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Salomon Reinach

Pieds pudiques

L’Anthropologie (1903)

Date de mise en ligne : vendredi 11 mai 2007

Salomon Reinach, « Pieds pudiques », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 104-110.

Pieds pudiques [1]

On sait que le sentiment de la pudeur a es caprices, que les Musulmanes cachent leur visage plus que tout le reste, et les Européennes tout le reste plus que leur visage. Dans le chapitre que Ploss et Bartels [2] ont consacré à cette difficile question, on lit ce qui suit : « Il y a quelque chose de comique dans ce que nous apprend Rittich touchant les Tchouwaches (Tuques du Volga) ; ces dames considèrent comme immoral de montrer leurs pieds nus et elles se couchent même avec des bas. Vambéry raconte la même chose sur les Turques de l’Asie Centrale, qui disent mille injures aux Turcomanes, parce qu’elles marchent pieds nus même devant des étrangers… En Chine, le mari lui-même ne doit pas voir les pieds nus de sa femme ; regarder les pieds des dames, cela passe en Chine pour une inconvenance et même pour un crime. »

Il est inutile d’aller chercher des exemples si loin. Dans les lettres écrites d’Espagne par la comtesse d’Aulnoy, à la fin du XVIIe siècle, il est question d’une grande dame espagnole, Doña Teresa de Figueroa, qui reçut la voyageuse française dans sa chambre à coucher. Elle était au lit, « sans bonnet et sans cornette, ses cheveux séparés sur le milieu de la tête, noués par derrière d’un ruban et mis dans du taffetas incarnat qui les enveloppait ». Après un échange de compliments : « Elle me demanda la permission de se lever ; mais quand il fut question de se chausser, elle fit ôter la clef de sa chambre et tirer les verrous. Je m’informai de quoi il s’agissait pour se barricader ainsi : elle me dit quelle savait qu’il y avait des gentilshommes espagnols avec moi et qu’elle aimerait mieux avoir perdu la vie qu’ils eussent vu ses pieds. Je m’éclatai de rire et je la priai de me les montrer, puisque j’étais sans conséquence [3] ».

Ailleurs [4], Mme d’Aulnoy décrit un luxueux carrosse à Madrid : « Il avait des portières comme à nos anciens carrosses ; elles se défont et le cuir en est ouvert par en bas, de telle sorte que, quand les dames veulent descendre — elles ne veulent pas montrer leurs pieds — on baisse cette portière jusqu’à terre pour cacher le soulier ».

Le costume des femmes espagnoles de ce temps-là se ressentait des mêmes scrupules [5] : « Les jupes sont si longues par devant et sur les côtés qu’elles traînent beaucoup, et elles ne traînent jamais par derrière. Elles les portent à fleur de terre, mais elles veulent marcher dessus, afin qu’on ne puisse voir leurs pieds qui sont la partie de leur corps qu’elles cachent le plus soigneusement. J’ai entendu dire qu’après qu’une dame a eu toutes les complaisances possibles pour un cavalier, c’est en lui montrant son pied qu’elle lui confirme sa tendresse, et c’est ce qu’on appelle ici la dernière faveur. »

La reine Louise de Savoie, première femme de Philippe V, ayant insisté pour que les dames raccourcissent leurs jupes, afin de soulever moins de poussière en marchant, « quelques maris poussèrent l’extravagance jusqu’à dire qu’ils aimeraient mieux voir leurs femmes mortes que de souffrir qu’on leur vit les pieds [6] ». Le désir de la reine finit néanmoins par l’emporter.

De tous ces pieds tabous, les plus tabous étaient naturellement ceux de la reine. Mme d’Aulnoy en allègue plusieurs preuves dignes de mémoire :

« Quand la reine [Louise de Savoie. femme de Philippe V] va à la chasse (et vous observerez qu’elle est la première reine de toutes celles qui ont régné en Espagne qui ait eu cette liberté), il faut qu’au lieu du rendez-vous, pour monter à cheval, elle mette les pieds sur la portière de son carrosse et qu’elle se jette sur son cheval. Il n’y a pas longtemps qu’elle en avait un assez ombrageux, qui se retira quand elle s’élançait dessus, et elle tomba fort rudement à terre. Quand le roi s’y trouve, il lui aide, mais aucun autre n’ose approcher des reines d’Espagne pour les toucher et les mettre à cheval. On aime mieux qu’elles exposent leur vie et qu’elles courent risque de se blesser [7]. »

Le roi, qui l’aimait fort tendrement [il s’agit toujours de Louise de Savoie], sachant qu’un de ses plus grands divertissements était d’aller quelquefois à la chasse, lui fit amener de très beaux chevaux d’Andalousie. Elle en choisit un fort fringant, et le monta ; mais elle ne fut pas plutôt dessus, qu’il commença de se cabrer et il était près de se renverser sur elle, lorsqu’elle tomba. Son pied, par malheur, se trouvait engagé dans l’étrier ; le cheval, sentant cet embarras, ruait furieusement et traînait la Reine avec le dernier péril de la vie ; ce fut dans la cour du palais que cet accident arriva. Le roi, qui la voyait de son balcon, se désespérait : et la cour était toute remplie de personnes de qualité et de gardes, mais on n’osait se hasarder d’aller secourir la reine, puisqu’il n’est point permis â un homme de la toucher, et principalement au pied, à moins que ce ne soit le premier de ses menins qui lui met ses chapins ; ce sont des espèces de sandales ou les dames font entrer leurs souliers, et cela les hausse beaucoup. La reine s’appuie aussi sur les menins quand elle se promène, mais ce sont des enfants qui étaient trop petits pour la tirer du péril où elle était. Enfin, deux cavaliers espagnols, dont l’un se nommait Don Luis de las Torres et l’autre Don Jaime de Soto-Mayor, se résolurent à tout ce qui pouvait leur arriver de pis ; l’un saisit la bride du cheval et l’arrêta, l’autre prit promptement le pied de la reine, l’ôta de l’étrier et se démit même le doigt en lui rendant ce service. Mais, sans s’arrêter un moment, ils sortirent, coururent chez eux et firent vite seller des chevaux pour se dérober à la colère du roi. Le jeune comte de Peñaranda, qui était leur ami, s’approcha de la reine et lui dit respectueusement que ceux qui venaient d’être assez heureux pour lui sauver la vie avaient tout à craindre, si elle n’avait la bonté de parler au roi en leur faveur, puisqu’il n’était pas permis de la toucher, et très particulièrement au pied. Le roi témoigna une joie extrême quelle ne fût point blessée et il reçut très bien la prière qu’elle lui fit pour ces généreux coupables. On envoya en diligence chez eux ; ils montaient déjà à cheval pour se sauver. La reine les honora d’un présent, et depuis ce jour elle eut une considération particulière pour eux [8]. »

Saint-Simon raconte la même aventure, avec quelques variantes peu importantes [9]. L’écuyer qui dégagea le pied de la reine se serait réfugié dans un couvent, attendant sa grâce. Ce qui est certain, c’est qu’il ne tarda pas à l’obtenir.

Mais les rois d’Espagne n’entendaient pas plaisanterie sur ce chapitre. Dans une autre lettre, Mme d’Aulnoy raconte que le comte de Villamediana était amoureux de la reine Elisabeth et qu’il alluma un incendie pour avoir prétexte à l’emporter dans ses bras : « Toute la maison, qui valait cent mille écus, fut presque brûlée ; mais il s’en trouva consolé, lorsque, profitant d’une occasion si favorable, il prit la souveraine entre ses bras et l’emporta dans un petit escalier : il lui déroba là quelques faveurs, et, ce qu’on remarqua beaucoup en ce pays-ci, il toucha même à son pied. » Un petit page vit cela, rapporta la chose au roi et celui-ci se vengea en tuant le comte d’un coup de pistolet [10].

Les faits cités jusqu’à présent sont du XVIIe siècle ; en voici un qui remonte au début du XVIe et qui m’est signalé par mon savant confrère et ami, M. Marcel Dieulafoy. Lucio Marineo, chapelain de Ferdinand le Catholique, raconte la mort de la reine Isabelle (1504) : « Elle reçut avec beaucoup de dévotion les sacrements de l’Église… Sa pudeur fut si grande, jusqu’au moment où l’âme voulut sortir du corps, que lorsqu’on lui donna l’extrême onction, elle ne consentit, ni à ce qu’on lui découvrît les pieds, ni à ce qu’on les lui touchât. »

Il semble que la domination espagnole ait introduit le tabou des pieds en Italie. Brantôme, qui ne le mentionne pas en Espagne, le signale en Italie, dans un passage qui parait dater des premières années du XVIIe siècle [11] : « Le temps passé, le beau pied portait une telle lasciveté en soi que plusieurs dames romaines prudes et chastes, au moins qui le voulaient contrefaire, et encore aujourd’hui plusieurs autres en Italie, à l’imitation du vieux temps, font autant de scrupule de le montrer comme leur visage et le cachent sous leurs grandes robes le plus qu’elles peuvent afin qu’on ne le voie pas, et conduisent en leur marcher si sagement, discrètement et compassément qu’il ne passe jamais devant la robe. »

Brantôme ne cite pas de textes anciens à l’appui de son assertion que les dames romaines du « vieux temps » cachaient leurs pieds. Je crois qu’il a dû songer à quelques vers latins où il est question de l’instita, garniture ou frange cousue à la tunique et qui descendait jusqu’aux talons. Horace caractérise, par ce détail de toilette, les matrones sévères :

Quarum subsuta talos tegat instita veste [12].

Ovide, dans l’Art d’aimer, en fait un des insignes de la pudeur et dit que l’instita cache la moitié des pieds :

Este procul, vittae tenues, insigne pudoris,
Quaeque tegit medios, instita longa, pedes [13].

Ailleurs, dans le même poème, le mot instita devient, par métonymie, synonyme de « matrone pudique » : In nositris instita nulla jocis [14].

Ces passages attestent clairement que les Romaines de bonne compagnie portaient des robes longues, mais ils ne disent pas qu’elles éprouvassent des scrupules, comme les Espagnoles, à laisser voir le bout de leur pied.

L’explication la plus simple de ce tabou du pied est fournie par le vers connu de Musset :

Que, lorsqu’on voit le pied, la jambe se devine,

et cette explication peut s’appuyer d’un autre passage bien curieux des Mémoires de Mme d’Aulnoy [15]. Marie-Anne d’Autriche, deuxième femme de Philippe IV, étant arrivée dans une ville d’Espagne, on lui offrit divers présents, entre autres des bas de soie. Le mayordomo mayor jeta les paquets de bas au nez des députés de ville : « Apprenez, leur dit-il, que les Reines d’Espagne n’ont pas de jambes ! » (Avois de saber que las Reynas de España no tienen piernas !) La jeune reine prit ces mots à la lettre et se mit à pleurer, disant qu’elle voulait retourner tout de suite à Vienne, puisqu’on avait le méchant dessein de lui couper les jambes. Il de fut pas difficile de la rassurer et elle continua son voyage.

Ce mot du majordome, que les reines d’Espagne n’ont pas de jambes, rappelle un dicton courant en Angleterre du temps qu’on y était prude, vers le milieu du règne de Victoria : English ladies have no legs. Taine, dans ses Notes sur l’Angleterre, s’est diverti de ces scrupules de langage. On en trouve encore la trace aux États-Unis, où le mot leg (jambe) est tabou dans la bouche des femmes distinguées et remplacé par celui de limb (membre), pruderie que blâmait naguère un écrivain de la Saturday Review, lors de l’amusante controverse engagée en Angleterre sur la définition du langage inconvenant : What is bad language [16] ?

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « Pieds pudiques », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 104-110.

Notes

[1L’Anthropologie, 1903, p. 733-736.

[2Ploss et Bartel, Das Weib, 6e éd., t. I, p. 392-405.

[3La Cour et la ville de Madrid, éd. Carey (Paris, 1874), t. I, p. 248.

[4Ibid., t. I, p. 257.

[5Ibid., t. I, p. 271.

[6Mémoires du maréchal de Noailles, t. XXXIV, p. 118.

[7Mme d’Aulnoy, La Cour et la ville de Madrid, t. I, p. 533.

[8Ibid., t. Il, p. 210, 211.

[9Saint-Simon, Mémoires, t. XVIII, p. 370.

[10Mme d’Aulnoy, op. laud., t. I, p. 180, 181.

[11Brantôme, Les dames galantes, Livre III, éd. Ph. Chasles (1834, t. I, p. 396).

[12Horace, Sat., I, 2, 29.

[13Ovlde, Art amat., I, 32.

[14Ibid., II, 600.

[15Mme d’Aulnoy, op. laud., t. II, p. 3.

[16Voir la Saturday Review d’octobre et décembre 1902.

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