sur notre organisme par l’intermédiaire de l’esprit [19].

Le chapitre qui suit a pour but de spécifier la différence qu’il y a entre le rêve et la pensée éveillée. C’est là, je l’ai déjà dit, un point de la plus haute importance, et ce devrait être l’un des pivots de toute théorie des rêves et du sommeil. M. Radestock le traite avec son érudition et sa finesse habituelles. Bien que le problème puisse, ce semble, être serré de plus près, néanmoins les pages où il le discute, sont presque toutes excellentes, pleines de remarques justes, sinon profondes, et forment un tout très satisfaisant et bien enchaîné. J’avoue en avoir rarement lu qui m’aient fait plus de plaisir. Ajoutons que la pensée y est toujours claire, limpide et exprimée en un style simple, facile et naturel.

Le rêve est mobile et changeant. Rien de plus commun que d’y voir un chat se transformer en fille, un arbre, en église. Pourtant - je tiens à le dire dès maintenant - j’ai des scrupules au sujet de ces prétendus changements. Je me demande si ce sont là de véritables métamorphoses. Quand vous racontez ces sortes de rêves, vous ne dites jamais que le chat se changea en jeune fille, l’arbre en église, vous vous exprimez autrement, par exemple : je jouais avec un chat, mais un moment après, ce n’était plus un chat, c’était une jeune fille. Ou bien : j’étais d’abord sous un arbre, mais sans que je sache comment, je me trouvai ensuite au milieu d’une église. Or, dans mon opinion, vous avez d’abord rêvé d’un chat, puis d’une jeune fille, et c’est votre esprit qui, soit pendant le sommeil, soit le plus souvent au réveil, pour s’expliquer à lui-même la continuité de certaines autres parties du rêve, suppose une transformation que vous n’avez pas expressément constatée. En fait, il y aurait simple substitution d’une image à une autre, sans changement interne et progressif. Mais, pour l’instant, c’est assez de ces quelques mots.

Le rêve, continue M. Radestock, est plein de vivacité et d’exagération. D’où cela peut-il provenir, sinon d’un changement dans la circulation du sang, qui exalte l’irritabilité du système nerveux central ? Encore une hypothèse en lieu et place d’une explication. L’auteur ajoute cependant que les sentiments éprouvés dans le sommeil n’ont jamais l’intensité de ceux qui nous agitent pendant la veille. On meurt de joie ou de peur ; mais il n’y a pas d’exemple de songes qui aient donné la mort [20]. Outre que, si le fait se produisait, il ne serait pas facile de le vérifier, je crois que cette restriction s’appliquerait plus exactement aux images du rêve elles-mêmes, dont, d’après moi, la vivacité est toute relative.

Le rêve se déroule en dehors de toute intervention de la volonté. Vraie, en thèse générale, cette proposition est peut-être trop absolue. Je rêvais un matin d’un de mes amis, marié depuis longtemps, mais seulement par devant l’autorité civile. Je ne sais pour quel motif, dérogeant à ses principes, il crut devoir enfin - ceci est mon rêve - faire bénir son union par le prêtre. À cette occasion il devait y avoir un cortège. Cette nouvelle avait mis en l’air toute la commune. Curieux autant que les autres, je me rends à l’église ; je tenais surtout à voir la mine du mari. Je perce la foule et parviens à me faufiler au premier rang. Cependant le cortège ne venait pas. En attendant, je pensais à mille choses, pour tuer le temps. L’impatience me gagnait ; j’avais la sensation distincte que j’allais me réveiller ; j’entendais les bruits matinaux de la maison ; mais voulant à toute force assister au défilé de ce cortège original, je faisais des efforts pour me rendormir et terminer mon rêve, comme rêve. Ils n’aboutirent pas. Je me réveillai, bien malgré moi, sans avoir pu satisfaire ma curiosité.

Ce rêve me semble propre à confirmer ce que j’ai énoncé plus haut. La conscience de soi est le sentiment explicite de la réalité comme telle ; de sorte que, dans le sommeil, il y aurait toujours de la conscience, à un degré si faible qu’il puisse être ; car il n’est pas à croire que jamais l’on soit absolument séparé de la réalité.

Le rêve est le créateur de nouvelles combinaisons ; mais ses produits ont rarement quelque valeur. Presque toujours ses inventions sont de pures inepties, comme celle de l’insensé. Il y a donc, dans le sommeil, affaiblissement de la faculté de juger et de raisonner. On trouve tout naturel que des hussards fassent l’exercice sur la crête d’un toit ou qu’on traverse les Alpes à la suite d’Annibal. Ces étrangetés reposent, d’après M. Radestock, sur des associations et des assimilations spontanées, où la loi de ressemblance a la plus grande part, ainsi que le lien qui unit certaines impressions corporelles aux idées qu’elles éveillent ordinairement.

Souvent aussi, dans les rêves, se manifeste le phénomène connu sous le nom de division ou de dédoublement du moi : on attribue à un autre ses propres idées et ses propres sentiments. Aux exemples déjà connus, je désire en joindre deux autres extrêmement complets sous tous les rapports.

Un soir, dans une réunion d’amis, entre autres sujets de conversation, je mis sur le tapis cette question de dédoublement de la personne. Je racontai le singulier cas de Van Goens qui, étant écolier et ayant l’ambition de rester toujours en tête de sa classe, rêva un jour que le maître lui proposait une phrase latine à traduire. Van Goens n’en sortait pas ; mais ce qui le tourmentait par dessus tout, c’était de voir un de ses condisciples faire des signes indiquant qu’il avait saisi le sens. Le maître dut finir par interpeller cet élève qui traduisit le passage sans faute et de cette façon conquit la première place. Il se trouve ainsi que le rêveur était à la fois incapable et capable d’interpréter un texte donné. Ce rêve fut l’objet de certains commentaires ; puis on parla d’autre chose.

Notre conversation se tenait vers l’époque où l’on s’intéressait vivement aux menaces - réalisées plus tard - que depuis un certain temps l’Etna faisait entendre. Or cette même nuit, dans un rêve, mon ami le professeur Spring - qui a la spécialité des rêves ingénieux - se mit en tête de rechercher un moyen d’annoncer les éruptions plusieurs jours à l’avance. Déjà l’on peut aujourd’hui prédire dans une certaine mesure les tempêtes et en décrire la marche probable, pourquoi n’essaierait-on pas d’en faire autant pour les phénomènes volcaniques ? Le rapprochement en lui-même avait du bon. Mais M. Spring avait beau se creuser la cervelle, il n’en tirait rien. Alors il s’avise d’aller consulter sur ce point un savant de sa connaissance, il ne sait plus lequel. Il se rend chez lui, l’y trouve, et lui communique son embarras. L’ami saisit tout de suite l’idée et à l’instant lui fournit la solution cherchée. Il ne s’agirait que d’enfoncer de distance en distance dans le sol, des aiguilles thermo-électriques reliées entre elles et avec une station thermale, pour être averti de l’approche des courants de lave. M. Spring approuva fort l’invention et rentra chez lui émerveillé de la facilité de conception de son ami le savant.

C’est le même cas que celui de Van Goens : l’ignorant crée en rêve un savant qui sait ce que lui-même ne sait pas.

Voici comment M. Radestock explique cette singularité.

D’après lui, elle est due à l’affaiblissement d’un des éléments de la notion du moi. La conscience de soi comprend la réunion et l’attribution à un même sujet d’un certain nombre d’idées, de sentiments, de volitions et de souvenirs, et, de plus, l’attention et l’aperception active. Or, dans le sommeil, ce dernier facteur est annulé, et il ne reste que le premier. L’homme alors ne sent plus son moi que d’une manière restreinte, il ne se regarde plus comme l’unique soutien de ses idées, et il en rapporte une partie à des êtres étrangers.

C’est là, me paraît-il, plutôt une description qu’une explication du fait. Quant à moi, je suis assez tenté d’y voir tout simplement la dramatisation de cette habitude de la pensée de se manifester sous forme de dialogue. Au moment où j’écris, je cause avec un lecteur fictif et je lui attribue des objections et des doutes, lorsque je ne crois n’être pas clair ou que moi-même je doute. Or je pourrais tout aussi bien prendre son rôle, et mettre dans sa bouche les réponses et les solutions. Voici un fait qui vient à l’appui, je dirai plus, qui donne un très haut degré de probabilité à cette manière de voir.

Un excellent bourgeois de mes amis, qui, s’intéressant aux questions de psychologie, veut bien me rendre compte parfois de ses rêves, était sur le point de se faire bâtir une maison. Ignorant autant qu’une carpe en fait d’architecture, il en avait néanmoins fait lui-même le plan de distribution, et, comme M. Pencil, l’un des héros de Töpffer, il remarquait tous les jours avec plus de plaisir qu’il en était content. Ce plan réussissait, à ce qu’il paraît, toutes sortes de qualités difficilement conciliables : il était original et rationnel, pratique et artistique ; bref, c’était un chef-d’œuvre. L’auteur de cette huitième merveille se promenait à toute heure du jour dans ses projets d’appartements, approuvant leurs combinaisons, louant leur disposition, se pâmant en leur ordonnance. Une de ses récréations favorites, c’était de s’imaginer qu’il faisait voir cette demeure à des visiteurs capables de sentir le vrai beau, et il se rengorgeait en recevant les éloges que ne manquaient pas de leur arracher à chaque pas les aménagements si profondément calculés de cet incomparable édifice. Sa naïve vanité brodait sur ce thème des variations à l’infini.

Un jour, étendu mollement dans un fauteuil, il commença dans sa tête un petit drame. Des revers de fortune le forçaient à vendre cette maison - qui, notez-le bien, n’était pas encore sortie de terre. Un amateur se présentait, et voilà qu’il le faisait voyager d’étage en étage jusqu’au grenier, puis redescendre dans le sous-sol, ne lui épargnant la visite d’aucun des recoins de sa propriété. Comme tous ceux qui avaient eu avant lui la faveur d’être introduits dans le sanctuaire, l’amateur était émerveillé et laissait échapper à chaque détour des signes d’une approbation sans réserve. Sur ces agréables pensées, mon ami se laisse aller au sommeil, et brusquement voilà les rôles qui s’intervertissent. C’est lui maintenant qui se trouve en face d’un propriétaire obligé de louer ou de vendre, c’est lui qui est enchanté des agréments sans nombre de cette savante habitation et qui marche de surprise en surprise et passe de l’étonnement à l’admiration, de l’admiration à l’extase. Et il ne faut pas oublier un dernier détail. Notre bourgeois, transformé en visiteur, ne connaissait nullement la maison qu’on lui montrait, et néanmoins c’était bien celle dont il avait dressé le plan et dont un autre lui expliquait les avantages.

Cette observation est caractéristique et jette les plus vives lumières sur le phénomène dit du dédoublement du moi. Essayons donc de pénétrer jusqu’à la racine de cette sorte de manifestation. Je me mets pour un instant à la place de mon ami, et je vais tâcher d’analyser ce qui se passera en moi à l’état de veille.

Je vais et viens dans ma maison projetée ; mais ce moi qui admire n’est évidemment pas le moi réel qui habite pour le moment une maison en pierres et en briques et qui est assis sur une chaise au coin de son feu. Ce moi vagabond est un dédoublement du moi sédentaire qui le suit partout des yeux dans sa promenade et qui est témoin de ses ravissements. Je me vois arpentant les pièces, montant et descendant les escaliers, ouvrant les portes et les armoires. En somme, je conduis un alter ego, un autre moi-même, à travers le bâtiment futur, comme j’y conduirais un étranger.

Et, même, en examinant la chose de plus près encore, cet être fictif, cet être vague et indéterminé, à qui mon imagination fait parcourir une maison idéale, je puis tout aussi bien en faire un étranger. Mais, quel que soit le caractère dont il me plaise de le revêtir, c’est au fond une émanation du moi, c’est en réalité moi-même.

Il y a plus : il peut y avoir détriplement du moi. Une seconde émanation du moi peut suivre l’étranger dans sa visite, et voilà la maison peuplée de deux êtres. Je pourrais en continuant de la sorte, y introduire un nombre indéfini de personnes. L’étranger serait, par exemple, accompagné d’un ami à qui il communiquerait ses impressions ; j’assisterais à leur entretien et je pourrais encore imager sans peine des complications telles que celle-ci : qu’ils parlent une langue étrangère dont ils ne me supposent pas la connaissance, mais qui m’est tout aussi familière qu’à eux-mêmes. Pour plus de simplicité, tenons-nous-en au détriplement. Des deux personnages que j’ai mis dans la maison, l’un porte le nom de moi, l’autre celui d’un non-moi. Ce dernier est censé n’avoir encore rien vu, le premier lui fait voir tout. Or, de ces deux individus, y en a-t-il un qui soit de préférence le vrai moi ? Évidemment, ils sont moi l’un au même titre que l’autre. De deux émanations du moi, l’une peut donc savoir, l’autre ignorer une même chose. Il n’y a en cela aucun mystère, si ce n’est cet éternel mystère qui enveloppe tous les phénomènes de l’âme.

Ai-je besoin maintenant de revenir au sommeil ? Qui ne voit que, dans le sommeil, ce qui se passe toujours est un dédoublement du moi, puisque le moi réel dort "tout nu dans son lit", et que le moi du rêve est un autre que celui-là, éveillé, habillé, parlant et gesticulant ? Et quant au phénomène qu’on a qualifié de dédoublement, c’est, en dernière analyse, un détriplement du moi. Mais, comme il ne peut exister deux moi en face l’un de l’autre, l’un des deux moi fictifs est nécessairement altruisé, si je puis forger cette expression. L’amateur et le propriétaire étaient bien le même moi. Dans la vie ordinaire, sans doute, le moi est le propriétaire ; mais, dans la vie d’imagination, il n’y a rien d’étrange à ce que ce soit l’amateur.

Cette altruisation est une opération des plus communes, et elle peut être plus ou moins complète. Quand je me rappelle mon enfance, je m’altruise en un enfant ; quand je me rappelle mon ignorance d’alors, je m’altruise en un ignorant. Et tenez, - car tout psychologiste est obligé de faire l’aveu même de ses faiblesses s’il croit par là jeter du jour sur quelque problème obscur - je viens encore de m’altruiser : le bon bourgeois, c’est moi.

Il m’arrive comme à tout le monde, surtout le soir, de m’endormir au milieu d’une lecture. J’ai observé maintes fois qu’au moment du passage de la veille au sommeil, le lecteur fait chez moi place au conférencier et que je me figure exposer le contenu du livre devant un auditoire plus ou moins nombreux. Bientôt j’y entrelace mes propres idées, et enfin, des non-sens. Voilà un phénomène qui est l’inverse de l’altruisation.

Du reste, quel rôle le lecteur joue-t-il au juste quand il lit ? Entend-il que l’auteur lui parle ou bien fait-il lui-même la lecture pour autrui ? Ce petit problème assez curieux, j’ai essayé souvent de le tirer au clair sans y réussir.

Dans tout le cours de ce sixième chapitre, M. Radestock nous signale ainsi un à un, les caractères particuliers qui distinguent les rêves des idées objectives. Il parle, par exemple, de la notion de causalité dans le rêve, de l’immortalité du rêve, et, à ce propos, il examine jusqu’à quel point on peut être déclaré responsable de ce que l’on fait pendant son sommeil. Il fait remarquer combien habituellement, excepté chez les enfants, les songes sont fugitifs et laissent peu de prise au souvenir.

Après cela, il traite en deux pages de l’illusion dont les rêves nous font le jouet.

À cet égard, en effet, les rêves se distinguent des autres produits de l’imagination dont chacun constate sans peine l’inanité. Or, d’après moi, c’est un autre point capital, essentiel, fondamental de toute théorie du rêve, et l’auteur passe outre avec trop de légèreté. Ce n’est pas que, comme toujours, il ne dise d’excellentes choses, mais il ne dissipe pas tous mes doutes. Je lui laisse la parole.

À côté de la faculté de compréhension, la conscience en a une autre : la faculté non moins importante de la distinction. L’homme sépare ses représentations les unes des autres ; dans l’ensemble de ses activités psychiques, il distingue les groupes durables et les impressions particulières et variables ; il classe et ordonne ses idées d’après certains points de vue dans des cercles définis où il ne range que les semblables et d’où il écarte les dissemblables. Il sait aussi faire la différence entre les images de souvenir plus faibles et les sensations présentes qui sont plus fortes ; et, parmi ces dernières, entre celles qui sont fournies par son propre organisme et celles qui lui viennent du dehors. Par là, il apprend à opposer son propre corps aux choses extérieures qui viennent l’affecter, et son propre moi, en tant que somme des impressions corporelles et des activités psychiques, à d’autres êtres auxquels il accorde une réalité indépendante dans le genre de la sienne. Cela fait qu’il sait, dans l’état de veille et de santé, qu’un souvenir est autre chose qu’une intuition, et que, dans la plupart des cas, il peut discerner un produit de son imagination d’avec une chose existante, bien qu’il ne puisse pas toujours juger avec clarté de ce qui, dans toute représentation, est proprement objectif et de ce qui est proprement subjectif.

Mais, dans le rêve ou dans le délire, il en est autrement. Ici, continue l’auteur, l’exaltation de l’activité nerveuse centrale (n’est-ce pas vraiment dommage de voir des mots prendre la place d’une explication véritable ?) prête aux produits de la fantaisie une vivacité qui n’est d’ordinaire le propre que des impressions immédiates et qui annule l’activité de l’âme. Nous tenons pour vrai tout ce que notre imagination nous offre, le passé redevient présent, nous prenons nos espérances et nos désirs pour des faits, des monstres absolument impossibles pour des réalités. Parfois la même chose nous arrive quand, sans que nous dormions, nous nous laissons aller à être les dupes volontaires des mensonges de notre imagination. Mais ces cas sont rares "parce que les ressouvenances n’ont pas tout à fait la force des impressions immédiates et que nous possédons la faculté de nous orienter par le monde réel". Dans le sommeil, au contraire, nous ne recevons du dehors que des impressions affaiblies ; car, pour peu qu’elles s’accentuent, elles amèneraient le réveil ; elles sont incapables d’inviter la conscience à réagir ; et le rêveur, sans nouvelles du monde qu’il habite, s’en construit un autre de ses propres idées. D’où le dicton d’Héraclite rappelé plus haut, que, dans le sommeil, chacun a son monde à soi, tandis que, dans la veille, le même monde est commun à tous. Vers le matin seulement, à l’approche du réveil, nous redevenons sensibles aux choses extérieures, les activités supérieures de l’esprit se remettent en branle, et l’illusion s’évanouit.

J’ai reproduit ce passage presque tout au long. Comme on le voit, c’est fort bien dit ; quelques-uns penseront même qu’il n’y a rien à y ajouter ; et, pour ma part, la phrase que j’ai mise entre guillemets me paraît contenir le principe de la solution. Et pourtant j’insiste. Je suis ici devant ma table couverte de papiers et j’écris ces lignes que le lecteur a sous les yeux. Je ne pense pas être le sujet d’un rêve ; mais, comme le dit Descartes, j’ai parfois rêvé semblable chose, tout en me disant en plein rêve que je ne rêvais pas. Tout récemment je fais un rêve extrêmement compliqué, assez bien enchaîné, et très intéressant. Puis je m’avise tout d’un coup qu’il mérite d’être noté, et, toujours rêvant, je le consigne soigneusement sur une feuille de papier brouillard. Ne rêvé-je pas encore en ce moment que je l’écris sur papier ordinaire ?

On me dira que je puis m’orienter par le monde extérieur, ce qui est vrai ; le soleil brille, une brise rafraîchissante se joue dans le feuillage qui s’étale devant ma fenêtre ; au loin j’entends le roulement des voitures et la trompette d’un enfant qui m’écorche les oreilles - mais tout cela ne fait-il pas partie de mon rêve ? M. Radestock ne dit-il pas lui-même, et j’ai souligné les mots, que, dans la plupart des cas, on peut reconnaître les imaginations d’avec les images réelles ? Il y a donc des cas où on ne le peut pas. Ne suis-je pas dans un de ces cas ? et si cela se présente, ne fût-ce qu’une fois, d’où puis-je m’assurer que cela ne se présente pas toujours ? Dans une note, qui aurait dû figurer dans le texte, M. Radestock parle d’un étudiant polonais qu’il a connu dans une société scientifique. Cet étudiant a été somnambule, et aujourd’hui il lui arrive souvent en songe d’avoir la conscience que tout ce qu’il rêve n’est pas vrai, et néanmoins les images fausses ne s’en vont pas. J’ai connu des fous qui en étaient là. Comment cela est-il possible ? qu’est-ce donc que la conscience de la réalité ?

Je le répète, on peut, dans une certaine mesure, penser que M. Radestock a dit tout ce qu’il fallait dire, mais, sur ce point spécial, j’aurais désiré une analyse plus détaillée, plus rigoureuse et plus profonde.

Ce même défaut de profondeur, je le remarque encore dans le chapitre neuvième. Je ne dis rien des chapitres septième et huitième, où il s’agit principalement du somnambulisme et de la diversité des rêves, parce que cela m’entraînerait trop loin. Dans ce neuvième chapitre, l’auteur compare la folie et le rêve. "La folie est un rêve d’éveillé", a dit Kant. L’auteur ne fait guère que commenter cette définition ; il se livre à son goût pour les descriptions où, généralement, il réussit bien ; malheureusement il emploie beaucoup d’images, de métaphores et de comparaisons, qui ont bien leurs charmes, mais qui manquent de solidité. La comparaison doit éclaircir et confirmer l’explication, elle ne doit pas venir à sa place. Or, de comparaisons en descriptions, et de descriptions en comparaisons, M. Radestock est parvenu, tant il me fait voir de ressemblances et d’analogies, à embrouiller et si bien emmêler les choses que je ne sais plus où est la différence entre l’homme endormi qui rêve et le fou. Et pourtant personne ne s’y trompe : le fou n’est ni un dormeur ni un somnambule.

Le même défaut de précision se constate dans le dernier chapitre, qui traite de la rêverie et de la rêvasserie.

La conclusion de son œuvre, l’auteur la formule comme suit : "C’est par des dégradations nombreuses, mais continues et indivisibles, que la conscience éveillée passe à la conscience du sommeil et du rêve, et entre la santé et la maladie de l’âme on ne trouve en aucune façon une limite tranchée, mais il existe un grand domaine intermédiaire de troubles et de désordres. Personne ne pourrait dire exactement où la raison finit et où la déraison commence".

Fort bien ; mais tout mon être se révolte à cette conclusion qui confond toutes choses, et qui, en dernière analyse, supprime la raison et la chasse de l’univers. De ce qu’il y a des intermédiaires entre deux états opposés, il ne s’en suit pas que l’un soit l’autre. Entre la courbe et la ligne droite il y a toutes les transitions possibles, mais il n’y a qu’une ligne droite ; entre 0 et 1, il y a toutes les valeurs imaginables, mais aucune d’elles n’est le zéro ni l’unité.

CHAPITRE III
L’ouvrage de M. Stricker

Le savoir potentiel et le savoir vif ou actuel. - La faculté de projection ou d’extériorisation : l’image illusoire est toujours exclusivement personnelle. - Différences entre le rêve et l’hallucination ; l’illusion se produit quand l’excitation cérébrale qui donne naissance à l’image, se propage jusqu’aux nerfs périphériques. - De l’origine de l’idée de mouvement. - De la vérité de nos jugements : "Tout jugement a posteriori touchant le monde externe, qui est tenupourvraiàlafaçond’un jugement a priori, doit être considéré comme une aberration." Pas de criterium à l’égard des jugements portant sur l’expérience interne. - Origine des idées déraisonnables : la rupture des rapports entre les idées dominantes et une partie du savoir potentiel. - Les rêves sont dus à l’excitabilité du cerveau pendant le sommeil, les excitations du dehors s’entrelaçant dans les souvenirs ; ils font illusion parce que l’excitation interne se propage jusqu’aux nerfs périphériques, et que les excitations externes ne rappellent que les idées appropriées aux rêves. - De même la folie provient de l’absence de lien entre les idées et les perceptions. - Critique : l’illusion peut se produire quand les organes périphériques sont détruits. - Critique du caractère d’apriorité des jugements des fous : la certitude subjective accompagne nécessairement nos affirmations, nos négations et nos doutes. - La certitude scientifique est compatible avec le doute.

Jusqu’à présent, que je sache, M. Stricker n’a mis au jour aucun ouvrage de psychologie - et même les chapitres qui terminent ses Leçons de pathologie paraîtront à certains hommes du métier un pur hors-d’œuvre. Mais on ne peut que se féliciter de ce qu’en cette circonstance, le savant professeur a encouru le reproche de manquer à la règle de l’unité de sujet. Rarement il m’a été donné de lire des pages plus vives, plus nettes, plus originales sur des sujets en partis rebattus. M. Stricker est juif, comme Spinoza, comme Traube. Si je mentionne ce fait, c’est parce qu’il n’écrit pas comme la plupart des allemands. Son style est rapide et précis ; sa phrase, courte et incisive ; sa pensée, claire et saisissante ; sa pénétration, subtile et ingénieuse. Dans mon résumé, je suivrai l’ordre même des leçons du maître.

Distinguons entre le savoir potentiel et le savoir vif (actuel) [21]. À n’importe quel moment de mon existence, je ne puis penser qu’à une très faible partie de ce que je sais. Ce à quoi je pense, c’est le savoir actuel ; le reste appartient au savoir potentiel. Le savoir actuel est présent à la conscience, ce dernier mot étant pris dans son sens étroit et restreint. Quel est le siège de la conscience ? c’est là une question insoluble et, en partie, oiseuse. Il suffit que ce soit chose admise sans conteste que les fonctions de l’âme dépendent de celles du cerveau. Maintenant est-ce la cellule seule qui fonctionne psychiquement ? et les nerfs qui relient les cellules ganglionnaires n’agissent-ils que physiquement, c’est-à-dire comme simples appareils de transmission ? c’est là un point controversé. Pourtant quand un sourd-muet tire la sonnette, et qu’un aveugle, son compagnon, l’entend, ni le premier, ni le second ne pourra dire qu’on a sonné dans le sens qu’un homme ordinaire attribue à cette phrase. Cette comparaison ne fait-elle pas ressortir au vif, l’impossibilité d’admettre l’isolement des centres psychiques ?

J’attribue aux autres hommes une conscience semblable à la mienne. Ce n’est pas là un jugement inconscient. Cette croyance s’explique tout simplement par une association d’idées. Quand je vois un meuble en forme d’armoire, je soupçonne qu’il contient un vide, bien que je n’aie jamais consciemment formulé le jugement que toute armoire est creuse.

Nos idées nous viennent primitivement de l’expérience, et secondairement de la mémoire. Pourquoi rapportons-nous à l’extérieur la cause de nos impressions ? Par un effet de l’habitude. Il ne peut être ici question de faculté innée : si, pendant de longues années, un homme avait toujours porté une casquette, et que, s’en étant débarrassé, il la sentît encore sur la tête, parlerait-on de faculté innée ?

Les organes des sens ne sont, comme l’a déjà démontré J. Müller, que les avant-postes du cerveau. Le moi, quoique représenté le plus clairement dans la tête, n’est cependant pas borné à l’enveloppe du cerveau, il va aussi loin que les nerfs sensitifs. C’est là une assertion prouvée par ce fait que les malades acquièrent des connaissances anatomiques. Imaginons un bassin rempli d’eau d’où partent horizontalement des tubes terminés par des têtes de pipe dans lesquelles l’eau du bassin arrive. Si l’on jette de petits cailloux dans les têtes de pipe, l’onde se propagera jusque dans le bassin, mais s’y montrera notablement affaiblie. Nous verrons l’agitation à la surface du bassin et de la tête de pipe, mais non dans le tuyau de communication. Telle est l’idée que l’on peut se faire du cerveau, des organes de sens et de leurs rapports.

Nous sommes portés à considérer une perception comme directe, réelle et objective, lorsque la conscience de ce qui se passe aux terminaisons périphériques des nerfs se met à l’avant-plan. Cette faculté de projection a été acquise peu à peu ; mais, une fois acquise, nous projetons au dehors, grâce à elle, la cause de toute excitation des extrémités nerveuses périphériques, et nous attachons à la prépondérance de leurs phénomènes l’idée que nous sommes sous l’action d’une cause agissant en dehors de nous et que nous percevons une chose extérieure. Mais nous nous trompons souvent. Les songes nous en fournissent tous les jours la preuve. Où donc est le criterium de la légitimité de ce jugement d’extériorité ? c’est ce que nous verrons plus loin. En attendant remarquons qu’une image illusoire est de sa nature exclusivement personnelle, tandis qu’une image objective peut être commune à plusieurs. Il y a là un premier criterium tout pratique.

Les images normales de souvenir ne sont rien de plus que la reproduction des impressions sensibles. Les autres - par exemple, l’image de Vénus de Milo à cheval - sont "fantastiques", elles contiennent plus que ce qui a été réellement perçu. Telles sont les figures des rêves.

Ces idées-là s’associent que l’on a en même temps. De ces associations, les unes sont séparables, les autres ne le sont pas. Je puis séparer l’image d’une salle de spectacle de celle de ses spectateurs, mais je ne puis en distraire l’idée de lieu ou d’étendue.

Parlons maintenant des illusions des sens. Il y a une différence entre les hallucinations - par exemple, celles que l’on a au moment où l’on s’endort - et les rêves. Dans les rêves, il y a d’abord un changement de scène, je suis dans un lieu fictif, je n’ai nulle connaissance de ce qui m’entoure et, si j’en reçois quelque impression, je la fais servir à ma fiction et la tisse dans le rêve. Ensuite, il n’y a pas qu’illusion dans le rêve. Si je rêve de brigands et que je sois saisi de crainte, ma crainte est réelle et logique, et parfois elle surgit au réveil. Enfin, dans les rêves, les idées ont une manière de s’enchaîner autre que dans la veille. Dans l’hallucination, au contraire, mon attention baisse dès le début : je ne puis pas facilement fixer le moment de l’entrée en scène des images trompeuses ; néanmoins je reste orienté ; et, quand elle a cessé, je sais que j’ai vu ces images, mais aussi que je les ai vues du lieu où je suis. En outre, on ne s’y observe pas soi-même, on ne prend aucune part au jeu des acteurs, on n’éprouve ni joie, ni crainte, ni colère ; on reste dans une absolue indifférence. Enfin l’on ne pense pas, l’on ne cherche pas à joindre ses idées, on est comme une machine voyante.

Les images fictives sont des réminiscences ; mais le souvenir ne suffit pas à expliquer l’illusion, car on ne croit à la réalité que si les extrémités des nerfs sont intéressées. C’est ainsi que si je regarde le soleil, je le verrai encore quelques instants après que j’aurai fermé les yeux ; et je le verrai en dehors de moi tant que cette image subsiste ; mais dès qu’elle se sera effacée, si je me souviens et de l’image réelle et de l’image consécutive, elles ne sont plus ni l’une ni l’autre à l’extérieur. Dix ou vingt ans après avoir perdu la vue, on rêve encore de formes et de couleurs ; mais, peu à peu, les idées relatives à l’ouïe et au toucher l’emportent, jusqu’à ce que, à la longue, les rêves de la vue cessent de se produire. Donc, sans les nerfs périphériques et sans leurs fonctions, l’illusion n’est pas possible.

Suivant l’hypothèse de Lazarus et de Hagen, quand des images naissent dans le cerveau, les nerfs périphériques, s’ils sont dans un état approprié, participent à l’excitation. C’est à cette participation que se rattache le rêve. Même dans les souvenirs normaux, on peut toujours constater un peu d’illusion, parce que l’excitation interne se propage jusqu’aux nerfs périphériques. Ici, M. Stricker reprend sa comparaison du bassin et des pipes. Il n’y a souvenir que si les ondes prennent naissance dans le bassin. Si les tuyaux en sont ébranlés, le souvenir devient plastique ; mais, si la tête de pipe reçoit une onde, l’illusion se produit ; c’est comme si un caillou y avait été jeté.

Un mot de l’idée du mouvement. Nous ignorons comment le muscle nous donne de ses nouvelles ; mais l’existence d’un sens musculaire n’est pas douteuse. La question de savoir comment naît en nous la représentation du mouvement est difficile et n’a pas encore reçu de solution satisfaisante. Il se peut qu’elle résulte simplement des indications que nous recevons par les nerfs sensibles de la peau, des ligaments, des articulations et des os, et en outre par la vue et l’audition du mouvement. Quoi qu’il en soit, voici comment la volonté peut s’appliquer. L’impression sur l’organe produit par réflexion une contraction musculaire. L’impression et le mouvement viennent se peindre chacun en un point déterminé du cerveau. Figurons-nous maintenant que le point où l’impression est peinte soit excité par une cause étrangère qui vient ainsi y provoquer un souvenir, et que cette excitation se fasse sentir jusqu’au point où s’est peint le mouvement dont l’image est ainsi reproduite : nous pourrons dire que le mouvement est voulu, et le mouvement se propageant de ce point au muscle par la même route que l’image du mouvement avait suivie en sens inverse pour s’imprimer dans le cerveau, sera dit volontaire. Il ne faut pas, en effet, perdre de vue que l’on ne peut vouloir que ce que l’on a déjà éprouvé. À ce propos, je relève ce paradoxe subtil, mais profond, digne d’être médité par tous ceux qui s’attachent à sonder le problème de la liberté : c’est que, si les actions logiques nous apparaissent comme nécessitées, à plus forte raison les actions illogiques doivent être jugées telles, car il va de soi-même que, comme chacun préfère agir logiquement quand il peut, c’est malgré lui qu’il agit illogiquement.

Comment tout ceci se rattache-t-il à la théorie des jugements concernant les choses extérieures ?

Parmi nos perceptions internes les plus importantes, il faut ranger celles des rapports des représentations entre elles. Quand je dis : les chevaux courent, j’énonce un rapport qui est non seulement pensé et exprimé, mais pensé et exprimé comme conforme à la réalité extérieure. On a fait une différence entre les qualités premières et les qualités secondes de la matière ; et des unes, telles que l’étendue, la figure, le mouvement, le repos, l’impénétrabilité et le nombre, on a dit qu’elles sont objectives ; des autres, telles que la couleur, l’odeur, le goût, etc., qu’elles sont subjectives. Berkeley nie le fondement de cette distinction. Cependant, dit M. Stricker, je puis admettre sans aucune peine que ce qui correspond en dehors de moi à une sensation de couleur, n’est pas de la couleur ; mais je ne puis penser que ce ne soit pas le mouvement et la résistance qui, en dehors de moi, correspondent aux idées que j’ai du mouvement et de la résistance ; ces idées sont impliquées dans celle de la matière, tandis que les idées de couleur, d’odeur, etc., lui sont simplement appliquées.

C’est le processus musculaire qui nous conduit aux idées de mouvement et de résistance et à celles qui en dérivent (volume, masse, vitesse, temps, lieu, etc.), et, à cet égard, elles sont quelque chose de subjectif : mais nous ne concevons pas qu’à ce subjectif ne réponde pas une réalité analogue. Appelons relations de la matière (Verbältniss der Materie) les indications venues de l’extérieur autres que les qualités sensibles. Nous percevons de l’extérieur qualité et relation, et elles sont indissolublement liées dans chaque représentation de la matière. Nous ne pouvons nous figurer une masse sans couleur, ni un mouvement sans un mobile sensible. C’est conformément aux relations que les expériences s’ordonnent dans mon cerveau, et c’est conformément à cet ordre que je mets les idées de l’extérieur en rapport les unes avec les autres et que je juge de l’extérieur. Je suis donc en droit d’affirmer que mes jugements sur les relations des choses sont les images réelles de ces relations.

Cela étant, en quel cas peut-on soutenir qu’un jugement est faux, et que l’esprit qui le porte est dérangé ? Où est le criterium de l’aberration ? Locke ne connaît que des jugements d’expérience. Kant a distingué les jugements a priori et les jugements a posteriori. Les uns, je ne puis les penser autrement et je les conçois comme nécessaires ; je n’énonce les autres que sur la foi de raisons puisées dans l’expérience. L’erreur ne peut concerner que ceux-ci. L’homme sain raisonne les motifs de son affirmation, le fou l’exprime comme un jugement a priori : c’est ainsi parce que c’est ainsi. D’où savez-vous, demandait-on à un aliéné, que votre hôte a l’intention de vous empoisonner ? - je n’en sais rien, mais c’est ainsi : telle était sa réponse. Ces erreurs de jugement n’ont donc leur source dans aucune illusion quelconque des sens, et les motifs en sont tout intérieurs. On peut en conséquence formuler la définition suivante : Tout jugement a posteriori touchant le monde externe, qui est tenu pour vrai à la façon d’un jugement a priori doit être considéré comme une aberration. Les mots "à la façon d’un jugement a priori" signifient "sans tenir compte des éléments du dehors et même en se mettant en contradiction avec eux". Quant aux jugements a posteriori portant sur les choses de l’expérience interne - je suis malade, je suis heureux, je suis savant - le criterium nous échappe, à moins qu’ils ne soient accompagnés de jugements extravagants concernant l’extérieur - par exemple : on m’a empoisonné, je suis riche, on m’admire.

De quelle manière les idées déraisonnables prennent-elles naissance ? Une condition essentielle c’est que ces idées soient dominantes ou fixes. Cependant toutes les idées fixes ne sont pas nécessairement maladives : telles sont, par exemple, celles qu’inspire une perte de fortune, la considération d’un danger éloigné. Ce qui fait la différence entre celles-ci et celles-là, c’est le fait de savoir si elles découlent oui ou non d’une cause réelle, et si la confrontation contradictoire avec la réalité parvient oui ou non à les détruire. Quand une certaine série d’idées se reproduit fréquemment sans cause extérieure appréciable, nous devons admettre qu’il existe dans le cerveau une portion déterminée de tissu nerveux qui fonctionne sous l’action d’excitations intérieures et qui possède une haute excitabilité. Et, du moment que l’idée fixe est jugée vraie, il y a folie, pourvu, bien entendu, que le jugement porte sur les relations extérieures ou implique des jugements de cette nature. Celui qui ne peut s’empêcher de pressentir un malheur n’est pas nécessairement fou.

Comment s’expliquer la possibilité d’une foi erronée en des relations extérieures qui n’existent pas ? Par la rupture des rapports qui rattachent les idées dominantes et une partie du savoir potentiel.

Quelques considérations sur le sommeil et sur les rêves sont de nature à motiver cette opinion.

Tout organe aspire au repos après l’action. Certains repos du cerveau se nomment sommeil. Quand nous voulons dormir, nous écartons les excitations extérieures ; mais d’ordinaire la fatigue amène le sommeil tout naturellement, en rendant les excitations inefficaces. Pourtant ce qui est vrai du système musculaire ne l’est pas du système nerveux que l’excès de travail, surtout vers l’âge de quarante ans, surexcite et ne déprime pas, soit que l’afflux du sang persiste, soit que l’excitabilité aille en grandissant. Ceux qui ont le système nerveux en mouvement ne parviennent pas à s’endormir, si ce n’est grâce à l’administration de deux ou trois grammes de chloral, substance qui ralentit et paralyse l’action des nerfs. Il vaudrait mieux sans doute avoir recours à la fatigue musculaire qui prédispose naturellement au sommeil. Le sommeil dure habituellement jusqu’au retour de l’excitabilité du cerveau, et, tant qu’il dure, l’on ne reçoit pas d’impression de la part de l’extérieur ; il n’y a pas de savoir vif, de connaissance actuelle, et le savoir potentiel lui-même n’envoie pas de souvenir. Peu à peu, l’excitabilité reparaît, et avec elle, au début, le rêve. Des souvenirs surgissent, et les excitations du dehors, plus ou moins perçues, s’y entrelacent ; et c’est ainsi que se forme le rêve.

On a vu précédemment que, si les objets de nos rêves sont perçus comme réels, cela vient de ce que le mouvement interne se propage jusqu’aux extrémités périphériques des nerfs sensibles. Mais pourquoi suis-je trompé ? Pourquoi suis-je victime de l’illusion du rêve ? Quand j’entends la voix d’un ami, elle éveille dans mon âme une foule d’idées associées, parties intégrantes du savoir potentiel qui font que je me représente cet ami. Mais, si vers la matinée, cet ami vient me parler quand je suis plongé dans un rêve, sa voix ne rappelle pas ces idées, mais d’autres, la plupart du temps mieux appropriées aux rêves que je fais. Et de la sorte elles ne donnent lieu ni à rectification ni à contradiction.

Quelque chose de semblable se passe dans la folie. Les fous ne savent pas relier leurs idées fixes avec leurs perceptions ; ils peuvent être logiques dans leur folie, mais ils ne peuvent la motiver. Elle provient de ce que des fonctions isolées se mettent en évidence pendant que d’autres fonctions s’arrêtent. Certaines parties du cerveau fonctionnent trop souvent ; par là, une idée devient dominante, et ainsi croît la tendance à la tenir pour vraie. D’autres parties fonctionnent trop peu, ce qui est cause que cette tendance n’est pas réprimée et que l’erreur n’est pas corrigée.

Résumons d’un mot cette longue analyse. Le rêve, ainsi que les visions de la folie, fait illusion, parce qu’il intéresse la périphérie, et il trompe, parce que les attaches du sujet avec l’extérieur sont momentanément rompues, attaches qui ont leur expression dans le savoir potentiel.

Nous avons trouvé une conclusion semblable, mais moins nettement exprimée, dans le travail de M. Radestock.

Je ne puis discuter ici tous les points de doctrine qui ont été touchés par M. Stricker. J’en reprendrai seulement deux qui touchent le plus étroitement à mon sujet.

D’après lui, pour que l’illusion ait lieu, il faut que les organes périphériques soient mis en mouvement sous l’action du système central. D’abord, c’est là une pure hypothèse ; de plus, prise à la lettre, je la crois contraire aux faits. J’ai connu une personne de plus de quatre-vingts ans, qui vers l’âge de trente ans avait perdu l’ouïe. Depuis une dizaine d’années, elle était absolument sourde : les bruits les plus forts, elle ne les percevait plus. On ne pouvait communiquer avec elle que par écrit. Or, dans ses rêves - je le lui ai demandé expressément - elle entendait toujours sans peine les personnes avec qui elle conversait, et jamais elle ne rêvait qu’on dût lui écrire pour se faire comprendre d’elle.

Autre exemple. L’illustre physicien Plateau était, comme on sait, devenu aveugle. Je l’ai prié - c’était trente-six ans après son malheur - de vouloir bien me faire connaître la nature de ses sensations visuelles pendant la veille et pendant le sommeil. Voici ce qu’il m’a répondu :

"1° Généralement je rêve que je vois ; quelquefois aussi je rêve que je n’y vois pas ; d’autres fois je rêve que mes yeux se guérissent et que je recommence à voir. Quand je rêve que je n’y vois pas, je marche ordinairement dans une rue que je connais ; mais, après quelque temps, je ne me retrouve plus, et alors ordinairement quelqu’un vient me prendre par le bras, quelqu’un que je connais ou que je ne connais pas, et me conduit.

"2° Quand je rêve que je vois, c’est souvent de paysages de montagnes ; je ne rêve qu’excessivement rarement d’expériences ou d’instruments ; les objets que je vois ont leur couleur naturelle.

"3° À l’état de veille, je vois presque toujours en imagination le lieu où je me trouve et les personnes présentes.

"4° Quand je vois, en rêve, des personnes inconnues, soit mes enfants, je ne vois que très vaguement leurs physionomies."

À cet égard, M. Plateau fait comme tout le monde. Est-on en correspondance avec des étrangers qu’on ne connaît que par leurs lettres ou leurs ouvrages, on leur attribue, la plupart du temps sans raison, un physique déterminé, et, si l’on rêve d’eux, ils ont nécessairement un corps et un visage. La privation d’organes périphériques intacts n’entrave donc pas l’exercice de l’imagination.

Ces deux faits, qui, sans doute, ne sont pas isolés, vu que je ne les ai pas choisis, mais rencontrés, prouvent que le sens du mot périphérie aurait besoin d’être précisé. Il faudrait ne pas s’arrêter à la signification littérale, et concevoir la périphérie comme moins superficielle et plus profonde.

Le second point, le voici. Les jugements des fous, en tant que fous, ont, dit M. Stricker, la forme de jugements a priori. C’est là une définition piquante qui a certainement des côtés justes. Mais ne peut-on rien y reprendre ? Nos anthipathies et nos sympathies, par exemple, ne sont pas non plus raisonnées. Célimène,
 De qui l’humeur coquette et l’esprit médisant
 Semblent si fort donner dans les mœurs d’à présent, s’est emparée du cœur d’Alceste, à qui pourtant l’amour ne ferme pas les yeux aux défauts de la jeune veuve. Il est
 Le premier à les voir, comme à les condamner, mais il la trouve quand même adorable.
Dans les Femmes savantes, la raisonnable Henriette dit à Trissotin, avec une ironie marquée :
 Un cœur, vous le savez, à deux ne saurait être ;
 Et je sens que du mien Clitandre s’est fait maître.
 Je sais qu’il a bien moins de mérite que vous.
...
 Je vois bien que j’ai tort, mais je n’y puis que faire ;
 Et tout ce que sur moi peut le raisonnement,
 C’est de me vouloir mal d’un tel aveuglement.

On peut donc, sans avoir l’esprit dérangé, énoncer à tort comme un axiome qu’une telle personne est méchante ou bonne, fausse ou sincère, dure ou sensible. Or, est-ce nécessairement un indice d’aliénation mentale que de croire qu’elle est animée de mauvaises intentions à votre égard, qu’elle cherche, par exemple, à vous empoisonner ?

Allons plus loin. Que sont les intuitions du génie, sinon des anticipations a priori ? Et, poursuivant jusqu’au bout, est-ce uniquement sur la raison que repose toute foi, toute conviction intime et absolue ? La croyance, le doute sont des jugements qui peuvent être plus ou moins motivés ; mais on est certain de sa croyance et de son doute. Cette certitude générale et supérieure est forcément a pilori ; est-elle le fruit de la folie ? On énonce devant moi une idée nouvelle : avant tout examen, je l’adopte ou je la repousse. Fais-je en cela acte de fou ? Celui qui se méfie sans motif - comme c’est souvent le cas - est-il fou ?

J’ai connu un pauvre mélancolique qui ne délirait que sur ce point : la vue du cuivre le jetait dans des terreurs inexprimables. Il raisonnait son aversion. Le cuivre se couvre de vert-de-gris ; ce vert-de-gris s’attache aux mains, et l’on peut ainsi, sans le vouloir, s’empoisonner soi-même, ou, ce qui est pis, empoisonner les autres. Voilà un jugement raisonné ; en est-il moins le signe d’un dérangement d’esprit ? Mais, d’un autre côté, voici des jeunes filles qui s’évanouissent à la vue d’une souris, d’une chenille, d’un inoffensif lézard ; elles ne sauraient justifier leurs répugnances : qui s’aviserait de prétendre qu’il faut les enfermer dans des maisons de santé ? Si l’on colloquait tous ceux qui croient sans motif "que leur hôte veut les empoisonner", je ne sais combien il resterait de sages pour les garder ?

Concluons. La certitude subjective, la foi, comme je me suis exprimé ailleurs [22], accompagne nécessairement nos jugements, nos affirmations, nos négations, nos doutes. Cette certitude est inhérente à l’esprit humain. Quand, dans un rêve ou dans un accès de folie, je juge que 2 et 2 font 5, cette proposition est alors à mes yeux aussi indubitable que l’est cette autre, 2 et 2 font 4, pour ceux qui sont dans leur bon sens. En voici la preuve.

Une nuit, je rêvais d’un café allemand où j’avais pris un verre de bière. Il s’agissait de payer 37 centimes 1/2. - Ce nombre n’est bizarre qu’en apparence : c’est la valeur en monnaie française de 30 pfennigs ou des trois dixièmes d’un marc (1 franc 25 centimes). Du moins c’est ainsi que je me l’explique. - Je m’approche du comptoir et j’y dépose d’abord une pièce de 20 centimes, puis une de 10. La dame devant qui je mets cet argent n’y trouve pas son compte et m’en fait l’observation. Je m’en étonne. "Madame, lui dis-je, est-ce que donc 20 et la moitié de 20 ne font pas 37 1/2 ?" La dame n’eut pas l’air de comprendre. J’eus beau m’évertuer ; mes raisonnements n’entraient pas dans son esprit. Les garçons s’approchent et me donnent raison ; la dame s’obstine dans son erreur ; les bourgeois s’en mêlent et lui donnent tort. - Enfin, ahurie et stupéfaite, elle cesse d’insister, et je sors enfin, fort de mon droit, la conscience tranquille, mais émerveillé de plus en plus de cette singulière aberration d’esprit chez une négociante qui ne voit pas que 20 et la moitié de 20 font exactement 37 1/2 [23].

La certitude scientifique est d’une autre nature : elle n’est jamais absolue. Elle est compatible avec le doute spéculatif. C’est ainsi que je puis très bien émettre le doute, parfaitement légitime au point de vue scientifique, si, dans l’instant présent, je ne rêve pas ou ne suis pas fou. Car, rappelons-le, chacun se rêve éveillé, et tout fou se croit raisonnable.

Le problème psychologique de la nature des rêves tient donc à la théorie de la certitude aussi bien qu’à la théorie de la mémoire conservatrice et de la mémoire reproductrice. Nous allons l’envisager sous chacun de ces aspects. Tel est l’objet des pages qui vont suivre.

Voir en ligne : Le sommeil et les rêves. - Première partie. Chapitre I

P.-S.

Texte établi par Abréactions Associations d’après l’ouvrage de Joseph Delbœuf, Le sommeil et les rêves, considérés principalement dans leurs rapports avec les théories de la certitude et de la mémoire (Le principe de la fîxation de la force), Félix Alcan, Paris, 1885, 262 pages.

Notes

[1Lucrèce. De la nature des choses. V. 1168 sqq.

[2The Pathology of mind, 1879, p. 49.

[3Grundriss der Physiologie des Menschen. 5e édit., Tübigen, 1877, p.653.

[4Le sommeil et le système nerveux, préparation à l’étude de la veille et du sommeil. Genève, 1877.

[5Les rêves comme objet d’analyse scientifique. Kiev, 1878.

[6Die Schlaf-und Traumzustände der menschlichen Seele, etc. Tübigen, 1878.

[7Schlaf und Traum, eine physiologisch-psychologische Undersuchung. Leipzig, 1879.

[8Uüber den Traum Bonn, 1878.

[9Étude psycho-psysiologique sur le sommeil, Bordeaux, 1879.

[10Vorlesungen über allgemeine und experimentelle Pathologie, Vienne, 1879, Leçons 21 à 31.

[11Livraison de novembre 1878, p. 544.

[12Op. cit., p. 15 et 16.

[13Op. cit., p. 20.

[14P. 111 et suiv.

[1515. P. 112.

[16P. 116 et suiv.

[17Des rêves, chap. III. Voir Trad. de Barthélémy Saint-Hilaire, Psychologie, p.202.

[18Voir mon Examen critique de la loi psychophysique, p. 105 et suiv.

[19Ce n’est pas qu’on se soit fait faute de tenter des classifications des rêves ; mais ou elles sont arbitraires dans leurs détails, ou elles reposent sur des distinctions de sentiments ou de langage (rêves agréables ou désagréables, rêves historiques, prophétiques, etc.).

[20Cependant j’ai entendu dire qu’une jeune personne qu’on a connue dans ma famille, fit une nuit un songe si épouvantable que sa chevelure de noire qu’elle était devint brusquement tout à fait blanche. De là à des émotions tellement fortes qu’elles entraînent la mort, il n’y a pas tant loin.

[21Das lebendige Wissen, c’est ainsi qu’on dit la force vive, pour la force qui travaille.

[22Voir ma Logique scientifique, notamment la préface. Voir aussi ma Logique algorithmique, première partie, principalement le § VI, Les postulats de la pensée. On lira avec intérêt un article de M. V. Egger publié dans les Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux (1879, n° 2), sur le principe psychologique de la certitude scientifique.

[23Si l’on s’en rapporte à ce que je dis plus haut sur l’altruisation du moi, la stupéfaction de la dame, en m’entendant énoncer cette absurdité, est le signe qu’il me restait encore une lueur de bon sens. D’autre part, lorsque, à mon réveil, j’ai cherché à retrouver ce qui avait pu me conduire à faire une addition aussi saugrenue, je remarquai immédiatement que je devais avoir eu le sentiment vague d’un mode de formation du nombre 37 1/2 qui est égal, en effet, à 20 plus la moitié de 20 ou 10, plus la moitié de 10 ou 5, plus la moitié de 5 ou 2 1/2.

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