Psychanalyse-Paris.com Abréactions Associations : 8, rue de Florence - 75008 Paris | Tél. : 01 45 08 41 10
Accueil > Bibliothèques > Livres > Cultes, Mythes et Religions > Le Narcisse dans Homère et dans Sophocle

Salomon Reinach

Le Narcisse dans Homère et dans Sophocle

Revue archéologique (1918)

Date de mise en ligne : samedi 28 avril 2007

Salomon Reinach, « Le Narcisse dans Homère et dans Sophocle », Cultes, Mythes et religions, Éditions Ernest Leroux, Paris, 1905-1923.

LE NARCISSE DANS HOMÈRE ET DANS SOPHOCLE [1]

I

Il n’est pas question de narcisse dans l’Iliade et dans l’Odyssée ; la plus ancienne mention de cette fleur se trouve dans l’hymne homérique à Déméter. On sait que ce poème, découvert en 1780 dans un manuscrit de Moscou, aujourd’hui à Leyde, et connu seulement par ce manuscrit, nous est parvenu en mauvais état, déparé non seulement par des lacunes qui n’ont pu être remplies, mais par les nombreuses corrections d’un réviseur médiocre qu’il faut écarter pour en chercher de meilleures. L’hymne à Déméter a été cité par Pausanias ; mais, par une raison qui nous échappe, il paraît avoir été à peu près oublié à l’époque byzantine. Certaines formes attiques qu’il présente, mêlées aux formes ioniennes, et d’autres indices encore, inclinent à croire qu’il est l’oeuvre d’un Athénien homérisant, peut-être d’un versificateur domicilié à Eleusis même et intéressé à la prospérité du culte local. Dans son état actuel, il ne peut guère être antérieur aux environs de l’an 550 ; mais il a certainement été précédé d’autres compositions du même genre, relatives comme lui aux origines du culte éleusinien. On a supposé, de nos jours, que cet hymne unique, où l’on croit distinguer des sutures, serait un pastiche assez malvenu d’hymnes antérieurs, une sorte de compilation ; sans aller jusque-là, il faut reconnaître que la composition laisse fort à désirer et que la beauté incontestable de certains passages fait contraste avec une série de platitudes. Pausanias connaissait un hymne à Déméter du poète Pamphos, qu’il croyait antérieur à Homère [2] ; dans un texte sur lequel nous aurons à revenir, il cite Pamphos, et non l’hymne homérique, sans doute parce que ce dernier lui inspirait moins de confiance et jouissait d’une moindre autorité.

II

Il n’y a pas que des difficultés grammaticales et des lacunes dans l’hymne à Déméter ; j’y trouve, presque au début, une difficulté plus grave qu’on ne peut imputer aux copistes et sur laquelle il ne paraît pas que les commentateurs aient fait la lumière. Pour la rendre sensible, je résume — sans le traduire, mais aussi sans rien ajouter — le commencement du poème.

Pluton a obtenu de Zeus la permission d’enlever la fille de Déméter. À sa demande encore, avec la permission de Zeus, Gaïa consent à produire un narcisse d’une beauté exceptionnelle. Proserpine joue avec ses compagnes les Océanides, cueillant dans une prairie des fleurs, roses, crocus, violettes, jacinthes. Tout à coup elle aperçoit avec admiration le narcisse éclatant que Gaïa a fait éclore avec cent fleurs sur sa tige, exhalant un parfum qui réjouit le ciel, la terre et les mers. Elle étend les deux mains pour saisir ce charmant jouet ([…]) ; soudain la terre s’ouvre dans la plaine nyséenne ; Pluton, monté sur son char d’or, paraît et enlève la jeune fille, malgré sa résistance et ses cris perçants.

Ce même épisode est relaté une seconde fois dans l’hymne, lorsque Perséphone, revenue sur terre, fait à sa mère le récit de ses aventures. « Nous étions, dit-elle, dans une belle prairie (ici une longue énumération des compagnes de Proserpine, désignées par leurs noms), jouant et cueillant des fleurs, mêlant le crocus au glaïeul, à la jacinthe, à la rose et au lis. Il se trouvait là une plante merveilleuse à voir, un narcisse que Gaïa avait fait pousser comme un crocus. Transportée de joie, je le cueillis ; mais au-dessous la terre s’entrouvrit, le roi insatiable en sortit et, malgré ma résistance, m’emporta sous terre dans son char d’or. »

Dans l’un et l’autre passage, le narcisse extraordinaire apparaît comme une ruse, […]. Vers 8 : […].

Plus loin (v. 404 et suiv.), la narration de Proserpine est motivée par cette question de la mère : « Par quelle ruse Pluton t’a-t-il trompée ? »

[…].

Il faudrait même admettre un troisième emploi du mot […] si l’on acceptait la correction de G. Hermann au vers 438. Le manuscrit porte : […].

Quoi qu’on ait dit [3], […] est non seulement plat, mais bizarre. Hermann proposait d’écrire, très élégamment, […]. Cela vaut évidemment mieux que le texte reçu ; mais on s’explique difficilement l’origine de l’erreur, qui, paléographiquement, ne peut guère se justifier.

Nous avons encore un autre témoignage sur la ruse du dieu infernal : c’est celui du vieux poète Pamphos, cité par Pausanias (IX, 31, 9) : « Il dit que la fille de Déméter fut enlevée pendant qu’elle jouait et cueillait des fleurs et qu’elle fut trompée ([…]) non par des violettes, mais par des narcisses. » Cette phrase de Pausanias fait évidemment allusion à des poèmes plus récents, d’époque alexandrine et gréco-romaine, qui racontaient à leur façon l’enlèvement de Koré ; dans ces poèmes il n’est plus question de narcisses, ou il n’en est question qu’incidemment ; ce sont les violettes qui sont au premier plan, objet spécial de la cueillette de Koré [4].

III

La question qui se pose maintenant est celle-ci : où était la ruse ? Assurément, Pluton usa de ruse, un peu plus tard, lorsqu’il fit absorber par Koré un pépin de grenade, la rattachant ainsi, par un lien magique, au monde infernal ; le poète nous dit qu’il fit cela subrepticement, […] [5]. Mais en quoi le narcisse à cent fleurs, produit par la Terre à la demande de Pluton, s’offrant aux yeux ravis de Proserpine qui cueillait d’autres fleurs dans le même champ, constituait-il une ruse, […] ? Le poète a négligé de nous l’expliquer et je ne le comprends pas. Toutefois, le témoignage de Pamphôs prouve à l’évidence que c’est bien là un trait, un caractère essentiel de la légende primitive ; s’il ne s’accorde pas avec le contexte, c’est le contexte qu’il faut soupçonner d’être incomplet. Je ne songe pas à une altération du texte de notre unique manuscrit, mais à une incohérence du texte original, dû au fait que le poète suivait une tradition déjà contaminée et devenue inintelligible, ou qu’il la contaminait lui-même en juxtaposant des éléments contradictoires empruntés à de plus anciennes compositions.

Remarquons d’abord que le premier récit de l’apparition du narcisse n’est pas tout à fait d’accord avec le second. Dans le premier, Proserpine étend les deux mains vers le charmant jouet, mais ne le touche pas encore : (15) […].

Dans le second, elle est au moment même de cueillir la fleur : (429) […].

La différence est insignifiante ; mais ce qui est plus important, c’est la fin du vers que je viens de citer : […].

Les mots […] paraissent bien signifier que la terre s’ouvre sous le narcisse ; cette plante aux cent fleurs aurait poussé à l’instant même où Pluton devait sortir du royaume infernal et comme pour en dissimuler l’issue. Mais il est absurde de supposer qu’un narcisse, eût-il cent fleurs, pût boucher l’ouverture par laquelle passera un char attelé de deux chevaux et conduit par Pluton ; concluons donc tout d’abord que la tradition primitive ignorait l’intervention du char.

Cette intervention, comme celle de Pluton elle-même, est encore suspecte par un autre motif. Il est évident que le dieu n’a pas besoin d’une ruse pour enlever une jeune fille accroupie parmi les fleurs et entourée de compagnes aussi faibles qu’elle. En revanche, si la plante bouche l’ouverture du monde infernal et que Proserpine, en arrachant la plante ou en la tirant vers elle, tombe dans le trou, il y a bien là une ruse, un piège ; mais alors Hadès est de trop, non moins que son char à deux chevaux. Comme la logique exige qu’on sacrifie l’un des deux éléments de cette fable, la ruse ou le ravisseur, nous devons plutôt renoncer à celui-ci, d’autant plus que la ruse est un élément très ancien, conservé par la poésie quand même il cesse d’être intelligible par suite de l’apparition du char de Pluton.

Signalons, en passant, la singularité du mot […], jouet, appliqué à une fleur. Or, il y avait une autre légende relative à Zagreus, fils de Proserpine séduite par Zeus, où l’on trouve à la fois une ruse et des jouets, […]. L’enfant Zagreus est amusé par les Titans, qui lui apportent toute une pacotille de jouets ; pendant qu’il se divertit à les manier, les Titans le tuent. Cette légende fait partie du cycle orphique ; on l’a souvent considérée comme assez récente. Vu son caractère sauvage, je la crois, au contraire, très ancienne ; seule la discipline de l’arcane est cause qu’elle ne nous est connue que par des textes très tardifs. Je me persuade que l’auteur de l’hymne homérique la connaissait et j’explique ainsi qu’il ait qualifié d’[…] la fleur qui servit d’instrument à la ruse de Pluton. C’est l’effet d’un parallèle à demi conscient entre le sort de Proserpine, épisode capital du mythe d’Eleusis, et celui de Zagreus, épisode non moins important du mythe orphique.

IV

Il faut ici que j’écarte une solution de la difficulté soulevée plus haut, qui n’a d’ailleurs, que je sache, été proposée par personne, puisque la difficulté même semble être restée inaperçue, mais qui pourrait venir à l’esprit d’un contradicteur.

Les Anciens ont dit et répété que le nom du narcisse dérivait du mot […], signifiant « engourdissement » ou « stupeur », dont le sens subsiste dans le dérivé français de […], narcotique. On pourrait donc prétendre que Proserpine a été comme engourdie par l’odeur à la fois exquise et forte du narcisse que le poète signale avec insistance, puisqu’il dit qu’elle remplit la terre, la mer et le ciel ; la ruse aurait consisté à endormir la jeune déesse pour la ravir.

Cette explication n’est pas admissible pour plusieurs raisons. La première et qui dispenserait de tout autre, c’est que, suivant le poète, Proserpine résiste à Hadès et remplit l’air de ses cris : […] (v. 19) — […] (v. 20) […]. Une personne engourdie ne se débat point et ne crie point : inutile d’insister. D’autre part, les cris de Proserpine sont essentiels à l’histoire, car Hécate les entend dans son antre et c’est elle qui finit par avertir Déméter (v. 57).

V

La question de l’étymologie doit nous arrêter un peu plus. Malgré les apparences et l’opinion des Anciens, narkissos ne peut se rattacher à narké, avec le sens de fleur ou plante narcotique. On se tromperait gravement en alléguant, à titre de parallèle, melissa et meli. Car le radical de meli, gén. melitos, est melit : melissa est pour melit-ja. Narkissos n’est pas plus un mot grec que les autres mots et noms propres en -issos, fréquents sur les deux rives de la mer Égée, qu’on a quelque raison de considérer comme appartenant à la langue carienne [6]. Issos n’est probablement pas un simple suffixe, puisqu’il existe une ville asiatique de ce nom, mais une épithète dont nous ne pouvons pas connaître le sens. Quant à narké, c’est un mot d’origine inconnue ; mais les dérivés certains qu’il a donnés sont bien grecs. Il est question dans Pausanias (V, 16, 7) d’un certain Narkissos, fils de Dionysos et de Physkoa, qui éleva à Elis un temple sous le vocable d’Athéna Narkaia ; l’épithète de Narkaios « engourdissante » convient bien à un fils de Dionysos, c’est-à-dire à Dionysos lui-même [7]. Mais il est inadmissible que le mot de narké, passé dans la langue grecque, se soit adjoint un suffixe ou un mot non hellénique pour désigner une plante et une fleur. En rattachant narkissos à narké, les Grecs ont cédé à la tentation de l’étymologie populaire. Du reste, les naturalistes anciens, non plus que les modernes, n’attribuent pas au narcisse de vertus narcotiques ; on se contente de dire, peut-être sous l’influence de la fausse étymologie, que certains extraits pharmaceutiques du narcisse calment les nerfs, que d’autres donnent des migraines et des nausées [8]. Concluons donc que si Proserpine fut victime du narcisse, comme elle le fut de la grenade, les qualités médicinales de ces végétaux n’ont rien à voir dans ses deux mésaventures, qui sont du ressort non de la botanique, mais de la magie.

VI

En ce qui concerne la légende du rapt de Proserpine, voici la conclusion positive qui me paraît ressortir de ce qui précède. Une forme antérieure devait en exclure ce qui était devenu presque l’essentiel pour un Claudien, inferni raptoris equos. Gaïa, pour complaire à Pluton, après avoir produit le narcisse séducteur, s’entrouvrit subitement sous les pieds de la jeune déesse, qui descendit ainsi aux Enfers. Une autre tradition éleusinienne a conservé le souvenir d’un épisode analogue où le dieu infernal et son équipage n’interviennent point. On racontait que le porcher Eubouleus, lors de l’enlèvement de Proserpine, avait été englouti avec son troupeau dans l’abîme subitement ouvert [9]. « En l’honneur d’Eubouleus, dit le scholiaste de Lucien, on jette des porcs (vivants), à la fête des Thesmophories, dans les gouffres de Déméter et de Koré. » Remarquez ces derniers mots : ils semblent bien indiquer une forme de la légende où Déméter descendait aux Enfers pour chercher Koré, ce qui explique que l’hymne homérique lui mette aux mains deux torches allumées, […] (v. 61). À Potniae en Béotie, où il y avait un bois consacré à Déméter et à Koré, Pausanias nous apprend que l’on jetait à certaines époques, dans des cavités appelées megara, des cochons de lait, et l’on prétendait que ces animaux reparaissaient l’année suivante à Dodone [10]. Sur quoi Pausanias observe : « Croie cela qui voudra. » Son scepticisme sur l’opinion populaire est légitime ; mais le rite n’en est pas moins attesté et remarquable par son caractère primitif. Comme personne ne voudrait, à l’exemple des Anciens, l’expliquer par l’anecdote d’Eubouleus, il est évident que cette anecdote a été imaginée pour expliquer le rite. Ce rite de sauvages est ce que les textes nous révèlent de plus archaïque sur l’emplacement où la religion d’Eleusis devait fleurir. Ce n’est plus, ou ce n’est pas encore, une jeune déesse entraînée aux Enfers par le prince infernal et recherchée par sa mère en deuil : ce sont de petits cochons jetés dans un trou béant, qui passe sans doute pour une entrée du monde souterrain. Conclure de là que Pluton et Eubouleus — ce sont des doublets, Eubouleus n’étant qu’un euphémisme et désignant Pluton dans le langage populaire de même que Déméter et Koré, autres doublets non moins évidents, appartenaient originairement à l’espèce porcine serait dépasser ma pensée en la précisant outre mesure ; mais il ne me semble pas niable qu’antérieurement à l’anthropomorphisme grec, à l’époque des cultes zoomorphiques, le sacrifice de porcs sacrés, précipités dans un trou à destination de l’autre monde, ait marqué l’origine de la légende et des rites qui devaient prendre un si magnifique développement [11].

VII

Proserpine ayant été trompée deux fois, comme on l’a vu, au moyen d’un narcisse d’abord, puis d’une grenade, il était naturel, aux yeux des Anciens, qu’elle eût ces plantes en horreur. Pour la grenade, le fait est avéré [12], elle est absolument exclue du culte de Déméter et de Koré, ainsi que de la nourriture des initiés. La question est plus difficile pour le narcisse. Plutarque, dans ses Questions conviviales [13], admire l’intelligence des Anciens qui ont donné aux végétaux des noms en rapport avec leurs propriétés. Il cite l’exemple du narcisse, ainsi nommé parce qu’il émousse les nerfs et cause des lourdeurs narcotiques ([…]) ; c’est pourquoi, ajoute-t-il, Sophocle l’a nommé « ancienne couronne des grandes divinités », c’est-à-dire des divinités chthoniennes ([…]) [14]. Cornutus [15], qui écrivait avant Plutarque, vise certainement le même passage de Sophocle quand il parle du caractère funéraire du narcisse et dit qu’on le considère comme formant la couronne des Erinyes. Même affirmation dans le commentaire d’Eustathe sur l’Iliade (p. 87) : « Le narcisse est la couronne des Erinyes [16]. » À quoi l’on peut ajouter qu’Eschyle attribue précisément au chant des Erinyes une action narcotique, […] (Eumen., 331). L’expression de Plutarque […], précisée par le mot […], peut parfaitement s’appliquer aux Erinyes ou Euménides, qu’Œdipe invoque sous le nom de […] [17]. Mais si l’on consulte une édition de Sophocle pour le vers auquel font allusion Comutus, Plutarque et Eustathe (Oed. Col., 684), on constate que le texte fait du narcisse la couronne de Déméter et de Kora, […] (et non […]) […]. Le duel n’est pas une correction ; c’est le texte du manuscrit de la Laurentienne. Ce n’est pourtant pas un motif de l’accepter sans examen. Les manuscrits de Sophocle que lisaient Comutus et Plutarque étaient beaucoup plus anciens que le nôtre, ce qui ne veut pas dire — les découvertes de textes littéraires sur les papyrus l’ont établi — qu’ils fussent meilleurs. Mais il n’y a aucune autre mention d’une couronne de narcisse portée par Déméter et Koré ; il n’y en a, que je sache, aucun exemple dans les monuments. La scène de l’Œdipe à Colone se passant près du sanctuaire des Euménides, ce fait a pu motiver l’erreur de Plutarque ou du copiste dont il avait le travail sous les yeux ; mais il peut également justifier la lecture […], à laquelle un réviseur atticisant aura substitué la forme du duel, dans l’idée, peut-être fausse, à coup sûr discutable, qu’il s’agissait de Déméter et de Koré.

Une phrase d’Hésychius : […], ne peut être alléguée comme une confirmation du texte reçu de Sophocle. Qu’une fleur qui n’est pas le narcisse, mais semblable au narcisse — ce qui est le cas de diverses espèces de lis — ait été qualifiée de démétérienne, cela ne prouve nullement que Déméter et Koré se soient couronnées de narcisse, alors que nous savons que leurs parures végétales ordinaires étaient les épis et les pavots.

VIII

Ce qui précède était écrit quand j’ai lu les scholies anciennes dans l’édition d’Œdipe à Colone donnée par Meinecke en 1863. Elles confirment tout à fait mon sentiment. L’une d’elles est très brève (v. 683) : […]. L’autre (v. 681) est plus développée et mérite d’être traduite :

« Voici ce que disent les commentateurs ([…]). Ils nient que le narcisse soit la couronne de Déméter et de Koré ; car elles se couronnent d’épis. Peut-être faut-il écrire […] [génitif pluriel dorien] [18] signifiant les Erinyes ; car la localité où se trouvait Œdipe leur était consacrée. Que le narcisse soit la couronne des Erinyes, c’est ce qui paraît par les vers d’Euphorion :

Terribles, elles poursuivaient leur chemin,
Les Euménides, petites filles du blanc Phorkys,
Leurs cheveux couronnés de narcisses…

peut-être parce que le narcisse pousse le plus souvent près des tombes ; ou parce que ces divinités sont les causes de frissons et de torpeurs ([…]), de sorte que le nom de cette plante est en accord avec elles. Peut-être Sophocle a-t-il dit que le narcisse était l’ancienne couronne des deux grandes déesses, usant d’une syllepse, au lieu de dire “ancienne couronne de la déesse”, c’est-à-dire de Koré. Pourquoi ? Parce que, avant que Pluton ne l’enlevât, elle prenait plaisir au narcisse ; on dit, en effet, qu’elle fut enlevée au moment où elle cueillait un narcisse. Ainsi le mot ancienne, ajouté par l’auteur, signifierait qu’antérieurement à son enlèvement une couronne de narcisse lui était agréable. On dit encore que les deux déesses ne se paraient pas de fleurs, et que même les femmes célébrant les Thesmophories renonçaient à porter des couronnes de fleurs. Istros dit que la couronne de Déméter se compose de myrte et de smilax, au sujet desquels il y a contestation [19] ; l’hiérophante, les hiérophantides, le dadouque et les autres prêtresses portent une couronne de myrte ; par ce motif, on l’attribue aussi à Démèter. »

Schneidewin, dans son commentaire sur Œdipe à Colone (1854), pense que Sophocle fait allusion à la légende éleusinienne de l’enlèvement de Proserpine où le narcisse joue le rôle que nous savons ; si le poète qualifie d’ancienne la couronne de narcisse que portent les déesses, c’est pour signifier qu’après le rapt de Koré elles ont cessé de se couronner de fleurs pour ne plus porter que des couronnes d’épis. Schneidewin accepte ainsi, sans d’ailleurs citer sa source, une des opinions consignées dans les scolies, mais certainement la moins raisonnable. […] ne peut pas signifier « la couronne d’antan », mais « la couronne depuis longtemps adoptée », « la couronne usuelle et traditionnelle ». Par les motifs que nous avons indiqués et que confirme le fragment d’Euphorion, il ne pouvait s’agir, dans la pensée de Sophocle, que des Euménides, et alors il faut écrire […], sans songer aux divinités d’Eleusis. L’erreur, perpétuée dans nos éditions par l’influence du manuscrit de la Laurentienne, doit être fort ancienne, puisque des commentateurs qui pouvaient encore lire Euphorion out cru devoir la signaler et la combattre. Tournier, dans son édition de Sophocle, n’a même pas soupçonné la difficulté et ne consacre pas un mot de note à ce passage. Le plus copieux éditeur de Sophocle, Jebb (1885), dit que le scholiaste a eu tort de proposer la lecture […] et n’est pas davantage d’accord avec Nauck, qui écrit […]. Il renvoie au passage de Plutarque où on lit […], mais ne dit rien de celui de Cornutus, qui est antérieur. Ses longues notes sur les mots […] et […] prêtent à de fortes objections. « Le narcisse, dit-il, est la fleur de la mort imminente, étant associé, par son parfum narcotique, au mot […]. » Il faudrait prouver, par des témoignages de naturalistes ou de chimistes, que le parfum du narcisse est narcotique ; or, comme je l’ai montré, tout ce qu’on a pu dire, c’est qu’il calme les nerfs, ce qui est peu de chose ; personne ne l’a jamais rapproché du pavot. Jebb continue en disant que le narcisse est la dernière fleur qu’ait voulu cueillir Proserpine quand Pluton la saisit, et il souligne le mot dernière, comme pour conclure de là (d’autres l’ont fait avant lui) que le narcisse conduit tout droit à la mort. Cette pensée devait être tout à fait étrangère à l’auteur de l’hymne homérique, sans quoi il eût montré Proserpine se couronnant des cent fleurs du narcisse, en respirant avec volupté le parfum fatal. Ici intervient la citation d’Euphorion sur les couronnes de narcisse des Euménides ; mais Jebb ne paraît pas s’apercevoir que ce texte, remontant à 220 av. J.-C., est l’équivalent d’un témoignage antérieur de douze siècles au Laurentianus sur la lecture qu’il convient d’adopter pour le vers de Sophocle. Ses observations sur l’[…] débutent ainsi : « Le narcisse ne figure pas spécialement (en italiques) comme un attribut des déesses, à la façon des épis et du pavot de Déméter, de la grenade de Koré, du myrte de Iacchos. » Il y a là une erreur ; la grenade est l’attribut de Héra ; elle n’est jamais associée à Koré qui a ce fruit en profonde aversion, pour des raisons qu’on n’a pas encore démêlées. Les archéologues prétendaient autrefois que la grenade symbolisait la fécondité : si Proserpine, ayant mangé aux Enfers un pépin de grenade, avait été privée, du moins pour une partie de l’année, du droit de vivre à la lumière du jour, c’était, disait-on, que son mariage avec Pluton avait été consommé ; l’absorption du pépin ne serait qu’un euphémisme. À cette opinion singulière, Boetticher en opposa une autre : la grenade symbolisait le sang et la mort ; Proserpine, en mangeant un pépin, devient esclave de la mort. Mais alors pourquoi la Héra d’Argos, protectrice des mariages, tient-elle une grenade comme attribut ? Enfin, un savant qui était homme d’esprit, Andrew Lang, eut l’heureuse idée de rappeler différents mythes de sauvages où le fait de prendre chez les morts une nourriture quelconque est une manière de s’enchaîner à eux, comme on contracte une alliance avec les vivants en s’asseyant à leur table ; le pépin absorbé par Proserpine aurait pu aussi bien être celui d’une pomme. Reste à savoir pourquoi la grenade est l’attribut de la Héra d’Argos ; je l’explique timidement en supposant que cette grande déesse prit, à Argos, la succession d’une déesse-grenade, comme Déméter, à Eleusis, prit la succession d’une déesse-épi. Mais revenons au commentaire de Jebb. « Comme étant la fleur que Kora cueillait au moment de son enlèvement, le narcisse fut associé dès l’abord ([…]) au culte des déesses [affirmation gratuite, qui n’est fondée sur aucun texte] et fut une (souligné) des fleurs qui convenaient le mieux à ces guirlandes, lesquelles, sur les peintures murales, remplacent parfois la couronne d’épis plus habituelle à Déméter. » Cette phrase du célèbre éditeur de Sophocle ne serait discutable que s’il existait un seul exemple de Déméter portant une couronne où entre le narcisse ; comme il n’y a rien de tel, on peut s’abstenir d’y insister. Je continue : « Hésychius dit qu’en Crête le narcisse s’appelait […]. » Le texte d’Hésychius porte seulement : […]. Pas un mot de la Crète : Jebb aura cité de mémoire. J’ai déjà dit que ce texte ne permet nullement d’inférer que Déméter, en quelque pays que ce soit, ait porté une couronne de narcisse. Et puisque les éditeurs variorum aiment à multiplier les citations, même hors de propos, Jebb continue en disant qu’à Rhodes Kora était couronnée d’asphodèle et qu’à Hermione les fidèles de Déméter se paraient d’une espèce d’hyacinthe, toutes choses qui n’ont rien à voir avec le sujet. Enfin, il observe que l’interprétation de Schneidewin : « couronne primitive, plus tard remplacée par d’autres » est contraire au mythe lui-même, qui fait du narcisse une joie nouvelle (en italiques) pour les yeux de Koré. Jebb a raison de repousser la bizarre explication empruntée par Schneidewin au scholiaste ; mais il a tort de ne pas citer ce scholiaste au lieu de Schneidewin et plus tort encore de lui opposer un argument qui ne vaut rien. En effet, à l’appui de son dire, il renvoie à Hom. Hymn. 5, 15 (lire 4, 15). Mais voici le vers 15, déjà cité, de l’hymne homérique : […].

Où Jebb a-t-il vu que le narcisse soit a new joy to Cora ’s eyes ? L’admiration qu’elle éprouve ([…]) s’adresse au narcisse merveilleux à cent têtes, […] (v. 12) ; elle s’explique d’autant mieux que le narcisse ne porte ordinairement qu’une fleur. Interpréter cela en disant que le narcisse est nouveau pour Kora, qu’elle n’a pu, par suite, se couronner de narcisse la veille ou l’avant-veille, c’est vraiment abuser du droit d’avoir tort. Jebb était un excellent helléniste ; mais le narcisse ne lui a pas porté bonheur.

IX

Je formule en terminant, à l’usage surtout de ceux qui ne liront pas de près ce petit mémoire, les thèses que j’y ai indiquées ou développées :

1. L’hymne homérique laisse entrevoir un état plus ancien de la légende où, sans l’intervention de Pluton conduisant son char, Koré tombait dans une fissure du sol dissimulée par un narcisse gigantesque.

2. Dans un état ancien de la légende, Déméter allumait deux torches pour chercher sa fille, non sur terre, mais sous terre.

3. Les grandes déesses couronnées de narcisse, dont parle Sophocle, sont les Euménides, non pas Déméter et Koré.

4. Narkissos n’est pas un mot grec, et la relation établie par les Anciens et les Modernes entre ce mot et […] n’est qu’une illusion de l’étymologie populaire.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « Le Narcisse dans Homère et dans Sophocle », Cultes, Mythes et religions, Éditions Ernest Leroux, Paris, 1905-1923.

Notes

[1Mémoire lu à l’Académie des inscriptions en 1915 (Comptes rendus. p. 315-316) et publié dans la Revue archéologique, 1918, lI, p. 301-316.

[2Pausanias, VIII, 37, 9 : « […] ». Cf. ibid., IX, 27, 2.

[3Allen, Journ. Hell. Stud., 1897, p. 61.

[4Foerster, Raub-und Rückkehr, p. 31.

[5Vers 373 : […]. Version un peu différente au vers 413 : […].

[6Ilissos, Kephis(s)os, Arabissos, Kikissos, Koropissos, Rudissos, Pednélissos, etc. Cf. Pauli, Eine vorgriech. Inschrift aus Lemnos, 1886, et mon article « Lydian Origin of the Etruscans », dans Bab. and Or. Record, 1892, p. 85.

[7Schwenk (Mythol., p. 384) explique que Narkissos (la torpeur) pouvait bien être le fils de Dionysos et de Physkoa (l’obésité).

[8Pline, Hist. nat., XXI, 128 (vomitorium, nervis inimicum, caput gravantem). Cf. l’article « Narcisse » dans la Grande Encyclopédie : « Bulbe visqueux doué de propriétés vomitives… Les fleurs présentent une odeur agréable qui a suffi, dans certains cas, pour calmer des convulsions nerveuses. » C’est le contraire du nervis inimicum de Pline.

[9Clem. Alex., Protrept., 11, 20, 2 ; Schol. Lucian., éd. Rabe, p. 276. Ce dernier texte porte : […]. Jessen (art. « Eubuleus » dans Pauly-Wissowa) traduit : die Schlucht die Pluton und Kora als Eingang zur Unterwelt gedient, tout en reproduisant les mots du texte grec, qui parlent de Déméter et de Koré.

[10Pausanias, IX, 8, 1.

[11Il ne manquait pas, dans le monde antique, de cavités naturelles, abîmes ou lacs, qui, comme le lac Arverne, passaient pour des entrées des Enfers, ostia Inféri. Nous ne savons pas si l’on avait l’habitude, ailleurs qu’en Attique et en Béotie, d’y jeter des porcs, mais ce rite a pu se propager au loin avec le culte de Déméter et de sa fille. Si un pareil rite existait chez les Géraséniens ou Gadaréniens, sur les bords du lac de Tibériade, lesquels devaient être hellènes ou hellénisés puisqu’on élevait chez eux des troupeaux de porcs, on y verrait volontiers l’origine d’un épisode de l’histoire évangélique qui a beaucoup exercé les commentateurs. Peut-être les Géraséniens croyaient-ils se débarrasser ainsi, par une noyade périodique, des esprits impurs qui infestaient leur contrée et qui, introduits dans les porcs par quelque exorcisme, retournaient avec eux à travers les eaux du lac dans les Enfers, leur légitime domicile. Le démoniaque dont parlent les récits évangéliques (Matthieu, VIII, 28 ; Marc, V, 1 ; Luc, VIII, 26) erre parmi les tombes en traînant une chaîne brisée, comme il convient à un revenant ; les démons qui le possèdent demandent eux-mêmes à être envoyés dans les corps des pourceaux. Malgré les obscurités de ces textes, peu intelligibles dans leur état actuel, il me semble depuis longtemps qu’ils ont pour point de départ un rite païen analogue à celui des Thesmophories ; mais ce n’est peut-être là qu’une illusion de « mythologue ».

[12Pausanias, VIII, 37, 7 ; Porphyre, De abstin., IV, 16 ; Clem. Alex., Protrep., Ii, 19 ; Schol. Lucian., éd. Rabe, p. 280, etc.

[13Plutarque, Quaest. conviv., III, 1, p. 647.

[14Sont considérés comme […] Déméter, Perséphone, Pluton, Hermès, Dionysos, les Erinyes (cf. StolI, s. b. « Chthonios », dans Roscher, Lexikon).

[15Cornutus, c. 35 : […].

[16[…].

[17Déméter et Koré sont mentionnées (mais non pas nommées) comme […] dans Œdipe à Colone, v. 1052 ; il est question de Déméter féconde. […], ibid., 1600, mais non ailleurs, du moins dans les pièces de Sophocle que nous possédons.

[18Cf vers 695 : […].

[19Cf Fragm. hist. graec., t. I, p. 421, pour le sens supposé de ces mots.

Partenaires référencement
Psychanalyste Paris | Psychanalyste Paris 10 | Psychanalyste Argenteuil 95
Annuaire Psychanalyste Paris | Psychanalystes Paris
Avocats en propriété intellectuelle | Avocats paris - Droits d'auteur, droit des marques, droit à l'image et vie privée
Avocats paris - Droit d'auteur, droit des marques et de la création d'entreprise