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Salomon Reinach

L’origine du mariage

L’Anthropologie (1902)

Date de mise en ligne : samedi 10 février 2007

Salomon Reinach, « L’origine du mariage », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 111-124.

L’origine du mariage [1]

[…], « toutes choses sont pleines de dieux », disait un poète grec. Au lieu de dieux, mot qui implique un anthropomorphisme avancé, écrivez esprits ou génies et vous aurez l’opinion du sauvage sur le monde qui l’entoure. Les esprits sont tous malfaisants, ou capables de le devenir ; La terre, les eaux et l’air fourmillent de « bactéries » redoutables. L’homme aussi est un danger pour l’homme, au sens matériel et au sens magique ; chacun craint son voisin et est redouté de lui. Le sentiment de la timidité, naturel au sauvage comme à l’enfant, s’accroît lorsque les personnes ou les choses qui l’environnent offrent quelque caractère imprévu ou nouveau : on a peur d’un étranger, d’un animal inconnu, d’une éclipse de soleil, d’un coup de tonnerre. Le mâle a peur de la femme et la femme du mâle. La femme est à la fois dangereuse et en danger lorsqu’elle subit la crise de la puberté, lorsqu’elle accomplit l’acte sexuel, lorsqu’elle enfante ; dans ces moments-là, elle est tabou, suivant l’expression polynésienne qui s’est si rapidement acclimatée dans nos langues parce que l’idée qu’elle représente subsiste dans nos moeurs. Mais l’homme ne peut pas se courber et rester inerte sous le poids des terreurs qui l’assiègent ; car il faut vivre, et vivre, c’est agir, c’est violer des tabous. Pour assurer à l’homme une liberté relative, il faudra que la coutume lui enseigne les moyens de désarmer, de concilier les esprits malins, au moment où il commet un acte dont ils peuvent prendre ombrage, c’est-à-dire, en théorie, un acte quelconque. De là est sortie la religion, modus vivendi entre l’humanité et le monde invisible. De là les purifications, les prières, les cérémonies de tout genre, qui répondent toutes à une même idée : écarter un péril résultant de la violation d’un tabou.

M. Tylor fut le premier, dans son chef-d’oeuvre Primitive culture, à émettre l’hypothèse que les cérémonies du mariage avaient toutes pour objet d’écarter un danger attribué par l’homme primitif à l’acte sexuel. Cette manière de voir est au fond de l’intéressant ouvrage de M. Crawley, élève et admirateur de M. Frazer ; par son titre même (équivalent de La Virginité), le livre qui va nous occuper s’annonce comme une suite de celui de M. Frazer : la Rose mystique après le Rameau d’or !

Même de nos jours, l’éducation diminue les terreurs de l’homme, mais elle lui en inculque qu’il n’aurait pas éprouvées sans elle. C’est là un fait que l’on perd beaucoup trop de vue lorsque l’on parle de l’homme primitif. Ce mot de « primitif » est vague ; à quel degré de l’évolution, sur la longue route qui conduit de l’anthropopithèque à Voltaire, est-on « primitif » ? Il semble évident que le vrai primitif, le petit-fils d’anthropopithèque, être à mentalité rudimentaire, ne se croit pas entouré d’esprits ; il est dans l’état que Herbert Spencer appelle si bien l’athéisme passif. Mais de cet homme vraiment adamique, nous ne pouvons guère parler ; il n’existe plus de vrais primitifs, pas plus qu’il n’existe de civilisation paléolithique. Les primitifs les plus arriérés que nous connaissions sont, au point de vue industriel, à l’âge néolithique — au point de vue intellectuel, à l’âge religieux. Cette religion ou, si l’on préfère, cette superstition ([…], crainte des démons), qui domine toute leur existence, ne s’est pas développée en un jour : elle est, comme l’irréligion moderne, le résultat d’une longue évolution. Cette évolution serait impossible à concevoir sans l’éducation. L’homme a observé des effets fâcheux dont il ignorait les causes et, dans son esprit, une association d’idées s’est formée entre tel acte, tel spectacle, tel objet animé ou inanimé et telle calamité qui l’a surpris. Il a transmis à ses enfants le résultat de ses fallacieuses expériences et ceux-ci ont ajouté, d’après leurs expériences personnelles, d’autres causes de crainte à celles dont leurs parents étaient affligée. Au bout de longues générations, l’homme s’est trouvé comme emprisonné dans un filet de terreurs et de scrupules. On ne peut donc pas dire que cet état de choses soit primitif, ni que toutes les survivances qui pèsent sur l’activité de l’homme moderne datent de là. Telle est, à mon avis. l’erreur fondamentale du livre de M. Crawley. Il prend pour point de départ des tabous qui sont le produit d’une évolution bien des fois séculaire. Par là, il s’épargne la peine de les expliquer, mais il ne satisfait pu le lecteur attentif, qui voudrait remonter plus haut, jusqu’à la source même des tabous. Cela dit, il faut reconnaître qu’il a écrit de bonnes choses, bien que noyées dans un fatras d’inutilités et de répétitions fastidieuses [2], sur les manifestations des tabous sexuel et les usages qui répondent au besoin de s’en affranchir.

Dans le monde entier, et chez les sauvages plus que chez les civilisés, l’accomplissement des fonctions physiques naturelles réclame un certain isolement et de minutieuses précautions contre tes atteintes des esprits, toujours à l’affût d’un mauvais coup. On connaît des peuples qui adressent des prières aux esprits avant de boire, avant de manger, avant ou pendant l’acte sexuel. Renan a parlé d’une Bretonne qui, dans cette dernière crise, faisait le signe de la croix ; une pareille manifestation de piété, à un tel moment, n’est que la survivance d’une terreur très générale parmi les sauvages. Le désir si répandu de la solitude pendant les actes périodiques de la vie animale n’est, dit M. Crawley, qu’une extension de l’instinct organique de la conservation personnelle. Cela est admissible à la condition qu’on ne perde pas de vue l’élément mystérieux. Dire, par exemple, qu’un homme étant sans défense, à certains moments, contre l’attaque possible d’un ennemi, se cache pendant la durée de son acte physiologique, est une manière très insuffisante d’expliquer l’intensité du tabou qui s’attache à des fonctions de ce genre : le sauvage craint les esprits encore plus que les embûches de ses semblables. Cela ressort, du reste, avec évidence du fait que l’homme primitif se cache aussi pour manger, alors que l’acte de se nourrir ne diminue pas sa puissance défensive. Chez les Bakairis du Brésil, chacun mange seul ; s’il est obligé de manger en présence d’un autre, il le fait en détournant ta tête ; son voisin lui tourne le dos et l’on n’échange pas une parole avant la fin du repas. M. K. von den Steinen scandalisa un jour des Bakairis en déjeunant sous les yeux de plusieurs indigènes, qui baissèrent la tête et manifestèrent leur confusion. Les habitants du district de Baram à Bornéo mangent seuls ; les Maoris, les Siamois, les Arabes syriens mangent en silence. La prière avant les repas, qui est un usage si répandu, n’est pas, à l’origine, une action de grâces, mais un moyen d’écarter les influences nuisibles qui peuvent être inhérentes soit à l’acte de manger, soit à la nourriture elle-même. Plus un homme est puissant, plus l’isolement lui est commandé pendant le repas. Le roi d’Abyssinie (comme le pontife romain) mange seul. Lorsque Montezuma mangeait, un écran doré le cachait à tous les regards. Le roi de Loango s’isole pour manger dans une hutte construite ad hoc ; les plats contenant sa nourriture sont apportés par un serviteur précédé d’un crieur, qui enjoint à tous de s’écarter et de fermer les portes de leurs cases. Les exemples de ce genre sont très nombreux ; ils s’expliquent tous par l’idée que le témoin d’un acte physique pourrait « jeter un sort » à celui qui l’accomplit, parce que cet acte le place dans un état de réceptivité à l’égard des influences pernicieuses. D’autres précautions sont prises, dans beaucoup de pays, pour rendre la nourriture elle-même inoffensive. Chez les Damaras, le chef doit goûter les provisions avant le peuple, parce qu’il est seul assez bien armé pour violer le tabou qui les protège. Chez les Esquimaux, quand on découvre une source, c’est l’ancien de la tribu qui doit en boire le premier. M. Crawley, ici comme dans d’autres passages de son livre, a accumulé les faits sans les distinguer et a confondu la crainte attachée à la violation d’un tabou (le tabou des prémices) avec la crainte de l’empoisonnement. Là où cette dernière crainte agit, il est naturel que le chef mange ou boive après les autres, et non pas avant eux. La vraie nature de l’usage est indiquée par la coutume des Krumen (Afrique occidentale) : dans une réunion où l’on boit du vin de palme, la maîtresse de la maison en boit la première pour « enlever le fétiche ». Aujourd’hui encore, quand un homme débouche une bouteille de vin en présence d’une femme, sa voisine de table, il commence par verser quelques gouttes dans son propre verre avant de servir sa voisine. L’opinion populaire veut qu’il fasse cela « à cause du bouchon », dont le contact aurait pu altérer la couche supérieure du liquide ; mais c’est là une explication, imaginée sur le tard, d’un tabou très général et très persistant.

Le premier effet du tabou sexuel est la séparation des sexes ; chez les sauvages, il est très ordinaire que les hommes et les femmes ne mangent pas ensemble. Hérodote a signalé le même usage chez les Cariens (I, 146) ; il existe chez les Hindous, auxquels les lois de Manou on font un devoir, chez les Coréens, en Guyane, en Australie, en Mélanésie et ailleurs.

Dans le commerce entre les sexes, le sauvage recherche l’isolement et le secret avec plus de soin encore que le civilisé. Un homme ne doit point connaître une femme dans sa hutte, mais dans un fourré de la forêt (Ceram, Fiji, île d’Aru, etc.). D’autre part, la femelle, mue par un instinct de conservation personnelle qui se constate aussi chez les animaux, observe, a l’égard du mâle, une attitude défensive, même après l’avoir poursuivi de ses provocations. Enfin, c’est une idée répandue que les organes sexuels sont particulièrement exposés aux atteintes du « mauvais oeil » ; chez les Aruntas, les maladies de ces organes, très fréquentes chez les hommes, sont attribuées à des maléfices des femmes. Toutes ces causes ont contribué à la formation du sentiment de la pudeur et au renforcement des tabous sexuels.

M. Crawley ajoute encore des considérations d’ordre utilitaire. L’acte sexuel affaiblit celui qui l’accomplit ; la force virile réside dans le […]. C’est pour cela, dit-il, qu’au moment d’une expédition de chasse ou de guerre, on prescrit aux guerriers d’observer la continence. Cette manière de voir me parait surannée. Si la chasteté imposée à certains moments ou à certaines personnes était une mesure hygiénique, le tabou du sexe ne serait pas un tabou, c’est-à-dire qu’il n’aurait pas de caractère religieux. Est-ce que la chasteté des Vestales peut se justifier par une considération d’hygiène ? Celui qui lira de près le livre de M. Crawley se demandera parfois avec inquiétude s’il a toujours assez pesé ce qu’il écrivait [3].

La terreur inspirée par le sang de la défloration et par l’écoulement périodique est un élément essentiel de la question ; M. Crawley en a tenu compte, mais sans rattacher ce tabou à celui du sang en général, qui est le principe même de toute civilisation [4]. À ses yeux, le facteur principal du tabou sexuel, c’est la croyance que « le contact des femmes a pour résultat la transmission des caractères féminins, la faiblesse et la timidité » (p. 207). Tous tes exemples qu’il cite à cet effet sont sans valeur, car il admet, avec un manque de critique extraordinaire, les explications fournies par les sauvages. Ainsi, chez les Dyaks de Bornéo, les jeunes gens ne doivent pas manger de venaison, nourriture particulière des femmes et des vieillards, « parce que cela les rendrait aussi timides que des cerfs ». Chez les Damaras, un homme ne doit pas voir une femme en couches « sous peine de perdre ses forces et d’être vaincu à la guerre ». Aux îles Salomon, un homme ne passera jamais sur un arbre tombé en travers du chemin « par peur qu’une femme ait pu passer par dessous ». En un mot, la peur de la femme, principe de la retenue sexuelle, s’expliquerait par la peur qu’a le guerrier de perdre ses qualités viriles ! Cela me semble enfantin. « Or, poursuit M. Crawley, la contagion de la femme pendant les crises sexuelles de la menstruation, de la gestation, de l’accouchement est simplement intensifiée, parce que, dans ces circonstances, la femme est plus particulièrement femme. Il n’y a qu’une différence de degré entre la peur qu’inspire le contact de la femme à l’état normal et celle qu’elle inspire dans les crises de son sexe ». Ceux qui se contenteront d’explications pareilles y mettront de la bonne volonté.

S’il y avait un atome de vérité dans la théorie de M. Crawley, les femmes devraient partout rechercher avec avidité le contact des hommes, afin d’acquérir les qualités viriles qui leur manquent et dont l’absence constitue leur infériorité. Or, loin de là, les femmes craignent le contact des hommes plus que les hommes ne craignent le contact des femmes et leur pudeur est autrement exigeante que celle du sexe fort. Que reste-t-il donc de toute l’argumentation du savant anglais ?

Théoriquement, le commerce sexuel est prohibé par des tabous très stricts et les cérémonies du mariage ont pour but de lever ces tabous, c’est-à dire d’écarter le danger imaginaire ou réel. Un des moyens employés en pareil cas est le déguisement ; ainsi les Lyciens avaient une loi qui prescrivait aux hommes, en deuil par suite de la mort d’un parent, de revêtir des vêtements féminins ; Achille s’habille en femme pour se cacher à Scyros et prend le nom féminin de Pyrrha ; on élève l’enfant Dionysos comme une fille pour le soustraire à la malice de Héra. Le but essentiel des déguisements et travestissements, c’est d’échapper aux esprits nuisibles en les trompant. Or, l’on a aussi recours à ces procédés pour violer impunément le tabou sexuel. Ainsi, à Argos, la fiancée met une fausse barbe dans la chambre nuptiale ; à Cos, le fiancé s’habille en femme pour recevoir sa fiancée. Chez les Esthoniens, le frère de la fiancée s’habille en femme et joue le rôle de la fiancée ; en Pologne, c’est quelquefois une vieille femme ou un homme barbu. Ailleurs, la fiancée et le fiancé sont entourés de jeunes hommes et de jeunes femmes habillés exactement comme eux, de manière que les démons ne puissent les reconnaître ; c’est l’origine de l’institution des garçons et des demoiselles d’honneur.

D’autres fois, pour détourner les démons, le cortège nuptial s’entoure d’un appareil de violence : on tire des flèches ou des coups de fusil, on joue une musique bruyante. « C’est ainsi, dit M. Crawley, et non comme une survivance du mariage par capture, que doit s’expliquer la coutume romaine, suivant laquelle le fiancé peignait la chevelure de la fiancée avec un javelot, coelibaris hasta ». Le riz, les noix et autres comestibles que l’on jette à l’entour du couple sont destinés à concilier les esprits en leur offrant de la nourriture. Les purifications auxquelles sont soumis les fiancés ont pour but de les rendre inaccessibles aux influences délétères. Souvent les mariages ont lieu le soir ou mieux la nuit, par crainte du mauvais oeil. Le voile épais qui couvre la fiancée a pour objet de la cacher ; parfois on la porte dans un panier ou enveloppée dans des couvertures. On agit ainsi non par égard pour sa pudeur, mais pour lui épargner le danger des contagions qui s’opèrent par le regard. Au même ordre d’idées se rattachent les simulations de fuite. Chez les Bédouins, avant la consommation du mariage, la fiancée s’enfuit vers les montagnes et s’y cache ; ses amis viennent lui apporter de la nourriture et le fiancé essaie de la découvrir. La même comédie se joue la nuit suivante ; alors le fiancé doit trouver sa fiancée, consommer le mariage et passer la nuit avec elle à l’écart. Il y a une survivance de ces scrupules dans la coutume des voyages de noces et dans le fait que de jeunes mariés en voyage ne font pas de visites et n’en reçoivent pas. Mais tout cela n’est pas suffisamment expliqué par la crainte du « mauvais oeil », ni par l’idée que « l’association avec des femmes est dangereuse, parce qu’elle a pour résultat d’efféminer l’homme » (p. 334).

En revanche, la peur des démons se reconnaît clairement dans les coutumes qui imposent aux jeunes mariés diverses abstinences, en particulier celle du sommeil, le jeûne et le silence. Sobrii estote et vigilate, dit saint Pierre (1, 5, 8), car le démon tourne autour de vous comme un lion, quaerens quem devoret. M. Crawley aurait dû rappeler ce texte, qui est un important témoignage des superstitions de la Palestine et de tous les temps.

La perforation de l’hymen par une tierce personne, opération très fréquente en Australie, a pour but évident de détourner de l’époux l’odium du sang versé. M. Crawley y voit surtout le désir « d’écarter la première partie et, par suite, l’élément le plus virulent de la contagion féminine », comme l’Africain « enlève le fétiche » d’un liquide en obtenant que quelqu’un en boive avant lui.

Dans sa préoccupation de repousser toute survivance du mariage par capture, M. Crawley en vient à dire que la résistance et les cris de la fiancée, les refus opposés par ses amis à la demande du fiancé qui la réclame, le simulacre de lutte qui s’ensuit, etc., n’ont d’autre objet que de justifier la rupture du tabou sexuel par la comédie de la force victorieuse. Mais pourquoi alors la responsabilité de la rupture n’incombe-t-elle pas entièrement au fiancé et à ses compagnons ? Pourquoi n’essaient-ils pas de s’en dégager ? M. Crawley s’avance beaucoup en affirmant que la théorie du mariage primitif par capture peut être considérée comme réfutée à jamais (exploded). En tous les cas, il ne l’a pas remplacée. Là où il peut avoir raison, c’est lorsqu’il pense que certaines survivances prétendues du mariage par achat (présents de noces) peuvent s’expliquer autrement, comme des moyens matériels d’établir un lien entre deux personnes, une sorte de communion par échange de biens. Mais il n’en reste pas moins qu’une des formes du mariage romain s’appelle coemptio, c’est-à-dire « achat », et que les anthropologistes de l’école juridique, traités de pédants par M. Crawley, ont raison d’attacher à ce fait une autre importance qu’à tel ou tel fait-divers noté sur le calepin d’un voyageur.

Le tabou de la belle-mère consiste en ce que, chez nombre de peuples, un homme doit rigoureusement éviter l’abord de sa belle-mère, au point de se voiler la face devant elle (Australie, Océanie, Zoulouland, etc.). Réciproquement, la belle-mère évite avec soin son gendre. Le tabou du beau-père est plus rare, mais se rencontre chez les indiens de l’Amérique du Nord. On a cherché à expliquer ce tabou par le désir de prévenir des relations illégitimes, ce qui est invraisemblable, vu l’âge qu’ont généralement les belles-mères. Lubbock y voit une conséquence du mariage par capture et de l’indignation (vraie ou feinte) qu’il provoquait chez la mère de la jeune fille. Tylor croit que le gendre, n’appartenant pas à la famille, y est considéré comme un intrus et la considère à son tour comme étrangère. M. Crawley opine que le gendre, ayant rompu le tabou pour avoir commerce avec sa femme, est comme ressaisi par le même tabou lorsqu’il se trouve en présence de sa belle-mère. Et pourquoi pas de sa belle-soeur ? On a observé que le tabou de la belle-mère s’atténue et disparaît lorsqu’un enfant vient à naître. C’est, dit M. Crawley, parce que, tant que l’enfant n’est pas né, monsieur et madame violent continuellement le tabou sexuel et qu’il faut, par compensation, qu’il soit reporté sur une autre personne : la belle-mère est là pour en recevoir le fardeau. Toutes ces explications sont boiteuses ; mais il est vraiment remarquable que le tabou de la belle-mère ait survécu jusqu’à nos jours et fournisse encore la matière de tant de plaisanteries. Le caractère attribué aux belles-mères n’y est évidemment pour rien : il y a là une vieille superstition qui fait encore sentir ses effets, après avoir perdu son caractère religieux. Pour le moment, l’hypothèse de Lubbock est encore la moins invraisemblable ; mais la bonne reste sans doute a découvrir.

L’explication de la couvade est ingénieuse. Le père, dit M. Crawley, défend et protège la mère en se mettant à sa place ; c’est l’équivalent des travestissements dont nous avons parlé et qui ont pour but de dérouter les esprits malins. On assure que dans certaines parties de l’Allemagne la femme en couches revêt la blouse de son mari et la garde jusqu’au jour de ses relevailles. Cette explication n’exclut pas complètement celle de Tylor (déjà suggérée par le R. P. Lafitau), ou intervient l’idée superstitieuse d’un lien sympathique entre le père et l’enfant, qui ne peut pas encore supporter la fatigue et dont l’intérêt exige impérieusement que le père se tienne tranquille ; mais elle a l’avantage de tenir compte également des intérêts de la femme.

Le phénomène de la tecnonymie comporte une explication analogue. Les parents, lors de la naissance d’un enfant, prennent son nom et s’appellent désormais Kamis le père, Kamis la mère, l’enfant ayant été dénommé Kamis (Java, Ceram, Patagonie, etc.). La raison parait être encore que les parents veulent protéger l’enfant, en déroutant les esprits qui voudraient lui nuire ou en assumant sur eux le péril dont l’évocation magique de son nom pourrait le menacer. De même, les Dyaks de Bornéo changent le nom d’un enfant malade ; les Tonkinois donnent à l’enfant des noms horribles pour effrayer les esprits ; les Cinghalais tiennent caché le nom de l’enfant et lui en donnent un nouveau à la puberté, etc.

Arrivons à l’exogamie et à l’horreur des alliances consanguines, qui sont parmi les faits les plus généraux de l’humanité. M. Crawley n’en veut pas d’autre explication que celle-ci. Filles et garçons de la même famille sont séparés de bonne heure en vertu du tabou sexuel ; à l’âge de la puberté, ce tabou est d’autant plus énergique qu’il s’est exercé plus longtemps ; par suite, le sauvage songera plutôt à épouser une étrangère que sa soeur ou une fille de son clan. Il me semble que l’explication de ce tabou si fort est bien faible et que M. Crawley aurait dû, tout au moins, discuter le mémoire de M. Durkheim sur la prohibition de l’inceste, au lieu de s’arrêter inutilement sur les hypothèses de M. Westermark.

La théorie de Morgan et de Mac Lennan sur le « mariage par groupes » ne trouve point faveur auprès de M. Crawley, qui n’admet à aucune époque de la préhistoire rien qui ressemble à la promiscuité sexuelle. Cependant, comme je l’ai dit en commençant, il est déraisonnable de supposer que l’humanité soit née avec le tabou du sexe ; c’est le résultat d’un développement et, à l’origine de ce développement, il a pu y avoir la promiscuité, le rapt, le viol et tout ce qui s’en suit. En second lieu, la théorie du « mariage par groupes » comporte, pour être jugée équitablement, la distinction entre le fait et le droit. On ne dit pas que tous les hommes du clan A aient jamais été les maris de toutes les femmes du clan B, mais qu’ils étaient qualifiés pour l’être, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Ii y a donc quelque excès de dogmatisme dans cette conclusion de M. Crawley (p. 482) : « Nous pouvons admettre avec assurance que le mariage individuel a été, aussi haut que nous puissions remonter, le type régulier de l’union de l’homme et de la femme. La théorie de la promiscuité appartient, en réalité, au stage mythologique (?) de l’intelligence humaine ; elle est sur le même pied que beaucoup de mythes sauvages concernant l’origine du mariage et d’autres institutions. Ces mythes sont intéressants, mais sans valeur scientifique. Ce sont des exemples de l’actualisation purement mentale d’états apparemment possible., mais qui, en réalité, sont impossibles, sinon au titre d’accident. exceptionnels. Quand les hommes se mirent à réfléchir sur le cérémonial et le système du mariage, ils en vinrent naturellement à postuler une époque où il n’y avait ni rite, ni institution de ce genre. De là l’idée répandue dont la théorie de la promiscuité est le produit, que le mariage a été imaginé pour mettre un frein au commerce illégitime ; assurément, le mariage l’empêche, mais il l’invente d’abord. Le tabou et la loi, quand ils sanctionnent une pratique humaine normale, produisent la possibilité du péché ».

Enfin, M. Crawley nous confie qu’il est étonné de la haute moralité de l’homme primitif et qu’il en trouve l’expression dans les mythologies où certaines divinités consacrent et symbolisent la sainteté du lien matrimonial. Je voudrais pouvoir traduire ce qu’il dit en terminant de la Vierge Mère, la Rose mystique, mais j’y renonce, parce que je ne comprends pas ; cela tombe dans le charabia sentimental.

En somme, cet ouvrage, sur lequel j’ai cru devoir longuement insister, mérite d’être lu avec attention, ne fût-ce qu’a cause de l’énorme quantité de faits que l’auteur a retenus de ses lectures (presque exclusivement d’ouvrages anglais). Comme j’ai eu l’occasion de le montrer, il contient aussi des idées originales et des tentatives ingénieuses pour résoudre certaines difficultés. M. Crawley, me dit-on, est professeur dans un collège anglais, non dans une Université ; il a dû consacrer à la longue préparation de ce livre des loisirs parcimonieusement mesurés. Je veux le féliciter, en terminant, de l’emploi intelligent et utile qu’il en a fait.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « L’origine du mariage », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 111-124.

Notes

[1Ernest Crawley, The mystic Rose. A study of primitive mariage, Londres, Macmillan, 1902. In-8, XVIII-492 p. [L’Anthropologie, 1902, p. 533-441].

[2M. Crawley ne craint pas, à quelques pages de distance, de transcrire à nouveau toute une série de fiches, accompagnées des mêmes références. Au point de vue de la composition, son livre est un des plus pauvres que j’aie encore lus.

[3L’auteur parle souvent des interdictions alimentaires, mais sans en admettre le caractère totémique. Il répète plusieurs fois que les Miris défendaient à leurs femmes de manger du tigre, de peur que cette nourriture ne les rendit querelleuses. Ainsi, M. Crawley prend au sérieux une explication de sauvage pour rendre compte d’un tabou ! M. Frazer, du reste, parait avoir commis la même erreur.

[4Il cite, il est vrai, le travail de M. Durkheim dans l’Année sociologique de 1898 (p. 42) ; mais il est évident qu’il l’a mal compris, ou qu’il le cite de seconde main.

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