LE PROBLÈME DE LA BISEXUALITÉ
WEININGER-FLIESS-HIRSCHFELD
En 1903, dans Ursachen und Wesen des Uranismus [1], le Dr Hirschfeld disait simplement et tranquillement ceci : « je reconnais que je ne suis pas encore en état, en partant de mon matériel d’observations, de porter un jugement concluant sur l’existence, la fréquence et la signification des Bisexuels. Précédemment je les tenais pour une classe très répandue. Mais l’examen averti de beaucoup d’uranistes mariés m’a rendu hésitant. » Et il énumère les raisons de fine analyse psychologique qui rendent en effet délicate la solution. C’est qu’il faut faire une distinction entre l’impulsion sexuelle et les actes sexuels : ces derniers sont fort possibles, même sans attrait pour un sexe donné. « Que l’on ne croie pas que qui peut avoir des relations avec les deux sexes, les aime tous les deux [2]. » De véritables bisexuels, c’est-à-dire, des gens qui fussent épris d’amour — au vrai sens du mot — pour quelqu’un d’un sexe et ensuite pour quelqu’un de l’autre sexe, de tels types, il n’a pu encore en reconnaître et en déterminer avec certitude. Et il tient provisoirement pour invraisemblable un penchant accusé et sans complication pour les deux sexes [3].
L’enquête statistique de 1903 permettait, on l’a vu de mettre en évidence une proportion de bisexuels, évaluée à 4 pour 100. Mais, bien entendu, il n’était jamais entré dans la pensée des enquêteurs de prendre ce chiffre au pied de la lettre ; ce n’était qu’un point de repère, qu’une indication. Le facteur principal du doute et du vague qui s’attachent à ces chiffres, c’est bien moins le soupçon de tromperie volontaire que l’erreur possible des individus eux-mêmes sur leur propres sentiments et l’ignorance de leur vraie nature. En tout cas, s’il faut attendre comme le veut Hirschfeld, pour savoir s’il y a des bisexuels au sens strict du mot, l’on peut toujours conserver le terme de bisexuel dans le sens pratique et courant, où il a été pris dans l’enquête, où il est pris communément, d’individu se sentant attiré, sexuellement par les deux sexes et ayant ou non d’ailleurs donné cours à ses désirs.
Il importait donc de revenir sur la question des Bisexuels et de la Bisexualité. C’est ce que HirschFeld a fait dans un article important de l’annuaire VIII (1906) [4] D’autant que la question était dans l’air : un peu avant, et depuis l’enquête surtout, maints auteurs l’avaient abordée et quelques-uns comme Weininger, Fliess. Friedländer l’avaient traitée avec un sens magistral, mais peut-être audacieux de la généralisation.
Si l’on réfléchit que la question de l’inversion acquise au sens restreint qu’on lui donne avec Moll (et même Schrenek-Notzing), d’une acquisition impliquant toujours une certaine prédisposition peut se ramener en somme presque entièrement à celle de la bisexualité, on reconnaîtra facilement que cette dernière est à cette heure le point vital de la doctrine de l’Homosexualité, elle est le nom nouveau sous lequel se discute la nature de l’Homosexualité.
Mais au préalable Hirschfeld met le doigt sur une équivoque que le mot bisexualité entraîne et dont les auteurs sont quelquefois dupes eux-mêmes, non moins que les profanes.
Le mot bisexualité (Bisexualität [5]) a — ou a pris — deux sens en effet ; le substantif les confond, mais les adjectifs bisexué et bisexuel les séparent assez bien.
Bisexualité signifie, au sens psychologique, devenu le plus usuel du mot, la double direction de l’instinct sexuel, dont l’existence est admise pratiquement chez un seul et même individu, vis-à-vis d’individus de même sexe et de sexe différent ; c’est à ce sens que se rapporte l’adjectif bisexuel.
Mais bisexualité signifie aussi, au sens biologique, la présence dans un seul et même individu donné — et peut-être chez tous les hommes — de deux sexes, de deux sexualités, plus ou moins au complet ; c’est ce qu’exprime le terme bisexué. Ce n’est pas l’hermaphrodisme qui implique nécessairement des caractères morphologiques, portant en première ligne sur les organes génitaux. La bisexualité ou mieux la double sexualité (ou encore la bisexuation) peut exister, existerait toujours même au dire de ceux qui l’étendent à tous les hommes, en dehors et indépendamment de l’hermaphrodisme, de l’androgynisme apparents. Elle serait d’origine embryologique et de nature cellulaire, chimique, électrique peut-être [6].
Qu’il y ait des rapports entre ces deux sortes de bisexualité, cela va sans dire et c’est même presque toute la question que de préciser ces rapports. La double sexualité est le fondement implicite de la théorie des sexuelle Zwischenstufen d’Hirschfeld ; pourtant comme on sait, Hirschfeld fait résistance pour admettre l’autre bisexualité. Il s’agit de savoir comment la théorie des Zwischenstufen peut aider a expliquer la bisexualité proprement dite, si même elle ne force pas à admettre cette bisexualité, en quoi ce serait dépasser la pensée de son auteur, autant du moins qu’il l’a poussée et mûrie jusqu’à présent.
Avant d’exposer l’opinion d’Hirschfeld, qu’il vaut mieux réserver, puisqu’elle est à peu près la dernière en date, il convient de saisir à sa naissance scientifique, ou plutôt à sa renaissance et à son entrée ce semble définitive parmi les notions biologiques cette idée de double sexualité ou de bisexuation, chez les savants et les philosophes allemands, qui l’ont reprise au domaine commun des idées banales, et renouvelée, pendant ces dernières années [7].
Une querelle s’éleva, en 1906, entre deux ou trois savants allemands, à seule fin de revendiquer pour l’un d’eux, W. Fliess, la priorité de la découverte de la double sexualité de l’individu humain. L’ouvrage qui était sensé la contenir paraissait en 1906 [8]. L’auteur et ses défenseurs élevaient des réclamations contre un jeune philosophe viennois, Otto Weininger, auquel un tiers, le Dr Swoboda, aurait communiqué l’idée originale et nouvelle de Fliess, que Weininger aurait exploitée et déflorée dans un ouvrage paru trois ans auparavant, Geschlecht und Charakter [9], qui eut un succès bruyant en Allemagne et peu après l’apparition duquel l’auteur devenu fou se suicida.
Pour prouver sou originalité, Fliess avec ses défenseurs invoqua une raison qui se retourne contre elle : il dit qu’il a ignoré délibérément la littérature de son sujet.
Hirschfeld n’a pas de peine à réunir bon nombre de textes de différents auteurs récents ou anciens attestant que cette idée de double sexualité n’est rien moins que neuve.
Fliess, assurément, peut se targuer d’une certaine originalité relativement à la mise en oeuvre et à la démonstration mais il est impossible qu’il revendique la priorité d’une idée qui est banale. Ces disputes sont toutefois significatives.
Elles prouvent que les savants ont l’impression d’avoir donné droit de cité scientifique à des idées qui tramaient chez les philosophes ou les poètes : c’est ce droit de cité qu’ils appellent découverte. Cela est en tout cas la marque d’un progrès vers la précision et la rigueur qu’il faut exiger d’elles pour les admettre comme de véritables hypothèses.
Que Weininger ait ou non le mérite de la priorité réelle, il a la priorité de publication. Il ne semble pas que son ouvrage ait suscité de l’intérêt en France, on peut se demander s’il a été seulement. connu. M. Ernest Seillière [10] qui le signale dans un feuilleton du Journal des débats, paraît en parler le premier chez nous. Et l’ouvrage pour lui-même, à vrai dire, qui donne en effet l’impression d’une « rapsodie » talentueuse, produit d’une jeune intelligence brillante et vive, paradoxale et outrancière, à l’équilibre instable mérite moins d’attention, surtout à l’étranger, que l’état d’esprit, les préoccupations qu’il décèle non seulement chez les philosophes biologistes allemands, mais dans la jeunesse allemande, mais dans le public lettré et cultivé qui lui a fait un accueil empreint de quelque snobisme. C’est un livre révélateur qui trahit l’inconscient de l’âme allemande contemporaine, et son inquiète recherche d’une philosophie, M. Seillière dit, d’une métaphysique du sexe.
C’est en somme une tentative faite par la philosophie pour s’annexer un peu prématurément quelques hypothèses biologiques récentes, tentative qui n’a qu’à moitié réussi par la faute de l’auteur trop pressé et trop frénétique — aux deux sens du mot —. Et si l’on peut d’une part, se réjouir que l’hypothèse de la bisexuation (que Weininger semble tout particulièrement apprécier sous la forme que Hirschfeld lui a donnée dans sa théorie des Zwischenstufen) ait été goûtée par les penseurs, il faut craindre peut-être par ailleurs que cette mainmise sur une hypothèse scientifique la compromette aux yeux de savants ombrageux comme étant de simple littérature.
Quoi qu’il en soit, l’idée de la dualité de sexe qui fait le fondement de cet essai philosophique est exposée avec modération et l’on ne saurait la tenir pour responsable des déductions désordonnées, misogynes et antisémites auxquelles le sémite auteur de Geschlecht und Charakter s’abandonne.
Weininger rappelle immédiatement à l’esprit Schopenhauer. De ce qui fut chez celui-ci une digression importante, et alors nouvelle et fort suggestive, à savoir le recours direct à la sexualité pour l’interprétation psychologique de l’amour. Weininger fait le point de départ de toute sa philosophie.
Il admet l’espèce de loi de l’attraction des contraires et de neutralisation, proposée par Schopenhauer, mais il la rend plus complexe et sans doute plus adéquate à la réalité, en reconnaissant dans chacun des individus qui s’attirent une dualité de sexe foncière, d’où résulte un dédoublement de l’attraction réciproque qu’il formule d’une manière spécieuse dans ces termes [11] : « À la conjugaison sexuelle tendent toujours un homme complet et une femme complète, encore que répartis (chacun) entre les deux individus, en des proportions diverses dans chaque cas ». En d’autres termes, les éléments masculins d’un individu donné aspirent à se compléter, à se neutraliser au moyen des éléments féminins de l’individu opposé, mais parallèlement et secondairement, les éléments féminins qu’il contient en vertu de sa dualité sexuelle doivent aussi trouver leur complément et leur neutralisation dans les éléments masculins secondaires de son partenaire. Autre analogie avec Schopenhauer, Weininger se préoccupe presque aussitôt de l’homosexualité qu’on appelait alors pédérastie. Au scandale des philosophes d’alors, Schopenhauer consacrait quelques pages à ce paradoxe de l’amour où il pressentait que se cachait peut-être l’explication de l’amour commun et normal ; Weininger n’a pas de peine à l’expliquer au moyen de sa loi d’attraction, puisqu’elle est empruntée aux théories mêmes de l’homosexualité. Weininger cite fréquemment en effet le Jahrbuch de Hirschfeld, où, philosophe, il croit pouvoir reprendre son bien déjà élaboré scientifiquement, s’il est vrai que l’idée de dualité de sexe soit à l’origine religieuse et philosophique, artistique et poétique (le texte élohiste de la Genèse, le mythe de Platon, l’Ischa des kabbalistes), mais l’information fort étendue du jeune philosophe n’est pas exclusive et procède des sources les plus autorisées comme des moins officielles.
Reprenant donc le fait banal du Couple humain, Weíninger aura pour but prochain de démontrer les défectuosités patentes et pourtant à peine soupçonnées de cette notion [12]. En effet, si on cherche à la préciser, on arrive à reconnaître qu’il n’existe pas de caractéristiques fermes de chacun des deux termes qui le composent, l’homme et la femme. Les anatomistes sont incapables d’en fournir les signes sûrs et concrets et l’embryologie nous apprend que l’embryon est d’abord indifférent quoique sexué. L’expérience ne nous prouve pas seulement que les individus représentent des mélanges en proportions diverses de qualités masculines et féminines, mais bien qu’il n’y a en réalité que ceci : des formes sexuelles intermédiaires entre deux types idéaux qui sont l’homme et la femme. « L’expérience ne fait voir ni homme ni femme, pourrait-on dire, mais seulement plus ou moins de masculin ou de féminin. » Bref, cette notion du couple — qui n’en est pas moins réelle ni valable pour cela — serait beaucoup plus d’ordre social que d’ordre vraiment biologique. Pour philosopher comme il le fera dans la seconde partie de son essai (qui ne nous intéresse plus), il faudra donc spéculer sur ces types irréels, biologiquement parlant, l’homme et la femme ; en attendant, la réalité et la vie ne nous offrent que la « multiple diversité sexuelle (Sexuelle Mannigfaltigkeit) ».
Comment faut-il concevoir cette dualité de sexe en un seul individu [13] ? Il faut reprendre cet ancien axiome du zoologiste danois Steenstrup : « Le sexe est répandu dans tout l’organisme [14] », c’est-à-dire que chaque cellule de l’organisme est déterminée sexuellement, ou bien encore à un certain ton sexuel prédominant, mâle ou femelle, et possède cette caractéristique â un degré d’intensité différent pour chacune. Cela revient à dire que la loi des sexuelle Zwischenstufen doit être étendue à l’unité cellulaire de l’organisme.
De quelle nature est la sexualité ? Est-elle d’essence morphologique ou physiologique, physique ou chimique ? Voilà ce que nous ne savons pas et que provisoirement nous pouvons laisser de côté. La sexualité de l’organisme est le résultat de la sexualité de chacune de ses cellules et elle s’exprime par plusieurs séries de caractères que, depuis Hunter, nous appelons caractères sexuels, primaires, secondaires, tertiaires et même quaternaires (Havelock-Ellis).
Ainsi la glande sexuelle n’a pas ce rôle prépondérant qu’il avait cru devoir lui accorder. Néanmoins, par les sécrétions internes, elle a dans la détermination finale du degré de sexualité de l’individu un rôle complémentaire considérable, mais complémentaire seulement. La glande sexuelle est simplement par ses cellules l’organe ou un sexe est plus évident et plus concentré. C’est pourquoi l’opinion ancienne d’Aristote reprise par des savants modernes (Darwin, Weissmann) apparaît trop sommaire qui consistait à admettre que la castration suffirait à faire passer un individu d’un sexe à l’autre. L’incertitude, le flottement de la sexualité existe, subsiste en dehors, au-dessus de la sécrétion glandulaire ; la castration ne fait qu’enlever un des freins, le plus actif, sinon le plus important, à une incertitude plus grande (Sellheim-Arth. Foges) [15].
C’est le protoplasma cellulaire, l’idioplasma, qui, avec sa détermination sexuelle faite d’une combinaison en proportions variables de plasma mâle (arrhénoplasma) et de plasma femelle (thelyplasma) porte la réserve de l’hérédité spécifique, générique, ethnique (Naegeli, de Vriès, Hertwig) contrairement à la théorie de Weissmann. L’hypothèse proposée par V. Krafft-Ebing d’un centre psycho-sexuel pour expliquer les types hermaphrodite, androgyne, homosexuel — est rendue ainsi inutile. La cause de la sexualité est supérieure ; elle est cellulaire, protoplasmique. Chaque cellule, chaque organe a un potentiel sexuel variable en qualité et en quantité. Voilà l’origine profonde de ces types infiniment divers et parfois si complexes : mâles bien caractérisés, avec, pourtant, une barbe très peu prononcée ou une musculature médiocre, femmes bien féminines par tout le reste, avec des glandes mammaires rudimentaires, hommes assez féminisés, presque androgynes, avec, pourtant, une forte barbe, femme viraginisée à cheveux courts et à moustaches avec, pourtant, des seins opulents et un large bassin [16]. Et à un degré de complexité plus grand encore, individus à cuisses féminines et à jambes masculines, à hanche droite de femme et à hanche gauche d’homme (Weininger) ? Et il y a une quantité de différences plus délicates encore inconnues qui seront signalées une fois que l’attention générale aura été aiguillée dans ce sens.
C’est bien pour n’avoir pas tenu compte de ce que tout individu n’est d’ordinaire que Zwischenstufe larvée, qu’on n’est pas arrivé à obtenir des caractéristiques satisfaisantes du type homme et du type femme, du Masculin et du Féminin, qui n’existent pas ou — exceptionnellement ou avec une certaine rareté — purs et réalisés sans mélange en un individu. Bien des recherches, sinon toutes, seraient à reprendre, qui ont été faites sur des individus qualifiés superficiellement de Hans ou de Grete, d’après l’acte de baptême ou la vue des organes génitaux externes.
À la lumière de ces notions, puisées chez les savants et diligemment réunies par lui, Weininger [17], après avoir posé la loi que nous avons vue de l’attraction sexuelle, s’attaque au paradoxe sexuel. L’existence et la connaissance des formes sexuelles intermédiaires, qui sont des faits dûment constatables, réduisent à néant deux ou trois essais d’explication de l’homosexualité, l’un la théorie de l’inversion exclusivement acquise, l’autre la théorie de l’hermaphrodisme psycho-sexuel. Il est évident qu’il n’y a rien d’acquis, c’est-à-dire de fortuit et d’artificiel chez un homosexuel, type sexuel intermédiaire ni plus ni moins que bien d’autres, chez lequel l’instinct inverti n’est qu’un symptôme, ou mieux l’un des éléments du mélange en lui, en combinaisons imprévues et déconcertantes, de deux sexualités.
Il est clair aussi qu’en vertu de la correspondance stricte du physique et du moral il ne saurait guère y avoir une qualité psychique, comme l’instinct sexuel, qui n’ait pas au physique sa traduction anatomique ou fonctionnelle ; d’où il résulte que le pur hermaphrodite psycho-sexuel, selon V. Krafft-Ebing qui serait d’un sexe organique très caractérisé et exclusif avec un instinct, qualité psychique de l’autre sexe ne doit pas exister.
De même, la présomption générale de dégénérescence ou de névropathie qui est classique en manière d’explication de l’homosexualité est rendue assez oiseuse. S’il faut admettre la dégénérescence pour expliquer les sexuelle Zwischenstufen qui sont la généralité, sinon la totalité de l’espèce humaine, qu’on l’admette si on veut, mais cette explication, désormais trop générale et trop vague ne signifiera plus grand-chose [18]. Or, les homosexuels sont des Zwischenstufen au même titre que les autres et la présomption de dégénérescence n’éclaire en quoi que ce soit leur sexualité. Ce que l’on a dit de la dégénérescence est vrai, à plus forte raison, de la névropathie ou de toute autre explication pathologique. L’homosexuel est même à peine une anomalie. En réalité, voici ce qui se passe : l’instinct des homosexuels ou invertis est bisexuel, au moins virtuellement et originairement, traduction ou corollaire psychique de la bisexuation organique. Bien plus, il est certain que cette bisexualité de l’instinct existe à l’état rudimentaire chez tous les hommes. Preuve : bisexualité de la puberté et de la période indifférenciée, bisexualité manifestée par certaines conditions artificielles de vie monosexuelle : pensionnat, couvent, prison, etc. Autres preuves : l’amitié qui doit avoir une détermination inconsciente sexuelle, la pédérastie des animaux. Bref, le sentiment sexuel contraire n’est pas dans cette théorie une exception à la loi naturelle, mais n’en est qu’un cas particulier. Un individu qui est à peu près à moitié femme et à moitié homme aspire à se compléter par un autre qui présente ce mélange dans des proportions à peu près équivalentes. Ce qui est vrai de l’organisme, du tempérament, s’applique non moins justement au psychisme et au caractère. L’analyse psychologique doit supputer combien il y a en telle personne de masculin, combien de féminin. Mais il faut observer qu’au point de vue psychique l’individu de type intermédiaire n’est pas simultanément, mais alternativement homme et femme : il y a des oscillations en fonction du temps entre les deux sexualités ; la bisexuation psychologique est successive, non simultanée.
Il n’y a pas à suivre Weininger plus loin dans ses spéculations toujours suggestives, audacieuses et primesautières. Il se trouve qu’une chose le fascine et passionne au fond toute sa philosophie. Cette chose, c’est la femme. Or, il la hait violemment. Et cela, précisément est significatif et doit être relevé parce que nous aurons l’occasion de retrouver un autre écrivain antiféminin, théoricien de l’uranisme, mais moins prévenu que Weininger. On ne croit pas que ce soit coïncidence pure et que ces manifestations antiféminines chez les penseurs allemands de ces dernières générations soit dépourvues de raisons assez profondes. Il nous paraît qu’ils parlent un peu en enfants terribles, en garçons teutons [19] qui laissent échapper leur humeur et leur impatience contre la tyrannie chrétienne et latine du culte de la femme et de la galanterie. En ce sens qu’elle est une réaction, la misogynie de Weininger apparaîtra relativement moins violente. On [20] a relevé les prétentions de Weininger d’avoir émis des vues nouvelles sur le sexe et sur la sexualité. Ses notes et ses références abondantes semblent bien renier toute originalité en matière proprement biologique. Peut-être prend-il parfois d’heureuses formules pour des lois et des découvertes. En tout cas, dans l’analyse qu’on a faite de quelques chapitres de Geschlecht und Charakter on ne pensait pas faire celle d’une découverte, mais celle d’un exposé bien informé de cette idée ambiante de bisexuation dont Weininger, s’il n’en est pas l’inventeur, a été un vulgarisateur supérieur. Telle qu’elle est, elle s’impose aux savants autant qu’aux littérateurs, comme nous le verrons ; il importait donc de la connaître d’une façon quelque peu circonstanciée.
Ainsi la même année, cette idée de bisexualité était exposée avec moins d’emphase que par Weininger, par G. Herman [21]. L’ouvrage n’est guère scientifique tout en s’en donnant les dehors : du moins il appartient à la catégorie de ceux qui traitant de problèmes appartenant aux régions mal explorées des sciences doivent se contenter forcément de méthodes peu rigoureuses. Les quelques idées ingénieuses qui s’y trouvent en perdent de l’autorité, mais non de l’intérêt.
Herman admet la bisexualité de chaque individu comme un cas particulier biologique de la loi cosmique de bipolarité. Une foi cette loi admise comme cosmique. ce qui est une anticipation le Herman, l’analogie sans doute est frappante et tentante entre bipolarité et bisexualité. Le Dantec, dans son Traité de biologie [22], propose des comparaisons de ce genre, mais qu’il se défend de donner pour des explications. Ii est possible que la sexualité soit justiciable d’une explication de ce genre. Il est même presque probable que l’attrait sexuel, s’il n’est pas simplement de nature physique, électrique par exemple, mais d’ordre vital, procède pourtant de cette même force à un degré de complication supérieur ; mais il ne serait pas permis de laisser croire une hypothèse aussi vague déjà démontrée.
Quoi qu’il en soit de la nature de la bisexuation, Herman l’admet — en vertu d’une hypothèse plus précise et plus plausible — en chaque homme comme persistance de la double sexualité indifférenciée, embryonnaire. Mais elle y est latente, du moins dans chaque individu normal et les cas de bisexuation extérieure apparente sont des troubles d’évolution embryonnaire, des malformations congénitales. Il y a donc une bisexuation normale latente et une bisexuation anormale. Tous ou presque tous étant bisexuels. Herman partage, en ce qui regarde l’attrait sexuel, les individus en bisexuels, asexuels et suprasexuels, ces derniers étant ceux qui ont dépassé la vita sexualis ; il y a là une considération morale et mystique qui apporte quelque confusion. Mais la catégorie des asexuels est très légitime, d’autant qu’on n’en tient pas assez compte à l’ordinaire : ce sont ceux chez qui la polarité sexuelle est de tension nulle ou neutralisée de telle sorte qu’il y a équilibre sexuel, l’instinct n’exige pas un autre individu pour se satisfaire et parfois il n’exprime aucun besoin, ce sont les infantiles, les castrats, les auto-érotiques, les onanistes. Il est possible que les types rangés dans cette catégorie soient un peu hétérogènes, mais il est certain qu’il existe une catégorie notable d’asexuels à laquelle appartiennent certains auto-érotiques, les frigides, les chastes, les platoniques, catégorie de neutres qui paraîtrait plutôt devoir former un sous-groupe de bisexuels.
Herman indique plusieurs faits propres à établir l’idée d’une double sexualité normale : les traits féminins de la vie spirituelle, morale des grands hommes, particulièrement des artistes ; les aspirations viriles des femmes émancipées, des féministes ; une certaine effémination générale des hommes des classes cultivées et riches, une certaine virilisation de l’intelligence des femmes à mesure qu’elles s’instruisent ; les observations faites de périodicité mensuelle du rythme vital chez le mâle : rythme mensuel du pouls, hémorragie mensuelle.
Herman distingue une bisexualité normale et une bisexualité anormale dans laquelle il range toutes les anomalies sexuelles. Cette distinction contredit le principe des sexuelle Zwischenstufen que Herman n’admet pas dans un sens aussi étendu que Hirschfeld et Weininger.
La normalité de l’instinct est un état où la virtualité bisexuelle n’a pas rencontré les excitations propres à l’actualiser. L’homosexuel fait partie des bisexuels anormaux. Son anomalie est congénitale. Elle procède de la combinaison procréatrice des deux sexes qui donnent naissance à l’œuf. Mais un seul des éléments procréateurs pourrait fort bien apporter la bisexuation à lui seul, puisque mâle ou femelle il contient déjà la bisexuation héritée de ses parents et même si l’on tient compte de ses grands-parents, une bisexuation double.
La réserve est par conséquent l’excuse que comporte l’homosexualité, c’est qu’en face de la personne et du penchant de l’homosexuel, on ne peut pas dire qu’il s’agit de l’amour d’une personne d’un sexe pour une autre du même sexe, mais que c’est bien l’amour d’une personne pour une autre de sexe opposé.
Bien plus que l’ouvrage d’Herman, celui de Fliess [23] représente une contribution considérable et originale à l’étude de la bisexualité. Puisque cette revue ne dépasse pas les douze dernières
années, l’on n’a pas à rechercher les prédécesseurs de Fliess et Weininger dans cette voie. Ni Darwin, Variation des plantes et des animaux dans l’état de domesticité, ni Weissmann, Plasma germinatif, 1892, n’avaient dédaigné cette idée ; Lydston et Kiernan, Gley et Chevalier. Krafft-Ebing et Moll, on le sait, l’avaient utilisée. Mais il convient de rendre justice à un auteur que l’on ignore volontiers ou que l’on ne prend pas au sérieux, parce qu’il n’était pas docteur ni spécialiste quoique compétent dans la matière sur laquelle il écrivait, on veut parler de Heinrich Ulrich. C’est à lui principalement qu’il faudrait rapporter la reprise ou la réapparition moderne de l’idée de bisexualité. C’est sur elle qu’il fondait son interprétation de l’uranisme et le retour actuel à ces vues intuitives montre combien erroné et inutile fut l’assez long détour dans le domaine de la pathologie que les savants, dont beaucoup n’en sont pas revenus, ont fait faire à la question.
Fliess reprend donc la notion de double sexualité enrichie et précisée avec tous les résultats que la biologie et la physiologie ont obtenus dans l’intervalle. Il y adjoint, en guise d’introduction, une notion connexe : celle de périodicité des phénomènes vitaux qu’il avait touchée dans ses travaux antérieurs [24].
Chez la femme, on le sait, le rythme de cette périodicité, ce sont ses menstrues de vingt-huit en vingt-huit jours. Or, chez l’homme. il y a un rythme analogue dont la durée est de vingt-trois jours, c’est déjà en 1897 que Fliess avait cru pouvoir avancer cette loi. Ce que l’on connaît mieux et qui est déjà communément admis, c’est ce qu’Albrecht [25], puis Fliess lui-même, puis un élève de Fliess, R. Swoboda [26], ont étudié et appelé les équivalents de la menstruation chez l’homme : hémorragies (épistaxis), migraines, etc., etc. Albrecht avait constaté périodiquement dans l’urine une émission de globules blancs durant trois ou quatre jours, qu’il a appelée une « sorte de menstruation ». Hirschfeld rapporte le cas d’un homosexuel efféminé qui souffrait tous les vingt-huit, jours de migraine et de douleurs lombaires depuis l’âge de quatorze ans. Sa belle-mère lui disait : chez toi c’est comme chez nous.
Havelock Ellis [27] a aussi étudié le phénomène de la périodicité sexuelle, mensuelle chez l’homme. Pour lui, c’est Nelson qui en 1888, par une série d’observations sérieuses, a posé la question d’une période menstruelle chez l’homme : après Nelson Albrecht, puis Fliess avec ses intéressantes observations dans son étude sur les relations entre le nez et les organes génitaux féminins et, en même temps que ce dernier et ce semble indépendamment de lui, Béard, 1897 [28], qui aboutit avec Fliess au chiffre de vingt-trois jours et demi pour la durée d’un cycle physiologique qu’il nomme unité d’ovulation. Havelock Ellis produit ses propres observations au nombre de cinq ou six et l’auto-observation de Perry-Costes, développée et intéressante, fondée sur la réapparition assez périodique et spontanée chez un sujet strictement continent des pollutions nocturnes. Ces cas indiquent un certain rythme ou plutôt des rythmes de durées diverses.
Havelock Ellis croit qu’un cycle physiologique hebdomadaire serait celui qui ressortirait le plus nettement de ces observations trop peu nombreuses et convaincantes. Sa conclusion est qu’il n’est pas possible de faire une réponse affirmative définitive à la question de savoir s’il y a une périodicité menstruelle chez l’homme, mais que la prise en considération de la chose est justifiée, que son étude et sa discussion sont légitimes.
Mais Fliess se croit autorisé désormais à aller plus loin que les autres. Il admet que ce double rythme féminin et masculin, l’un de vingt-huit jours, l’autre de vingt-trois jours, est un fait suffisamment prouvé et, bien plus, que ce double rythme se produit, non pas respectivement chez les femmes et chez les hommes, mais chez un seul et même individu alternativement, de n’importe quel sexe et probablement chez tous les hommes, d’une façon plus ou moins visible.
Ce serait de la prééminence temporaire et alternative de chacune des deux substances que serait faite l’activité vitale dont les époques ou les crises sont la croissance avec ses subdivisions (les âges, les croissances partielles) puis la maladie, la grossesse, etc. C’est ainsi qu’il relie l’idée de bisexuation à celle de périodicité.
Poussant l’audace de l’hypothèse plus loin encore, il ne craint pas de symboliser la coexistence des deux sexes en un seul individu par la symétrie bilatérale du corps. Chaque moitié du corps serait d’un sexe (— ou d’un signe) contraire. La moitié droite d’ordinaire est la plus robuste, puisque presque tout le monde est droitier. Parfois, c’est la moitié gauche dont la tonicité et l’énergie prédominent : ce sont les gauchers. Et alors Fliess croit avoir remarqué que les hommes gauchers sont efféminés et les femmes gauchères viraginisées ou gynandroïdes. Il en donne une série d’exemples : ainsi les artistes seraient assez souvent gaucher. Le côté droit du corps est celui du sexe prédominant, apparent, quand le sexe apparent n’occupe pas ce côté, il y a trouble, incertitude, androgynisme.
Fliess cherche des arguments en passant en revue les malformations génitales et les maladies. Certes, l’on sait qu’il y a une asymétrie physiologique [29] et il faut admettre qu’il y a même une asymétrie pathologique [30] du corps humain. Des observations diverses l’ont montré d’une façon indubitable : les deux moitiés du corps ne réagissent pas également à la maladie. La raison de cette asymétrie est inconnue, et peut-être est-ce la chercher selon une méthode condamnée dès le principe à l’impuissance, que de se demander pourquoi les deux moitiés du corps ne sont pas exactement pareilles au lieu de se demander pourquoi elles sont presque pareilles, et pourquoi en définitive elles devraient être exactement pareilles. Fliess, en introduisant dans ces faits délicats et encore mal débrouillés la notion du sexe, n’apporte-t-il pas la confusion, d’autant que ses démonstrations semblent souvent assez faibles. Ainsi la hernie inguinale et la pneumonie, le rein flottant et le goitre sont des maladies respectivement très masculines et féminines, mais on les trouve dans un ordre interverti chez les individus intermédiaires : hommes féminisés, femmes masculines. Ou bien, au contraire, la double sexualité ne donnerait-elle pas l’explication demandée ?
L’idée d’identifier la bilatéralité du corps avec sa bisexuation supposée est un rapprochement peut-être des plus sagaces et des plus féconds, mais encore assez spécieux jusqu’à nouvel ordre et l’on ne peut pas dire qu’il soit démontré par le travail de Fliess. La symétrie bilatérale admise comme un fait reste en somme dépourvue d’explication bien satisfaisante. On l’aurait cette explication biologique ou physiologique le jour où l’on serait arrivé à démontrer que cette bipartition du corps est en relation avec la bisexuation, que chaque moitié du corps est le lieu d’élection au moins fonctionnel de l’un des deux sexes, sexe prédominant, sexe subordonné, qu’enfin cette double polarité que certaines expériences de magnétisme ont semblé mettre en évidence entre les deux segments latéraux du corps, est en relation avec la double sexualité dont elle ne serait même qu’une émanation.
On voit tout de suite une difficulté, c’est que dans la série phylogénique la sexuation apparaît bien avant la symétrie bilatérale, mais cette difficulté peut être plus apparente que réelle. En tout cas, si cela fait une excellente explication de la symétrie bilatérale, il n’est pas nécessaire qu’elle soit juste pour admettre la bisexuation normale, physiologique de l’individu. Le double sexe peut bien se caser autrement dans le corps, la double sexualité, s’ordonner sur un autre plan, sans avoir besoin de s’exprimer par la morphologie : elle peut être purement cellulaire, physico-chimique, électrique, etc. Fliess revient sur la double sexualité de l’œuf et des éléments sexuels procréateurs. L’œuf est hermaphrodite, cela est certain ; mais les éléments qui concourent à le former le sont aussi ; il n’y a qu’une différence dans les proportions. Si elles sont égales entre elles dans l’œuf’ tout récent, il y a prédominance d’une sexualité différente dans chacun des deux éléments, ovule et spermatozoïde. Pour qu’il y ait fécondation, peut-être faut-il que chaque élément perde, l’ovule, son élément mâle, le spermatozoïde, son élément femelle ; cela se passe-t-il régulièrement ainsi ? c’est douteux. Il semble bien que l’élément mâle importe des éléments femelles et l’ovule réciproquement des vestiges d’éléments mâles, d’où la double paire partiellement rudimentaire d’organes, glandes génitales ou conduits que l’on rencontre si souvent dans les individus qui sont bien loin d’être des pseudo-hermaphrodites. De même, au moral, un individu hérite de caractères mêles provenant de la ligne maternelle et inversement.
En tout cas, dans l’acte de fécondation, ii n’y a dit Fliess, nullement comme on l’enseigne, confusion des deux sexes en une autre substance, mais bien réciprocité d’action des facteurs sexuels persistants sur l’unité apparente d’un nouvel individu oeuf, embryon, adulte. Tel est le fondement positif, irréfutable d’où est induite la persistance vraisemblable et latente de la bisexuation chez l’embryon, puis chez l’individu mûri et adulte. S’il n’en est pas l’inventeur, Fliess est le propagateur ferme et décisif de ce principe — probablement juste — de la double sexualité. Ce qui n’est pas moins notable dans son initiative, c’est, dans sa parfaite indépendance, sa rencontre avec les autres défenseurs de la théorie de la bisexualité et la confirmation qu’il prête à des théories connexes qu’il ignore comme celles des Zwischenstufen.
Cette dualité de sexe, notion voisine de celle des Zwischenstufe, entraîne-t-elle la dualité, la bisexualité de l’instinct. Il était inévitable que l’on fit coïncider les deux choses. Iwan Bloch, nous l’avons vu, adopte décidément la bisexualité comme formule fondamentale de l’instinct sexuel avec une légère réserve relative à l’homosexualité pure ; d’autres théoriciens ont poussé la chose au maximum de simplification et de généralisation. Nul ne l’a exposée plus nettement que le Dr Lehien [31].
« L’on peut bien admettre aujourd’hui qu’une part d’hétérosexualité alliée à de l’homosexualité est chose commune à tous les hommes, que jusqu’à un certain point tous les hommes sont bisexuels, qu’il ne s’agit chez les hétérosexuels comme chez les homosexuels, que de différence, de degrés et non de différences absolues, que l’hétérosexuel n’est pas exclusivement hétérosexuel, mais aussi homosexuel, et l’homosexuel non exclusivement homosexuel, mais bien aussi hétérosexuel. Cela est d’accord avec les lois de la nature et de la vie organique qui ne connaissent pas les sauts, mais les transitions. La nature n’a pas créé deux classes d’hommes des hétérosexuels et des homosexuels. Mais d’infinies variétés d’hommes bisexuels, dans lequel le sentiment hétérosexuel et le sentiment homosexuel sont combinés en un instinct bisexuels dans des proportions diverses et innombrables. En beaucoup d’hommes la disposition homosexuelle, en beaucoup d’autres la disposition hétérosexuelle est très faible ; dans le premier cas il s’agit de soi-disant individus normaux, dans le second cas des anormaux ou homosexuels. Mais, chez l’homme normale il existe un pouvoir homosexuel, bien que la plupart du temps inconscient, et chez l’homosexuel une disposition hétérosexuelle, bien que, dans ce cas, elle se montre rarement a la surface [32]. »
D’où il résulte que l’on peut bien continuer pour la commodité du langage à parler d’hétérosexuels, d’homosexuels, de bisexuels, mais qu’il n’existe en réalité que des bisexuels. Les homosexuels sont des bisexuels différenciés homosexuellement ou en homosexuels ; les hétérosexuels sont des bisexuels différenciés hétérosexuellement ou en hétérosexuels. Corollaire pratique : le mariage n’est pas comme on le croit et comme on l’enseigne un bien interdit aux homosexuels, il y a généralement assez de bisexualité pour qu’en eux « la femme dans l’homme » puisse trouver son complément dans « l’homme dans la femme » que sera sa moitié conjugale.
Devant cette formule attrayante, qui était déjà à peu prés celle de Weininger, et où la théorie est parvenue à un degré de généralité auquel le penchant spéculatif des Allemands les fait toujours arriver tôt ou tard, il nous reste à voir l’attitude prise par l’auteur de la théorie des Zwischenstufen, d’où elle est en en partie issue, avant de passer aux conséquences et aux applications que les partisans fougueux de cette théorie de la bisexualité en ont préconisée dans l’ordre moral et social.
M. Hirschfeld s’est expliqué là-dessus dans son essai sur l’Essence de l’Amour paru dans l’Annuaire VIII (1906). Mais cet article contient autre chose que ses explications et des notes sur l’histoire de la théorie de la bisexualité, il contient l’esquisse d’une théorie personnelle de l’attrait amoureux et un matériel d’observations considérable, auxquels il faut accorder un instant d’attention parce que la théorie est celle que l’auteur parait proposer à la place de celle de la bisexualité, beaucoup plus générale encore que celle-ci et parce que les observations abondantes qu’il expose représentent avec celles de Krafft-Ebing, de Moll, de Havelock-Ellis un des documents cliniques et classiques de l’étude de l’homosexualité.
M. Hirschfeld en effet est l’homme du monde qui connaît le plus d’homosexuels et celui qui, avec Albert Moll, connaît le mieux, d’expérience clinique, les homosexuels, si l’on songe qu’il joint à sa casuistique de médecin consultant, l’information de premier ordre dont il dispose de par sa situation de chef du Comité scientifique-humanitaire, dans la ville d’Europe ou l’homosexualité est parait-il, un phénomène aussi naturel que commun et que spontané.
Ses 180 ou 190 observations se classent en quelques catégories, qu’il nous suffira d’énumérer, sans entrer dans le détail [33]. Ce sont d’abord les bisexuels chez qui l’hétérosexualité prédomine ; puis ceux qui ont un penchant pour je type indifférencié jeune androgynoïde ou gynandroïde. Ils remarquent assez souvent que le penchant et le plaisir hétérosexuel chez eux est purement sensuel, alors qu’il entre plus ou moins de spiritualité dans leur penchant homosexuel. Il s’agit d’ordinaire d’hétérosexuels originels en qui s’est dégagé l’homosexuel. Quelques-uns sont des homosexuels qui sont devenus bisexuels par volonté, raisonnement, intérêt, etc. Une classe intéressante parmi eux sont les bisexuels mariés ; il y en a 22 observations ; plusieurs remarques sont à faire à leur occasion : les cas malheureux ne dominent pas, les femmes connaissent souvent l’anomalie et l’acceptent. Étant mariés, pères d’enfants bien portants, ils sont d’un certain âge, ils ont un foyer, ils apparaissent normaux ; quelques-uns sont heureux et rien bien souvent ne donne à soupçonner la dégénérescence non plus qu’un trouble familial ou social. Cas à méditer pour ceux qui ne conçoivent pas encore les choses de l’inversion sans pathologique ni tragique policier, judiciaire, etc.
Les malheureux sont les bisexuels à homosexualité prédominante ou qui étaient homosexuels à leur insu. Leur exemple révélateur montre combien il y a et il doit y avoir de cas pareils et complexes sous le mimétisme de la formule décente suivant laquelle tous les hommes célibataires ou mariés, feignent de vivre.
Puis viennent les homosexuels exclusifs, qui se subdivisent en éphébo-, en andro-, en gérontophiles. Presque tous ont de la répulsion pour le type incertain ou efféminé à plus forte raison nul attrait pour l’enfant, attrait qui serait considéré par eux comme une perversion.
C’est pour le type viril sous la forme du type de leur race qu’ils éprouvent un attrait prononcé. À noter qu’ils ne sont pas impuissants vis-à-vis des femmes, quelques-uns ont accompli le coït. Aucun d’ailleurs n’est misogyne ; souvent il y a chez eux de l’estime, de la sympathie pour les femmes. À noter encore, ce qui est aussi caractéristique de l’homosexualité que de la nationalité, la mention fréquente sinon ordinaire du désir ou du besoin d’idéalisme dans la liaison : le plus âgé se donne un rôle d’éducateur ; par contre le plus jeune du couple aime le plus âgé dans une classe ou un rang social supérieurs aux siens. Enfin il y a plusieurs exemples de liaisons durables et anciennes.
Il y a quelques observations de femmes, moins d’une dizaine. C’est relativement beaucoup pour ce sexe dont l’homosexualité est assez souvent effacée, transitoire. D’après ces observations, l’homosexualité féminine paraît moins souvent se rencontrer chez de femmes normales d’apparence que dans des « sexuelle Zwischenstufen » proprement dites, au physique comme au moral.
On regrette que plusieurs observations soient si succinctes et ne répondent pas au programme si complet que tracent les questionnaires envoyés par le Comité. Il est possible que l’auteur les ait abrégées.
À ce propos, il faut exprimer le souhait que soit réuni et publié un ensemble [34] casuistique documentaire réunissant le plus d’observations possible, connues et classiques ainsi que celles à venir et comprenant : d’une part, l’autobiographie d’un sujet, d’autre part son observation méthodique prise par l’observateur, avec la concordance et la critique du premier document, par l’observateur.
On peut dire qu’elle serait aussi utile à la science qu’a la cause des homosexuels dans l’ordre social. C’est à force d’apprendre à connaître des homosexuels normaux et « comme les autres », et non sujets de clinique que l’opinion se modifiera à leur endroit. Rien n’est plus efficace, pour cela, que « l’autobiographie contrôlée », croit-on à l’encontre de ceux qui ne font point cas des dires de la « race menteuse. »
La théorie de Hirschfeld est un essai d’interprétation du phénomène de l’attrait sexuel au moyen d’une anomalie qui est le fétichisme, qu’il appelle « Teilanzichung », terme qui ne préjuge peut-être pas un degré de perversion aussi élevé que notre mot fétichisme.
L’attraction partielle (Teilanzichung), qui est le fond de ce qu’on peut appeler le fétichisme des normaux explique à son avis la nature tout individuelle de l’attrait sexuel. Un cas, un type qui pour un individu donné provoque son désir, sa passion doit être regardé comme une somme de qualités partielles, physiques ou morales qui excitent les unes plus, les autres moins son instinct sexuel. Ces qualités ne sont autres que des excitations fétichistes. Elles n’ont d’ailleurs aucune vertu intrinsèque, elles ne sont que des symboles ou des réactifs qui révèlent la propre excitabilité de l’individu en question, laquelle est innée et n’est pas le fait de l’accident. En effet « jamais le but ou l’objet sexuel ne détermine la direction de l’instinct sexuel. C’est la direction de l’instinct qui est chose primaire et le but ou l’objet est secondaire ; et la solution du problème sexuel est dans le fait de la dépendance où est l’excitabilité sexuelle de la personnalité totale. »
L’amour serait donc la réaction individuelle à un ensemble d’attractions partielles émanées d’un individu. La personne de cet individu tout entière devient le symbole choisi par cette passion pour se traduire. On pourrait dire que le désir ou l’amour s’adresse beaucoup plus à un type physique ou moral qu’à un sexe et dans un individu beaucoup moins à toute sa personne qu’à certaines qualités vraies ou supposées ; mais la personne et le sexe sont seuls indiqués, par simplification et par généralisation.
Hirschfeld objecte à la théorie de Schopenhauer et de Weininger, de l’attraction des contraires, ce fait d’observation qu’on est attiré par les ressemblances, ce qu’on appelle les affinités, au moins autant que par les oppositions. L’attrait est fait d’un ensemble de différences et de ressemblances : les différences sont des éléments de variation et ce sont les éléments de ressemblance qui assurent le mieux la stabilité de l’instinct, la fidélité du sentiment.
Il est juste de dire que cette théorie n’est qu’indiquée et que c’est la première esquisse que M. Hirschfeld [35] en dessine. Il n’en donne pas l’application particulière à l’homosexualité et il n’établit pas non plus sa concordance possible avec la théorie de la bisexualité.
En ce qui regarde cette théorie, M. Hirschfeld reste sur la réserve.
S’il éprouve quelque penchant intime pour elle qui procède en somme assez directement de la notion de Zwischenstufen, il n’en laisse rien voir et le théoricien cède le pas au clinicien et au chef d’un mouvement propagandiste.
C’est sur ce point que son attitude peut prêter à la discussion et a été attaquée par ses adversaires de la sécession. Les uns, et ce sont Hirschfeld et ses partisans, conçoivent quelque alarme des exagérations de théoriciens intempestifs qui, la propagande une fois engagée, viennent brouiller les termes de la question et la nomenclature sur laquelle on s’était à peu près mis d’accord. Les autres ont beau jeu à suspecter ici Hirschfeld de sacrifier la théorie à la propagande en prétendant que, ayant établi ses formules de propagande sur des théories reconnues erronées — depuis et par eux — il refuse de souscrire à la vérité scientifique pour ne pas nuire à cette propagande. Il n’y a pas lieu d’instruire ici ni de juger ce procès tendancieux. Il faut éviter, autant que faire se peut de passionner au moyen de ces considérations contingentes le débat d’une thèse déjà difficile.
Il est, en tout cas, un fait qui subsiste, en dépit des progrès de la théorie. En pratique, il y a trois catégories, trois types sexuels : Des hétérosexuels, la grande majorité, des homosexuels, la petite minorité, entre eux la fraction dune certaine importance, de taux un peu flottant et destiné à le rester toujours, des bisexuel.
« J’ai expliqué plus haut — dit Hirschfeld — que la théorie suivant laquelle il n’y a pas d’hétérosexuels prononcés et, pareillement, point d’homosexuels exclusifs, est avant tout en contradiction avec les faits d’expérience qui mettent hors de doute que, dans la très grande majorité des cas, l’amour et l’instinct sexuel trouvent un objet absolument certain et conscient en un sexe donné. Que la formule bisexuelle puisse être édifiée en théorie, c’est possible, en pratique, elle ne saurait être prise en considération [36]. »
D’aucuns pourront dire que Hirschfeld parle ici avec la préoccupation des intérêts pratiques, d’autres pourront considérer au contraire qu’il garde la réserve stricte d’un pur clinicien, du simple observateur qu’il se pique d’être, car il donne ses « sexuelle Zwischenstufen », bien moins pour une théorie, que pour des faits d’observation, pour des phénomènes naturels à qui il a essayé un principe de classification [37].
Il est permis de penser que la dissidence est moins grave qu’il ne parait.
Il ne semble pas du tout impossible de concevoir une bisexualité universelle de l’instinct sexuel, mais potentielle et latente, de telle sorte qu’elle permet l’apparition ordinaire de bisexuels entièrement masqués par le penchant prédominant, si bien que pratiquement l’on peut les considérer comme des homosexuels et des hétérosexuels purs, exclusifs absolus, chez lesquels en fait jamais rien n’actualisera la bisexualité virtuelle, mais de qui l’on peut inférer que des conditions spéciales choisies artificiellement révéleraient la nature bisexuelle qui existe en eux à leur insu.
En pratique et dans l’immense majorité des cas l’un des deux penchants, qui est l’hétérosexuel, se subordonne l’autre d’une manière si solide — et ce au moyen des facteurs purement sociaux de coercition — que cet autre ne se révèle jamais. Il faut donc que le penchant homosexuel, quand c’est lui qui commande soit bien fort puisqu’il arrive à se subordonner le penchant hétérosexuel envers et contre les facteurs sociaux qui non seulement favorisent ce dernier, mais lui sont, selon le milieu, plus ou moins nettement hostiles.
On peut objecter sans doute que c’est pure assertion gratuite que d’étendre la présomption de bisexualité à des cas desquels on reconnaît que, en fait, on ne pourra jamais mettre en évidence cette bisexualité virtuelle à moins de circonstances extraordinaires [38].
Il est vrai, mais cette théorie a pour elle la simplicité et la clarté. Elle ne fait appel pour tous les cas qu’à une seule explication, un seul mécanisme et tant qu’elle ne s’est pas avérée insuffisante pour certains cas réfractaires, elle pourrait peut-être se réclamer du vieil axiome de logique ; non sut entia multiplicanda præter necessitatem. Pourvu d’ailleurs qu’elle s’abstienne d’intervenir dans l’ordre de choses clinique et de bouleverser la bonne division convenue en trois types sexuels, au point de vue pratique, il n’y aura rien à lui reprocher [39].