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George Sand

La Joconde de Léonard de Vinci

Gravée par M. Louis Calamatta (Décembre 1858)

Date de mise en ligne : jeudi 24 mai 2007

George Sand, « La Joconde de Léonard de Vinci », Autour de la table, Éd. Calmann Lévy, Paris, 1882, pp. 369-376.

LA JOCONDE DE LÉONARD DE VINCI
Gravée par M. Louis Calamatta

Quelle est cette femme sans sourcils, aux mâchoires développées sous leur luxuriante rondeur, aux cheveux extrêmement fins ou très-peu fournis, au front très-découvert ou très-puissant, à l’oeil sans éclat, mais d’une limpidité surhumaine ? La tradition nous dit que c’est madame Lise (Mona Lisa), femme del signor Francesco del Giocondo. Vasari ajoute qu’elle était bellissima, et semble nous avouer qu’elle était fort mélancolique de caractère ou fort impatiente de ses mouvements, puisqu’il prétend que Léonard, en faisant son portrait, tenait autour d’elle des chanteurs, des joueurs d’instruments et des bouffons, pour la rendre gaie et lui conserver ce divin sourire qu’après quatre ans d’efforts le maître parvint à saisir.

En vérité, ces divins maîtres du passé eussent été de grands paresseux ou de grands maladroits s’il leur eût fallu tant de temps et de peine pour s’emparer du beau et du vrai ; outre que l’âge de Mathusalem n’eût pas suffi aux longues hésitations que leur prêtent, devant chacune de leurs oeuvres, leurs naïfs biographes. Est-ce pour relever, dans l’esprit du public, la grandeur et la difficulté de l’art, qu’on l’a si longtemps nourri de pareilles légendes ? Il est fort à présumer, au contraire, que l’expression de la Joconde fut saisie au vol par un coup d’oeil d’aigle, et que les chanteurs et les bouffons n’auraient pas réussi à mettre tant d’idéal sur les traits du modèle, tant de flamme et de science dans le pinceau de l’artiste ; à moins pourtant qu’il n’y eût là quelque voix aussi belle que les lèvres de la Joconde, ou quelque senatore aussi merveilleux dans son art que Léonard dans le sien. Pourquoi non, après tout ? c’était le temps des grands artistes.

Il est peu de figures aussi connues que celle de Mona Lisa del Giocondo, et, chose étrange, il est peu de physionomies moins devinées. Cette beauté célèbre offre dans son expression un tel problème, que personne ne l’a regarde sans émotion, et que personne, après l’avoir vue un instant, ne l’a oubliée. Le modèle n’offrait-il aux regards le même mystère que le portrait ? Était-elle belle ou seulement agréable ? Pour certaines personnes qui lui trouvent un dessous de malice froide dans le sourire, c’est une laide séduisante, comme on en connaît. Pour d’autres, c’est un idéal de jeunesse, de candeur, d’intelligence et de bonté. Tel était l’avis de Gustave Planche, qui a écrit avec beaucoup de prédilection sur Léonard de Vinci. Tel est aussi celui de M. Calamatta. « Quand je dessinais cette suave figure, » écrivait-il à un de ses amis, « seul, sous les voûtes du Musée, je me surprenais à rire avec elle. » Une autre fois, il écrivait : « J’ai fini la Joconde. C’est une douleur pour moi. Il y a si longtemps que j’étais heureux et tranquille avec elle. »

Donc, cette tête charmante, en dépit de la couleur verdâtre et mélancolique que le temps (et peut-être les dangereuses inventions de Léonard dans les matériaux de sa peinture) ont répandue sur elle, est, pour ceux qui s’absorbent à la contempler, une rose mystique, un sourire du ciel.

Nous avouerons que notre impression personnelle est plutôt mélancolique que riante. Est-ce ce ton de clair de lune, cet étrange paysage de flots et de rochers glauques, dont nous ne pouvons faire abstraction ? II y a quelque chose dans ce chef-d’oeuvre qui nous jette dans l’étonnement et dans la rêverie. Les types et les paysages de Léonard nous ont toujours tourmenté. On aura beau me dire qu’il était grand ingénieur, qu’il avait passé sa vie à étudier les eaux au point de vue des travaux de la canalisation, à parcourir des terrains impraticables pour y établir des ponts et des routes ; je me rappelle aussi qu’il écoutait certaines fontaines comme une douce musique, et qu’il était poète au moins autant que savant. Ces sites, tourmentés jusqu’à la puérilité, qui sont là derrière ses figures et qui se perdent dans des horizons accumulés jusqu’aux nuages, comme s’il eût placé ses modèles sur la flèche d’une cathédrale, afin de leur donner pour cadre l’immensité, est-ce l’amour du plan géographique qui les lui a inspirés, et n’y faut-il voir que la signature de l’ingénieur inquiet d’être oublié pour le peintre ?

Dans tous les cas, ceci n’est pas gai. Peut-être l’effet en était-il chatoyant, alors que la peinture était fraîche, pleine de roses tendres et de pourpres vives, comme nous la décrivent les contemporains. Mais, à coup sûr, la composition en est austère, et l’aspect aujourd’hui en est refroidissant. On se figure beaucoup plus les fjords déchiquetés de la Norvège et son ciel d’opale faits ainsi, que le beau soleil d’Italie et les riants paysages de l’Arno. Ce n’est même point là le caractère des lacs charmants de la Toscane et du Milanais. Le Trasimène est semé d’îlots qui le divisent en perspectives infinies ; mais quelle douceur de lignes et quelle splendeur de ton sur ces lointains mous et chauds ! Il n’y a pas à dire, si la Joconde est gaie, c’est qu’elle tourne le dos à un pays bien triste ; et, malgré les routes et les ponts que l’artiste ingénieur semble y avoir creusés et jetés pour ses promenades, elle ne me semble nullement disposée à s’y risquer.

Quant aux types de Léonard, les avis sont bien partagés. Ils paraissent le vrai beau à certains artistes ; à d’autres, ils semblent la laideur embellie par l’art. Personne ne peut leur refuser la noblesse et l’originalité.

C’est le privilège de beaucoup de grandes choses d’être mystérieuses, et d’exercer sans cesse l’imagination. On commentera éternellement l’Hamlet de Shakespeare, l’Enfer du Dante, le Faust de Goethe, la Nuit de Michel-Ange, et, à un autre degré d’intérêt et d’admiration, la Joconde de Léonard.

Elle n’était pas du tout belle, cette Joconde. Vasari ne l’a jamais vue. C’était une grasse et douce personne, fine, prudente, ravissante d’amabilité, de savoir-vivre et de distinction. Léonard en était passionnément amoureux. L’histoire n’en dit rien, mais qu’importe ? Il ne s’en vanta jamais, parce que la dame était sage ou qu’elle aimait son mari. D’autres peuvent penser qu’elle était froide, tant il y a que le beau Léonard y perdit ses soupirs et ses brûlants regards, et qu’il fit, en vain, durer longtemps le portrait. Il n’était pas très-modeste. Ce n’était pas la mode en ce temps-là pour les grands artistes. Il fut donc très-surpris d’échouer : de là son silence et celui de ses contemporains sur cette passion inexaucée. De là peut-être, pour un homme habitué à vaincre en amour, une estime particulière pour cette femme tranquille, et une prédilection fidèle pour l’expression de cette figure sereine qui devint, sous sa main et dans son cerveau, le type de la beauté surnaturelle, puisque toutes ses figures de sainteté lui ressemblent.

Ceci est un roman de notre façon ; mais il est tout aussi vrai que mille légendes bien autrement risquées qui remplissent la biographie des artistes et des héros du temps passé.

Pour nous, la Joconde est le portrait idéalisé d’une femme charmante, et le grand secret de cette indéfinissable expression de calme qui arrive à effrayer, comme tout ce qui est la force immatérielle, est un sentiment qui exista beaucoup moins en elle que dans le peintre. Il fit là ce qu’ont fait tous les maîtres véritables : il donna sa propre puissance à son oeuvre, en croyant la surprendre dans l’âme de son modèle.

En effet, on aura beau admirer avec Vasari le réalisme à faire trembler (una maniera da far tremare) avec lequel Léonard de Vinci a rendu « les moindres détails de la peau, des cils, des pores, toutes les minuties, toutes les subtilités de la nature, » ce qui fait encore plus trembler dans cette figure, c’est l’âme qui luit à travers, qui semble contempler la vôtre du haut de sa sérénité et lire dans vos yeux tandis que vous interrogez vainement les siens.

L’espèce d’effroi que nous avons toujours ressenti en regardant un portrait de maître, vient de ce qu’à travers ces figures, c’est le génie, c’est l’âme du maître, que nous voyons. Cette âme est dans la toile, n’en doutez pas. Michel-Ange n’est-il pas toujours palpitant dans le marbre du Moïse ? Qui donc oserait le railler et le critiquer, face à face avec lui ?

Il y a, à Florence, une tête de Méduse, de Léonard de Vinci, qui exerce une sorte de fascination. Gustave Planche, que nous citions tout à l’heure, a dit de cette tête : « La Méduse est à la fois belle et terrible… Le regard immobile et le sourire menaçant restent gravés dans notre âme et défient toutes les distractions. Aucune des images qui passent devant nos yeux ne réussit à la détrôner. » Et il ajoute que le germe de la Joconde est dans la Méduse. Seulement, c’est au point de vue de la manière et de l’entente du sentiment qu’il trouve que l’une fait présager l’autre. Nous irons plus loin que lui ; nous dirons que la Joconde, avec sa douceur souriante, est tout aussi effrayante que la Méduse. Au premier abord, c’est l’aimable et paisible créature que le peintre a vue et aimée. À la longue, c’est une fascination qui a pris corps. Ce n’est plus un personne, c’est une idée et une idée fixe. Un homme supérieur a mis là sa plus ardente et en même temps sa plus tenace aspiration. Il était bien impossible qu’une si grande dépense de force fût perdue, et elle l’eût été si elle n’eût produit que la représentation exacte d’une jolie femme. Elle a produit une figure qui, après plus de trois siècles, en dépit d’une couleur altérée qui l’étouffe et la plombe, s’empare encore invinciblement des yeux et de la pensée, soit qu’elle égaye, soit qu’elle rende mélancolique, soit qu’on s’en éprenne, soit qu’on s’en défie, soit enfin, qu’en raison de sa propre individualité, on contemple avec ou sans sympathie l’idéal idéalisé d’un génie idéaliste.

Rendre avec le burin les finesses insaisissables de cette peinture devenue elle-même mystérieuse comme la pensée du modèle, sous les sombres transparences de la couleur éteinte, c’était un problème à résoudre, et il nous semble que M. Calamatta l’a résolu. Nous ne sommes pas compétent pour parler du mérite de la gravure au point de vue du métier. C’est une spécialité dont nous connaissons mal les termes, et nous craindrions de les mal employer. Ce qui nous frappe dans cette gravure, c’est son aspect général qui rend fidèlement le tableau sans chercher à l’expliquer ou à le traduire. Certes, il y eût eu une sorte de sacrilège à vouloir interpréter ce que, dans certaines parties, l’oeil peut à peine saisir. L’effet en est donc sombre comme la peinture, et, pour notre part, nous ne sommes pas de ceux qui ne se consolent pas des outrages que les années ou les vernis lui ont fait subir. Nous ne haïssons pas cette lumière pâle et ce reflet général de je ne sais quel astre argentin qui tombe sans miroitage sur l’ensemble. C’est austère et doux à la fois ; c’est à la fois limpide et voilé comme l’expression de la Joconde que M. Calamatta a si consciencieusement et si délicatement reproduite.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de George Sand, « La Joconde de Léonard de Vinci », Autour de la table, Éd. Calmann Lévy, Paris, 1882, pp. 369-376.

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