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Berbiguier de Terre-Neuve du Thym

Supercherie des Farfadets, dont je ne suis pas dupe

Les Farfadets (Chapitre XXXI à XL)

Date de mise en ligne : mercredi 13 décembre 2006

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Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, Les Farfadets ou Tous les démons ne sont pas de l’autre monde, Paris, 1821 (publié à compte d’auteur).

CHAPITRE XXXI
Poursuivi par ma planète, je devins toujours plus incrédule sur les prétendus moyens qu’on employait pour ma guérison

MILLE RÉFLEXIONS se succédaient les unes après les autres. Toujours malheureux et trop souvent dupe de ma crédulité, je craignais, avec raison, de n’être délivré d’un pouvoir que pour tomber dans un autre plus oppressif encore.

Le soir même, j’eus la visite de M. Etienne Prieur, qui usa de tous ses moyens pour me rassurer, en me disant que ce que M. Imbert avait fait la nuit dernière, avait été absolument nécessaire à mon repos. Je lui répondis que je ne désirais point de pareilles épreuves, et que tout cela ne signifiait rien. Il me répliqua que cela ne me regardait pas. Je lui observai que je craignais que, par l’attachement que M. Imbert prenait particulièrement à lui, il pouvait être possible qu’il l’eût délivré de ses persécuteurs, à mon détriment, pour me prendre en son pouvoir, ou bien pour me livrer au sien, et que dans cette hypothèse je serais peut-être plus malheureux. Il chercha en vain à calmer mes justes alarmes, en m’assurant que la verveine qu’il avait mise aux quatre coins de la chambre, n’avait été ainsi placée que par l’ordre du Père Imbert, et pour me délivrer du sort auquel j’avais été destiné par mes ennemis. Rien de tout ce qu’il me disait et de tout ce qu’il avait fait, ne pouvait me rassurer, tant cette planète m’avait fait naître des soupçons, peut-être très justes. Le temps seul me rendra compte de la vérité.

Ce jeune homme continua de m’amener plusieurs personnes de ses parents ou amis, pour leur montrer ce que l’infâme Pinel avait écrit sur ma glace, comme l’inscription que j’avais mise au bas : tous ne purent s’empêcher de le traiter de vieux coquin. M. Etienne Prieur reprit de nouveau le grand couteau pour faire l’opération qu’il avait précédemment faite ; il fit observer à l’assemblée la cruauté avec laquelle il les traitait, et combien ils devaient souffrir en ce moment même. Mes ennemis l’avaient résolu, je devais être privé de mon écureuil ; ils le tourmentaient, parce qu’il servait à me faire oublier un moment leurs persécutions.

Vers la fin d’octobre 1817, à neuf heures du matin, je trouvai le petit animal sans mouvement et sur le point de perdre la vie. J’ouvre de suite sa cage. Quelle fut ma surprise, de le voir tout ensanglanté ! Je trouve en effet, dans sa cage, une partie de sa queue qui avait été arrachée. Cependant personne, à ma connaissance, n’était venu dans mon appartement. Quel être assez inhumain aurait pu tourmenter ce pauvre petit animal si ce n’est ces misérables qui, parce qu’il m’amusait, avaient voulu me priver de cette petite consolation ? Mais votre tour viendra, monstres que vous êtes ! Dieu ne laisse rien d’impuni. Vos tourments seront d’une plus longue durée : c’est alors que vous reconnaîtrez tous vos crimes ! mais il n’en sera plus temps.

M. Etienne Prieur vint me voir dans le courant de la journée, je lui racontai le malheur de mon écureuil : il en rit, en me persuadant que c’était encore un tour, sans doute, de M. Pinel ; mais je lui observai que ce farfadet n’avait plus reparu depuis longtemps ; que je n’avais pas reconnu son travail, mais bien celui d’un autre ; que l’expérience du passé m’avait appris à distinguer les travaux des magiciens et des sorciers. Il se mit encore à rire, et il me quitta en prenant pour excuse, qu’il ne pouvait rester davantage, et qu’il aurait le plaisir de me revoir. Je ne m’aperçus que trop de sa perfidie. J’en fis part à son frère qui revenait du cours de médecine, et que j’appelai pour lui apprendre ce qui était arrivé à ma pauvre compagne : il partagea ma juste indignation.

M. Prieur revint le soir, je lui demandai s’il avait vu le père Imbert pour l’instruire de ce qui était arrivé au petit animal : il me dit qu’il ne devait le voir que le lendemain, et nous nous entretînmes de tout ce qui m’était survenu : il m’assura qu’il connaissait le travail de tous ceux qui agissaient contre moi, et qu’ils ne s’en doutaient pas ; que la Mançot, la Valette avaient reçu cent francs d’un Monsieur avec lequel j’avais eu quelques démêlés, pour me donner un sort. Maintenant, dit-il, vous voilà délivré de leurs mains. Nous ne vous avons pris en notre pouvoir, que pour vous tirer du leur. Je vous invite, me dit-il encore, voyant que j’avais de l’humeur, à vous tranquilliser. Je verrai demain M. Imbert, pour savoir de lui où définitivement nous en sommes ; et s’il ne s’explique pas clairement je lui apprendrai à se moquer de nous. Je crains bien, lui observai-je, que le prêtre de Saint-Louis ne vous délivre vous-mêmes de vos peines, que pour m’en procurer de plus grandes. Les moyens que vous avez employés pour cela ne viennent que trop me le prouver. Les planètes que vous attirez sur moi ressemblent absolument à celles lancées jadis par les Pinel, Moreau et tant d’autres. Toutes les fois qu’ils me faisaient passer d’un pouvoir pour me jeter dans un autre, ce n’était, disaient-ils, que pour me rendre la liberté ; je ne suis pas initié dans vos mystères, je ne vois point de changement dans la position où je ne cesse de me trouver, vous vous refusez toujours à me faire connaître M. Imbert, avec qui je pourrais m’expliquer. — Il n’est pas nécessaire, me répondit-il, je le verrai demain, et j’espère qu’il remplira ses promesses. — Mais pourquoi, lui dis-je, dans ce nouveau travail, entends-je toutes les nuits les cris de toute sorte d’animaux ? Serait-ce vous, par hasard, qui vous introduiriez ainsi, pendant la nuit, dans mon appartement ? Il se mit à rire et me dit que non. Ces visites nocturnes, lui ajoutai-je, me déplaisent : on vient me chatouiller, passer sur mon corps, chuchoter à mes oreilles : qu’est-ce que cela signifie ? J’en veux voir une fin. — Tout cessera en même temps, me répliqua-t-il. Toutes ces réponses n’étant point satisfaisantes, je lui demandai un peu brusquement, s’il prétendait enfin réunir l’outrage à la perfidie. Il fut un instant déconcerté ; et revenant à lui : Comment avez-vous pu penser, me dit-il, amis comme nous sommes, que je pusse faire quelque chose contre vos intérêts ? Je vous promets de voir demain M. Imbert, pour le prier instamment de prendre pitié de notre position et surtout de la vôtre, de me dire où nous en sommes, et que cette incertitude est pour nous pire que la mort. J’espère qu’il ne sera pas insensible à ma prière. Son caractère, son état, tout doit nous faire présumer qu’il se rendra à mes instances, et je viendrai aussitôt vous communiquer sa réponse. Après cette promesse M. Prieur se retira.

CHAPITRE XXXII
Les réponses ironiques ne me persuadent pas

TOUT CE QUE VENAIT DE ME DIRE M. PRIEUR, le ton qu’il employait depuis quelque temps, en affectant de prendre le plus vif intérêt à ma situation, me firent passer la nuit dans des réflexions très accablantes.

Le lendemain, il fut, comme il me l’avait promis, voir le prêtre Imbert. Sa conversation avec ce prêtre fut vive ; il s’aperçut enfin qu’il mettait trop de lenteur dans ses opérations pour terminer ou au moins adoucir mes souffrances. Il résolut donc de s’adresser à un autre qui fût plus actif : j’y consentis aisément, toujours dans l’espérance d’être bientôt délivré de mes persécuteurs et de recouvrer ma liberté. Quels sacrifices ne ferais-je pas en pareille circonstance ! Des incrédules me blâmeront sans doute ; ceux qui n’ont ni foi, ni confiance à l’Être Suprême, qui ne croient pas plus à Dieu qu’aux diables, ne manqueront pas de rire à mes dépens ; mais d’autres, plus sensés, m’approuveront, lorsqu’ils verront toute ma sincérité dans le récit simple et véridique de ce qui m’est arrivé.

Impatient de savoir quel parti prendrait M. Prieur, je me rendis dans son appartement. Je trouvai son cousin M. Lomini, devant qui je crus devoir m’expliquer sur la perversité des malins esprits, et sur le mal qu’ils faisaient dans les familles les plus honnêtes. J’ajoutai que le gouvernement devrait, par des lois terribles, sévir contre tous ces misérables qui portent partout la désolation. M. Lomini répondit en souriant : « Il ne peut y avoir des lois contre nous ; le gouvernement, au contraire, nous autorise à nous transporter secrètement partout, parce qu’il est nécessaire que nous sachions tout ce qui se fait, et que nous fassions tout ce qui nous plaît. Je jugeai bientôt, par les propos de ce Lomini, qu’il était aussi du nombre de cette secte farfadéenne. Je dis à M. Prieur que je ne pouvais plus en douter ; que les planètes qu’on avait tirées sur moi étaient son ouvrage ; que j’avais su distinguer son travail de celui des démons qui m’avaient persécuté secrètement chez moi, il devait au moins n’amener personne avec lui. Toutes mes observations procurèrent à M. Prieur un rire sardonique ; et, s’adressant alors à son cousin Lomini : Pourquoi, lui dit-il, abuses-tu des pouvoirs que je t’ai donnés sur Monsieur ? Je te défends de le tourmenter. — Mais, répondit M. Lomini, nous ne venons pas aussi souvent que vous l’imaginez : nous n’avons d’ailleurs nullement l’intention de vous faire du mal. Tous ces raisonnements faux et hypocrites me déterminèrent à leur dire que j’étais très mécontent de leurs manoeuvres, et que j’espérais qu’elles finiraient bientôt. J’allais sortir brusquement, lorsque M. Prieur me dit qu’il verrait encore une fois M. Cazin, prêtre à l’hospice des Quinze-Vingts : il est très actif et je ne redoute pas qu’il ne vous débarrasse bientôt de tout. Je lui proposai d’aller avec lui, il me répondit que cela n’était pas possible ; que ma présence le dérangerait et serait même un obstacle à cette affaire et nous nous séparâmes. Toujours des promesses sans effet, constant refus de me réunir à lui pour exposer moi-même ma situation. Il était naturel de penser qu’un médecin devait désirer de voir le malade avant d’administrer aucun remède, et qu’il ne devait pas s’en rapporter à un tiers. Toutes ces réflexions me firent facilement apercevoir que j’étais la dupe de M. Prieur, qui se jouait de moi et qui s’amusait de mes malheurs. Du courage, me dis-je, poussons la chose jusqu’au bout, et voyons ce qu’il en résultera.

M. Prieur vint me voir le soir, il me demanda, comme de coutume, s’il y avait quelque chose de nouveau ; je lui répondis d’un air assez gai, que j’étais encore dans mes réflexions, que j’attendais impatiemment la décision de M. Cazin et que je craignais qu’elle ne fût pas plus salutaire pour moi que les moyens déjà employés par le père Imbert, qui, d’après ses calculs astrologiques, devait me délivrer de tous les farfadets et de tous les mauvais esprits qui se plaisent à me tourmenter. Je vous prie, vous, M. Prieur, qui paraissez être initié dans les connaissances profondes de l’art diabolique, et qui êtes autorisé à parcourir le monde, de résoudre ce problème. Il resta tout à coup interdit, et il voulut me persuader qu’il voyait toujours le père Imbert comme ami, mais qu’il lui reprochait amèrement de n’avoir pas fait pour moi tout ce qu’il aurait pu faire ; qu’il s’était convaincu que M. Cazin ne ferait pas de même. Je lui témoignai mon mécontentement du pouvoir qu’il avait donné à son cousin de s’introduire invisiblement chez moi, le jour, la nuit, pour me tourmenter, puisqu’il en était convenu en ma présence et qu’il lui en avait fait des reproches. Je lui observai encore que ce devait être une grande jouissance pour eux, de voir tout ce qui se passait chez les personnes où ils avaient le pouvoir de se transporter invisiblement la nuit comme le jour ; qu’ils devaient savoir tout ce qui se passait chez elles. Il est vrai, me dit-il, que les personnes chez lesquelles nous allons jour et nuit, en sont prévenues par un travail qui varie selon le physicien qui le fait, puisque vous le savez vous-même par les tristes épreuves que vous en avez faites. — Je ne le sais que trop, lui dis-je, depuis plus de vingt ans que je suis en leur pouvoir ; oui, j’ai appris à distinguer les opérations des sorciers sous la domination desquels je suis tombé, à mesure que les monstres me délivraient de la tyrannie des uns pour me livrer à celle des autres.

Ne craignez-vous pas que votre cousin n’abuse du pouvoir que vous et votre secte lui avez conféré, et que dans l’exercice des fonctions infernales de magicien, en s’introduisant plus particulièrement chez les jolies femmes, pour en abuser, il soit sans respect pour le lien conjugal ? Ne peut-il pas également, persécuter la vertu en outrageant l’innocence virginale ? Ah ! puisque Dieu a cru nécessaire d’arracher une côte d’Adam pour former la femme, ne pourrait-il pas en arracher une à toutes les femmes qui outragent la vertu ? Alors seulement la fidélité serait observée, l’on ne verrait point le sexe user de tout ce que l’art peut inventer pour séduire les hommes, et les jeunes gens n’oublieraient pas tous les principes de morale qui leur ont été enseignés dans les collèges et ne s’abandonneraient plus à tous les vices condamnés par la bonne société.

Toutes ces réflexions paraissaient déplaire à mon farfadet ; il me dit que tout ce que je désapprouvais ne le ferait pas renoncer à sa position ; que c’était à cause des avantages dont je venais de parler, qu’il désirait ne pas en sortir, et il me laissa seul.

CHAPITRE XXXIII
Nuit pénible. Nouvelles consultations.
Reproches à mes persécuteurs

COMME LE SOLEIL ne pouvait approcher de ma paupière, je ne me pressai pas de me mettre au lit. Je fus accablé de réflexions plus pénibles les unes que les autres, en songeant aux moyens que MM. Pinel, Moreau et autres, avaient pris pour s’introduire chez moi, sous des formes invisibles, ainsi que M. Papon Lomini et son cousin Prieur ; je cherchais les moyens qu’ils employaient pour y parvenir, et je voulais enfin savoir quelles étaient les planètes dont on me faisait ressentir l’influence ; je réfléchis sur tout cela jusqu’à deux heures du matin. Je me mis au lit mais inutilement, je me sentais trop agité ; à peine je fus couché que je sentis sur tout mon corps un effet physique, semblable à tous ceux qu’avaient faits sur moi les autres magiciens pour m’endormir contre mon gré ; je pris de l’eau bénite, je m’en frottai les yeux, comme je faisais toujours pour conjurer les maléfices des premiers coquins qui m’avaient ensorcelé. Fatigué de cet état, je me disposai à monter chez M. Prieur pour le presser de me conduire chez M. Cazin des Quinze-Vingts ; car je croyais que ce jeune homme était d’accord avec lui pour abuser de ma bonne foi, comme avaient fait tous mes autres ennemis. Quand j’eus donné un libre cours à toutes les pensées qui m’accablaient, je fis l’impossible pour m’endormir ; mais je ne sais quel démon m’empêcha d’y parvenir : le bruit affreux que l’on faisait dans ma chambre, la présence de M. Etienne et de toutes les personnes qui allaient et venaient continuellement sur mon corps ne me permirent pas de longtemps de pouvoir fermer l’oeil ; enfin, m’étant, comme tant d’autres malheureux, familiarisé avec mes maux, je finis par reposer un peu.

Lorsque je fus délassé de mes fatigues de la nuit, je me levai, et après m’être débarrassé de quelques petites affaires, je montai chez M. Prieur pour l’instruire de mes intentions au sujet du prêtre des Quinze-Vingts. Je trouvai chez lui M. Lomini, son cousin, M. Frontini, ainsi que Madame Métra, tous trois de ses amis.

M. Prieur me voyant entrer, m’annonça à la société, et chacun me fit place.

Comme j’avais eu déjà l’occasion de parler de mes affaires devant ces personnes, elles en étaient instruites ; je discourus en affectant beaucoup de gaîté, et leur présentai M. Prieur en qualité de mon médecin. Je vous assure, leur dis-je, qu’on ne peut montrer plus d’intérêt ; ses visites sont si fréquentes, qu’il ne me quitte, pour ainsi dire, ni jour ni nuit ; je peux le considérer comme une ombre toujours errante à mes côtés, accompagnée d’esprits-follets, sans pouvoir deviner si leur intention est de me réjouir ou de m’attrister. Cette nuit même encore, monsieur était près de moi et ses dignes élèves m’environnaient. Il me répondit : Mais j’étais avec M. Cazin, nous n’avons fait que ce que nous faisions avec le père Imbert.

La société lui demanda si ce prêtre de Saint-Louis ne devait pas bientôt terminer ma guérison de concert avec lui. Si je l’avais écouté, je n’aurais jamais pu l’opérer, dit-il ; c’était un vieux radoteur qui n’en finissait pas ; je m’en suis heureusement débarrassé pour m’associer à M. Cazin, homme célèbre, qui réunit à une science parfaite une activité à toute épreuve. Je vous réponds que je suis on ne peut plus satisfait ; il réussira à débusquer ce vieux pendart de Pinel, ce gredin de Moreau et toute cette canaille farfadéenne ; son travail est bien au-dessus du leur et il les rendra tous au diable auquel ils se sont donnés.

Mais, monsieur, puisque vous me vantez tant les vertus de ce digne prêtre, lui dis-je, que vous lui accordez des qualités en le peignant comme humain et sensible, je suis assuré qu’il n’abusera pas de la crédulité d’un faible mortel pour en faire une victime du farfadérisme, il ne se servira pas des terreurs que m’ont inspirées des esprits malfaisants, pour tourner contre moi les moyens qui sont en son pouvoir ; il délivrera un malheureux qui est bien tourmenté ; d’après tout cela, je meurs d’envie de le connaître : permettez-moi de vous accompagner chez lui ; il faut que je le voie aujourd’hui, que je lui dise tout ce que je souffre depuis longtemps. M. Prieur me répondit qu’étant en affaire avec ces messieurs et dames, il ne pouvait me satisfaire à l’instant ; mais que je pouvais compter sur lui pour le lendemain. Je fus très sensible à sa promesse, et le priai de ne pas y manquer. Alors je présentai à la société M. Papon Lomini, qui, en sa qualité d’étudiant à l’École de Droit, prétend qu’il n’y a pas de loi contre les magiciens et les sorciers ; qu’ils peuvent faire tout ce que bon leur semble ; il persista dans ses principes et me dit : Oui, monsieur, nous avons le droit de faire tout ce qui nous plaît, pour réjouir, consoler ou désoler l’espèce humaine. — C’est donc pour cela, lui dis-je, que vous venez, avec l’assurance de votre impunité, me tourmenter à chaque instant du jour et de la nuit, que vous me suivez jusque dans les promenades, que vous vous appuyez sur moi pour me fatiguer et me forcer de m’asseoir, et que, dans les saints temples même, vous me faites éprouver des étouffements ou des distractions involontaires, qui ne me permettent plus de continuer mes prières ou mes lectures, et qui me font oublier que je suis dans le temple de Dieu. Mais vous avez beau faire, rien ne me détournera de mon devoir, et malgré vos insinuations perfides je serai toujours à mon Dieu. Je combattrai de toutes mes forces vos indignités, aussi bien que le mauvais temps que vous ferez faire pour me dégoûter de me transporter aux églises. Mais vous, M. Prieur, dites-moi donc pourquoi vous me suivez aussi partout ? Ma question ne doit pas vous étonner, puisque c’est vous qui m’avez tout avoué ; croyez-vous que je n’ai pas assez des autres malveillants qui me tracassent ? M. Frontini et Madame Métra lui dirent : Parbleu, monsieur, on ne veut pas vous empêcher de vous amuser ; faites-le si cela vous convient ; nous admettons même que c’est de votre âge ; mais au moins, respectez celui de M. Berbiguier. Son cousin et lui se mirent à rire, en soutenant qu’il fallait bien s’amuser un peu. Eh ! monsieur, lui dis-je, personne ne vous défend de vous amuser ; mais de grâce, que ce ne soit pas à mes dépens. Allez chez les demoiselles, puisque vous en avez pris l’habitude, et que vous pouvez vous introduire invisiblement chez elles quand il vous plaît, ce qui est fort bien à vous ; mais leurs mamans, leurs amants ou leurs maris pourraient bien le trouver mauvais, et vous traiter plus cruellement que les esprits infernaux dont vous faites partie me traitent moi-même. Convenez avec moi que vous devez avoir plus de plaisir auprès d’elles que dans ma société. Vous dites que, selon l’occasion, vous vous rendez aussi léger qu’il vous plaît, afin qu’elles ne vous sentent pas ! Eh ! pourquoi ne prenez-vous pas les mêmes précautions avec moi, quand vous venez voyager sur mon corps le jour et la nuit, tandis que lorsque vous commencez vos opérations malignes, vous me semblez si pesants que vous m’étouffez ? sont-ce là, dites-moi, des amusements ? Ma franchise redoubla leurs éclats de rire. Ils voulurent me persuader qu’il entrait dans ma destinée d’avoir été poursuivi et de l’être toujours. Vous me donnez là de belles consolations ! leur dis-je, je suis donc fait pour servir d’aliment à la méchanceté de messieurs les lutins de votre espèce ; et puisque vous avez tant de moyens de vous satisfaire ailleurs, par grâce, ne troublez pas le repos d’un homme qui veut faire son salut et se délivrer pour jamais de vos abominables griffes. M. Frontini m’approuva beaucoup et dit aux ricaneurs qu’il était temps que toutes ces persécutions eussent un terme ; que j’avais besoin qu’on me rendît la tranquillité de l’esprit. M. Prieur en convint aussi, et dit à son cousin que s’il retardait encore les opérations nécessaires à ma guérison, il lui ôterait les pouvoirs dont il l’avait revêtu pour se rendre invisible à tous les yeux. Ne trouvez-vous pas dans la ville assez de jolies femmes auprès desquelles vous avez plus d’agréments qu’avec M. Berbiguier ? Les remontrances de M. Prieur furent approuvées par M. Frontini et par Madame Métra ; mais tous me demandèrent pourquoi je riais toujours et ne disais rien. (Je me tenais sur mes gardes, voyant qu’ils me jouaient de tous côtés ; mais je voulais savoir jusqu’où irait leur méchanceté). Je répondis que je n’avais rien à dire devant mon médecin, qu’il connaissait mon état, et que j’étais sûr qu’aidé des conseils de M. Cazin, il apporterait les plus prompts et les plus salutaires remèdes à mes maux. Je ne vous dissimulerai pas cependant que l’impatience où je suis de sortir de mon pénible état ne me fasse accuser de lenteur tous ceux qui veulent contribuer à mon rétablissement ; et rappelant à M. Lomini la leçon qu’on venait de lui faire, j’ajoutai que j’espérais qu’il ne m’importunerait plus par son invisibilité. Je priai M. Frontini et Madame Métra de rafraîchir la mémoire de M. Prieur relativement à la promesse qu’il venait de me faire, et de le déterminer à me rendre enfin la liberté ; ensuite je fus me promener.

CHAPITRE XXXIV
Phénomène dans le Ciel.
Les conjectures que j’en ai tirées

LORSQUE JE MONTAIS CHEZ MOI, j’aperçus M. Prieur qui rentrait dans son appartement. Après les civilités d’usage il me demanda d’où je venais. Je sors de chez M. votre frère, lui dis-je, chez qui j’ai trouvé M. Frontini, Madame Métra et M. votre cousin Lomini. Nous avons parlé sérieusement de mes affaires ; M. votre frère a promis d’opérer ma parfaite guérison. — Il le peut, s’il le veut, me dit-il, et cela vaudra mieux pour vous que d’attendre les caprices du père Imbert de Saint-Louis, et de M. Cazin des Quinze-Vingts. Il m’assura, en me quittant, qu’il en parlerait lui-même à son frère, et nous rentrâmes chacun chez nous.

Je ne fus pas plutôt dans mon appartement que j’entendis encore un certain bruit dans ma chambre ; je me figurai que c’était l’un des Messieurs que je venais de quitter, qui n’étant pas encore satisfait, avait envie de s’amuser de nouveau à mes dépens. Je ne répondis point à ce bruit, et je me dis à moi-même : Nous rirons bien ce soir lorsque j’en parlerai à M. Prieur.

En passant le soir sur le Pont-Neuf, je vis beaucoup de personnes assemblées qui regardaient en l’air, du côté de l’est-sud-est ; on y voyait une nuée très noire, et chacun en tirait des conjectures qui ne me satisfaisaient pas. Je me permis de dire à tous les discoureurs qui ne comprenaient rien à ce phénomène : Ne voyez-vous pas que c’est l’ouvrage des magiciens ? Ceux qui m’entendirent me regardèrent avec surprise ; mais je bornai là mes observations.

Je restai encore quelques instants pour définir plus véridiquement que les autres témoins les véritables causes de ce nuage. J’y remarquai que les clartés qui se succédaient rapidement sortaient de différentes nuances qui se formaient dans la nuée et ressemblaient aux feux qu’on fait au théâtre pour imiter un orage, l’embrasement d’un temple, d’un palais ou de tout autre édifice, afin d’émouvoir le spectateur par une scène d’horreur calculée.

Je fus de là au Palais-Royal, toujours réfléchissant sur les choses que j’avais vues au ciel. J’étais persuadé que les secrets célestes n’étant connus que des magiciens, étaient des signes certains de quelque victoire remportée sur leurs ennemis, et que par là ils en donnaient connaissance à leurs correspondants. Ces pensées se fortifièrent dans mon esprit pendant que je faisais plusieurs tours de galeries ; après quoi je revins chez moi, me promettant bien de faire part de tout cela à M. Prieur, qui est un véritable farfadet malin, et persuadé que, sous ce rapport, il augmenterait encore mes connaissances à ce sujet.

Il vint, comme à son ordinaire, et me demanda ce qui s’était passé dans la journée : je lui répondis qu’il ne m’avait pas tenu sa parole, et que, quoique j’eusse été assez bien pendant ce jour, les mêmes mouvements s’étaient toujours fait sentir chez moi à divers intervalles. Je lui parlai de cette nuée noire, entièrement détachée des autres et qu’on avait aperçue au-dessus de la cathédrale et du pont Saint-Michel. Je lui en fis l’exacte description, telle que mon imagination se l’était faite à elle-même. Il resta tout interdit, et me demanda avec surprise qui pouvait m’en avoir tant appris ? Dieu seul, lui dis-je ; il donne à ceux qui le servent avec ferveur des lumières qu’il refuse à ceux qui étudient toutes sortes de sciences sans s’occuper de le connaître. Ah ! que je les plains, les insensés ! ils dédaignent la connaissance la plus utile, la plus importante à notre existence ; ils ne savent donc pas que sans cette divine connaissance ils sont en proie à tous les maléfices des génies infernaux, ils ne savent donc pas qu’il n’est de recours qu’à Dieu seul pour nous préserver des attaques de nos plus cruels ennemis, pour nous donner des nuits paisibles et des jours sereins ?

Voilà ce que je voudrais imprimer dans l’esprit de ces gens qui croient savoir quelque chose, parce qu’ils ont étudié les histoires de tous les siècles.

Je leur prouverais que rien n’est au-dessus de la croyance que l’on doit avoir en Dieu. Je leur dirais, enfin, que la foi que nous devons avoir au Tout-Puissant et à la religion dégage notre esprit des mauvaises impressions que pourraient faire sur nous les génies diaboliques, et nous fait croire aux miracles, auxquels les renégats seuls ne veulent pas ajouter foi.

La surprise de M. Prieur redoubla lorsqu’il m’entendit de nouveau. Vous êtes le premier, me dit-il, de tous ceux que nous visitons invisiblement, qui soit aussi bien instruit de toutes ces choses. Cela me surprend. — Vous ne devez pas l’être autant que vous le paraissez. Monsieur, lui répondis-je, cette grâce m’a été accordée par les quatre apparitions que Dieu fit en ma faveur lorsque j’étais à Avignon, et par cette inspiration du ciel qui m’arrêta lorsque j’étais sur le point de quitter le monde pour un crime. J’allais terminer mes jours pour me soustraire à mes persécuteurs, et dans l’espoir surtout de jouir plus tôt de la présence du Seigneur, tandis que par ce moyen je m’en éloignais pour toujours. Vous voyez que le ciel fut touché de compassion pour moi, puisqu’il m’inspira l’horreur de ce crime et m’obligea de souffrir encore pour être plus digne des bontés du Dieu créateur.

Qui sait, d’ailleurs, si Dieu ne veut pas que je vive pour servir encore d’exemple aux hommes, et pour que mes malheurs, soutenus par la résignation qu’inspire la religion, me rendent toujours plus digne de récompenses ? C’est le but auquel un bon chrétien doit aspirer.

J’espère que vous êtes maintenant convaincu par ces savants raisonnements que tous les pouvoirs surnaturels qui sont donnés aux hommes pour se tourmenter les uns et les autres, n’ont de force que sur ceux qui n’espèrent pas assez en Dieu, qui tôt ou tard finit par confondre leur orgueil.

M. Prieur ne savait plus que penser de tout ce qu’il entendait. Sortez de votre surprise, lui dis-je, et sachez que la sobriété, les privations, les prières et toutes les tribulations que je crois nécessaires pour obtenir du Seigneur la grâce d’être placé au nombre de ses élus, me soutiennent aussi bien dans le chemin de la vertu que les profondes méditations que je fais jour et nuit, et qui me forcent à ne presque point garder le lit. Le froid, la pluie, la neige et les autres intempéries de la saison, lorsque je vais visiter les églises pour le salut de mon âme, m’incommodent, à la vérité ; mais la vertu de l’homme n’est-elle pas de savoir souffrir ? Tous ces sacrifices ont, croyez-moi, quelque prix auprès d’un Dieu juste et bon, qui n’exige de nous que la volonté de le bien servir.

D’après cela, Monsieur, devriez-vous être étonné des grâces que m’a faites la Divinité en me donnant la force de résister à tant de maux, en me procurant la connaissance des travaux que les magiciens font sur moi, et particulièrement en me faisant connaître les apparitions de cette troupe infernale, qui n’est illuminée que par les feux qu’elle attise elle-même ?

M. Prieur ne pouvant revenir de sa surprise, me dit : Ma foi, Monsieur, vous êtes extraordinaire.

Il jugea que j’avais besoin de repos et m’invita à me retirer, en me recommandant de ne pas l’oublier dans mes prières. Je le lui promis et lui rappelai de ne pas oublier de son côté que nous devions le lendemain aller ensemble chez M. Cazin. Il me renouvela cette promesse, et nous nous séparâmes.

CHAPITRE XXXV
Mes agitations pendant la nuit.
Mes doutes sur la bonne foi des hommes

RENTRÉ CHEZ MOI, je fis mes prières comme de coutume. Je me couchai très content de moi, d’avoir persuadé à M. Prieur que j’avais des connaissances aussi étendues. Je ne pouvais dormir tant les choses dont nous avions parlé me procuraient des pensées agréables. La nuit étant déjà fort avancée, je me levai bientôt pour aller à la messe, afin d’avoir le temps, à mon retour, de parler à M. Prieur, craignant de ne pas le trouver plus tard, et qu’il ne sortît en mon absence, pour avoir l’occasion de me faire des excuses dont on se sert quand on veut manquer à sa parole. C’est ainsi que je le jugeais d’après la conduite qu’il avait déjà tenue à mon égard. Comme il était encore de bonne heure quand je rentrai, j’étais sûr de le trouver au lit, comme effectivement il y était encore. Comment, lui dis-je, vous dormiriez à l’heure qu’il est ! — Parbleu, me dit-il, vous qui ne vous couchez que pour ne pas dormir, ou qui rêvez tout éveillé, je conçois que l’aube du jour doive vous plaire ; mais moi, qui sais qu’il n’est pas tard, je vous prie de me laisser reposer. Comment reposer, y pensez-vous ? Ne devez-vous pas me conduire chez le prêtre des Quinze-Vingts ? Tandis qu’il s’étendait, frottait ses yeux, se retournait en grommelant entre ses dents, arrive un de ses amis qui venait souvent chez lui. Cet importun resta si longtemps à sa visite qu’il me mit dans une telle colère, que je l’aurais envoyé de bon coeur au diable. Quoique leur conversation ne roulât pas sur moi, on m’adressait quelquefois la parole. Pour surcroît de malheur, survient un autre étranger. Ah ! me suis-je dit alors, c’est un des coups de la fatalité qui s’attache à mes pas ; ils s’embrassaient, se parlaient comme des gens qui ne se revoyaient qu’après une longue séparation. Cette visite durait déjà depuis longtemps, lorsque je me permis de dire à M. Prieur : Je vois bien que vous n’êtes pas disposé à tenir la promesse que vous m’avez faite au sujet de M. Cazin. À ce moment l’étranger dit : qu’ayant eu occasion de passer hier chez ce prêtre, on lui avait appris qu’il était parti pour aller prendre possession de sa cure, et qu’on ne savait pas en quel lieu elle était située. Je demandai alors son ancienne adresse, espérant bien trouver quelqu’un qui me ferait connaître sa nouvelle résidence.

M. Prieur parut indigné du départ de ce prêtre, qui, disait-il, aurait dû l’en prévenir. Je m’en vengerai en l’accablant d’injures quand je lui écrirai, dit-il à ces Messieurs ; il devait savoir que le dix-sept décembre était un jour fixé pour terminer une affaire qui m’intéresse beaucoup. Ces Messieurs feignirent de partager son indignation ; mais comme je n’étais plus leur dupe, voyant clairement qu’ils me jouaient, j’observai, en plaisantant, à M. Prieur, que s’il m’eût conduit chez le curé lorsque je l’en priais, cela ne serait pas arrivé : il en convint, et voulut s’en excuser encore. N’en parlons plus, lui dis-je, je m’en console, puisque j’ai son ancienne adresse, à l’aide de laquelle je découvrirai sans doute la commune où est située sa cure. L’étranger m’approuva, et témoigna la peine qu’il éprouvait de ne pouvoir me la procurer de suite afin de m’épargner cette course.

Je terminai, et je saluai la compagnie d’un air moqueur, avec l’intention d’aller au faubourg Saint-Antoine m’éclaircir de cette ruse.

Je rentrai un instant chez moi, l’esprit satisfait d’avoir joué ceux qui prétendaient me jouer moi-même. Je fis là-dessus encore quelques réflexions importantes. Je me disais : Il existe donc des coeurs assez pervers, des âmes assez basses pour oser former le coupable projet d’abuser de la bonne foi des honnêtes gens ! car, enfin, que deviendra la société, si l’on ne peut plus compter sur ceux-là même qui semblent vous parler avec le plus de vérité ? Ô divine vérité ! tu ne seras jamais souillée en passant par ma bouche. Je prouverai à tous ceux qui voudront m’entendre, que je suis l’innocence même ; que je crois fermement qu’il existe des êtres dont l’âme est endurcie par la fréquentation des malins esprits, qui ne s’occupent qu’à tromper. Ah ! combien je dois rendre grâce à mon heureuse étoile de m’avoir donné toute la sagacité nécessaire pour repousser les maléfices, les tromperies de mes ennemis, et me faire éviter de tomber dans leurs pièges séducteurs !

Ce qui venait à l’appui de ces réflexions, c’était la lenteur qu’avait mise M. Prieur dans les opérations de M. Imbert : la supposition du départ de ce curé, la feinte indignation dont on faisait parade, tout cela n’achevait-il pas de justifier mes soupçons ? Je me félicitais donc du bonheur de connaître à fond le coeur humain et de mettre à profit cette utile connaissance dont Dieu m’avait fait un si généreux présent.

Comme je continuais mes réflexions, j’entendis M. Baptiste Prieur, je le priai d’entrer et lui fis part de tout ce qui s’était passé, de ce que j’avais vu chez M. son frère ; je lui dis les choses telles qu’elles étaient, et lui demandai s’il n’en était pas indigné lui-même. Eh bien, Monsieur, voilà les hommes ! avais-je tort de m’en méfier ? Il m’avoua que c’était fort mal de la part de son frère, et qu’il en ferait de vifs reproches à M. Cazin, s’il avait occasion de le voir. Mais, tranquillisez-vous, me dit-il, je sais tout l’empire que j’ai sur mon frère et je lui parlerai sérieusement ; car je vous assure que lui seul peut vous guérir sans le secours de ce prêtre. La conversation roula ensuite sur autre chose, après quoi il me quitta.

Sitôt qu’il fut parti, je me mis en route pour me rendre à l’hospice des Quinze-Vingts. Arrivé, je m’informai au portier de l’adresse du curé Cazin. Il ne put, malgré ses recherches, me la procurer ; mais il m’adressa au sacristain qui me la donna sur le champ. Ah ! nous verrons, dis-je, en revenant, si on m’abusera comme on l’a fait jusqu’à présent. Je la tiens cette adresse, je verrai ce qu’on répondra : je prendrai le double de la lettre, je la porterai moi-même à la poste, il n’y aura plus de surprise, j’ai tout prévu. C’est ainsi que je me parlais à moi-même en revenant des Quinze-Vingts à Saint-Roch, car la méchanceté des hommes ne m’a jamais détourné de mes devoirs pieux.

De retour chez moi, M. Prieur frappa à ma porte. Il s’informa de ce que j’avais fait. Je lui montrai l’adresse du curé, et il affecta un air de satisfaction : il me promit d’écrire. Nous parlâmes ensuite des choses qui m’étaient arrivées à diverses époques de ma vie, de ma famille et de la sienne. Je lui rapportai la conversation que j’eus avec M. Baptiste, son frère, et de tout ce que j’avais su du départ de M. Cazin. II me dit que toutes ces démarches étaient inutiles. Mon frère seul, Monsieur, peut vous guérir. — Comment ? — Je vous en réponds. Cela est vrai, me dit M. Etienne, je le puis sans le secours de cette prêtraille en laquelle vous avez tant de confiance. Pour vous le prouver, je vais vous débarrasser de ces cinq paquets de verveine. Il les prit, en effet, et les jeta par la fenêtre, en m’assurant que je pouvais dormir tranquillement. Il promit aussi de persuader à M. Lomini, son cousin, que ses remèdes étant en opposition avec ceux qu’il me donnait pour me rendre la liberté, il devait les abandonner, en raison du mauvais effet qu’ils faisaient sur moi.

Il me quitta, en me promettant d’écrire à M. Cazin, quoiqu’il pût s’en passer, mais pour savoir seulement s’il tiendrait à sa parole.

Une heure du matin étant sonnée, je me disposai à me coucher, en réfléchissant toujours à tout ce que j’avais vu, dit et fait toute la journée. Ces réflexions ne m’empêchèrent pas d’entendre les mêmes fracas qui se faisaient toutes les nuits dans ma chambre. Comment ! me dis-je ; c’est ainsi que s’effectuent les belles promesses de ces Messieurs ? Mais la force de mon esprit et ma résignation à tout souffrir pour l’amour de mon Dieu m’avaient tellement rendu familier avec ces choses, que je me mis au lit, en me promettant seulement d’en parler le lendemain à M. Prieur.

CHAPITRE XXXVI
Mes apostrophes aux Farfadets.
Confidence à M. Prieur

AUSSITÔT APRÈS m’être couché, je sentis un farfadet qui s’étendait à mes côtés, puis un autre démon qui parcourait toute l’étendue de mon corps. Je gardai le silence, je voulus voir à quoi tout cela aboutirait ; mais ne pouvant plus me contraindre, je partis d’un éclat de rire, et cherchai à me saisir d’un de ces invisibles, tandis que je portai un coup de poing à l’autre. Hélas ! tout s’évanouit, je n’entendis que le bruit des fuyards qui s’éloignaient pour se soustraire à ma juste colère. Je leur dis alors : Comment, canailles que vous êtes ! C’est comme cela que vous tenez votre parole ? Vous serez donc toujours les mêmes ? Ne vous lasserez-vous jamais de tourmenter jour et nuit les malheureux qui emploient tous les moyens pour se soustraire à votre infernale puissance ? Quel fruit recueillez-vous de vos infâmes procédés ? La certitude d’être un jour resserrés dans les cachots de la sainte Inquisition, si sagement instituée pour punir les esprits, les sorciers, les magiciens, et même tous ceux qui douteraient un seul instant du pouvoir du Dieu suprême.

J’espère un jour lire les noms de tous ceux qui s’attachent à me persécuter sur les listes sanglantes de ce redoutable tribunal. Ainsi, tremblez, en votre qualité d’esprits, d’aller augmenter le nombre des coupables punis par cette terrible institution.

Après leur avoir donné cette leçon, et apostrophé ainsi ceux qui étaient venus m’inquiéter, ma colère s’apaisa, et je m’endormis un peu. Le matin, à mon réveil, je fus trouver M. Prieur, qui, selon sa coutume, se trouvait encore au lit. Il me reprocha d’être si matinal. Parbleu ! vous n’auriez ni mes visites ni mes reproches, si vous me laissiez reposer. Pourquoi êtes-vous venus la nuit dernière, vous, votre cousin et toute votre société, pour me tourmenter de nouveau ? Je conçois que la fatigue de vos caravanes nocturnes vous oblige à reposer dans la matinée. Quoique je fusse fâché contre lui, je me gardai bien de le paraître. Allons, allons, levez-vous, lui dis-je, ne devriez-vous pas déjà avoir écrit cette lettre ? — Oh ! mon Dieu, nous en aurons le temps pendant la journée. — Non, répliquai-je, quelqu’un peut venir, nous n’aurons rien fait, et vous me remettrez encore au lendemain. Réfléchissez que vous ne seriez pas obligé d’écrire aujourd’hui si dans le temps vous m’eussiez conduit chez M. Cazin, et que cela seul devrait vous engager à prévenir le moindre retard ; que tout semble mettre obstacle au désir que vous avez montré de m’obliger. Mes instances ne purent rien sur lui. Dans le même instant on frappa à la porte. Voyez, lui dis-je, si je n’ai pas toujours raison. J’ouvris, et cette personne, qui fut ainsi que moi, très surprise de le trouver au lit, me dit qu’elle ne resterait pas longtemps. Je lui fis part alors de mes instances auprès de M. Prieur pour lui faire réparer le temps perdu à l’égard de M. Cazin dont il m’avait promis les secours, et qui, par malheur pour moi, venait de quitter Paris. Ce Monsieur, convaincu de mes bonnes raisons, me dit obligeamment qu’il connaissait le motif de mes visites, et il engagea son ami à me rendre le service qu’il m’avait promis ; mais comme M. Prieur ne tenait pas compte de ce qu’on lui disait, il resta encore si longtemps à se décider, qu’il arriva d’autres personnes. Mon impatience et ma mauvaise humeur redoublèrent : je le saluai, en lui faisant bien sentir que les affaires qu’il avait avec ces Messieurs ayant retardé les miennes, je profiterais de ce moment pour aller à la messe, que je viendrais savoir ensuite s’il serait disposé à m’obliger. J’allais sortir, lorsqu’un de ces Messieurs, qui me connaissait le plus, me dit : Rassurez-vous, M. Berbiguier, si ces Messieurs ont fini leurs affaires avant votre retour de la messe, je vous promets de ne pas laisser sortir mon ami, qu’il n’ait écrit pour vous à M. Cazin. Je sortis après avoir beaucoup remercié ce Monsieur ; et tout en me rendant à l’église, je réfléchissais et me réjouissais intérieurement de l’air de bonhomie avec lequel je trompais M. Prieur, qui me croyait sa dupe. Je ne comptais plus sur lui pour ma guérison, j’étais seulement curieux de savoir ce que produiraient sa lettre, ses démarches et ses opérations. Le dénouement de cette affaire me faisait rire d’avance.

Quand je fus arrivé à l’église, je m’occupai de faire ma prière ; mais par l’effet ordinaire des maléfices de ces misérables farfadets, je me sentis encore poursuivi par les mêmes agitations. Comment, me disais-je, peuvent-ils s’introduire dans un lieu saint ? ne savent-ils pas que tous ceux qui fréquentent les églises sont préservés de toutes leurs tentations ; qu’il n’est point de peine, de maux, dont l’espèce humaine soit affligée, que ne puisse faire disparaître l’amour de la Divinité ? De retour de la messe, j’entrai chez M. Prieur, où je ne trouvai plus la personne qui m’avait promis de le faire écrire à M. Cazin, et je retournai chez moi. Peu de temps après, M. Prieur vint m’y joindre. Je lui proposai de faire la lettre en lui offrant tout ce qu’il fallait pour cela. Il préféra la faire chez lui où je le suivis.

Il fit enfin cette lettre si longtemps promise, et, pour parer à toute surprise, je la portai moi-même à la poste, après en avoir conservé le double. Je voulus ensuite monter chez M. Prieur, mais il était sorti et je revins chez moi toujours réfléchissant à la lettre, et à la réponse que le prêtre ferait à son ami. Tandis que je m’occupais de toutes ces choses, M. Prieur frappe à ma porte ; j’ouvre et mon premier soin fut de lui dire : Enfin, Monsieur, voilà donc la lettre écrite et partie ! vous êtes seul la cause de la perte du temps qu’il faut maintenant pour avoir la réponse. Tranquillisez-vous, me dit-il, nous l’aurons bientôt et nous ferons tout ce qu’elle prescrira. Je ne puis vous ôter le sort que l’on vous a donné, sans avoir quelqu’un sur qui je puisse le jeter ; et je veux savoir si M. le curé n’aurait pas dans son pays quelque personne propre à le recevoir, ou s’il me conseillera de le faire passer sur quelqu’un que j’ai en vue dans notre maison. Au surplus, s’il apportait trop de lenteur dans les opérations, ne craignez rien, je vous guérirais moi-même, et je lui écrirais d’un style un peu sévère ; mais avant d’en venir là, je veux savoir avec honnêteté s’il s’occupe de votre guérison. C’est très bien, lui dis-je, mais Monsieur, dites-moi donc quel est l’effet de votre science ? car, enfin, vous m’avez promis que je ne serais plus tourmenté à l’église, et je n’y vais pas une fois que je ne le sois. Je sens entre mon gilet et ma redingote comme une espèce de lapin, qui me parcourt le corps en tous sens dites-moi, je vous prie ce que ce peut-être. — Cela ne doit pas vous effrayer, me dit-il, c’est moi qui suis le lapin : d’ailleurs, tout cela ne vous regarde pas, ce sont des secrets qui tiennent au pouvoir que nous avons de guérir les esprits affectés des visions, des sensations, et de tout ce qui s’attache à la crédulité du pauvre genre humain. Je vous l’ai promis, tout finira et mon cousin Lomini ne vous persécutera plus. C’est assez que vous soyez notre ami pour que nous ne vous tourmentions pas davantage. Si mon cousin voulait persister, comme je ne puis rien faire moi seul, je m’associerais à une autre personne qui vous voudrait autant de bien que je vous en veux, pour tâcher, par un commun accord, d’apporter du soulagement à vos peines. Il me fit toutes ces promesses en jouant aux cartes, comme nous en avions l’habitude presque tous les soirs jusqu’à une heure ou deux heures du matin après quoi, il me souhaita le bonsoir, en m’invitant à dormir tranquille et en me promettant de me revoir sitôt qu’il serait levé.

La nuit se passa comme les précédentes, c’est-à-dire dans l’agitation, le recueillement, les prières, les souffrances que me faisaient éprouver mes ennemis ; car je n’avais pas une heure de vrai sommeil ; que pourtant j’achetais bien cher par toutes les angoisses où j’étais obligé de passer pour y parvenir.

CHAPITRE XXXVII
Lettre à M. Cazin.
Entretien avec diverses personnes. Consultations, etc.

AVANT HUIT HEURES DU MATIN j’étais chez M. Prieur. Je le pressai de se lever ; mais n’ayant rien qu’à lui parler, il ne voulut pas se déranger. Il s’informa de la manière dont j’avais passé la nuit. Je n’ai éprouvé aucun soulagement, lui dis-je, j’ai passé par les mêmes épreuves, avec la même résignation. Comme j’ignorais le temps qu’il fallait pour avoir la réponse de M. Cazin, je le priai de m’en instruire ; il crut qu’il fallait à peu près sept jours. Eh bien ! mettons-en huit pour être plus sûrs, après quoi nous écrirons si nous n’avons pas de réponse. Vous entrez bien dans mes intentions, me dit-il ; et alors arrivèrent des personnes à qui je fis part de mon entretien avec M. Prieur. Elles m’en félicitèrent en me faisant espérer que bientôt je verrais la fin de mes tourments. Mais toutes ces promesses ne pouvaient me satisfaire, j’étais trop désabusé ; et si j’affectais de les croire, je riais au fond de ce qu’ils me prenaient pour dupe. Sur ces entrefaites, Madame Métra arrive ; chacun lui fit compliment, comme à quelqu’un que l’on revoit toujours avec un nouveau plaisir. M. Lomini la suivit de très près. À son entrée on lui demanda s’il me tourmentait toujours. Comment, Monsieur, lui dit-on, vous avez eu la cruauté de couper la queue de l’écureuil de M. Berbiguier ! Quel plaisir trouvez-vous donc à faire du mal et de la peine à quelqu’un, et surtout à un ami ? — Mon cousin se trompe s’il vous a dit cela. — Non, Messieurs, j’ai dit la vérité, réplique M. Etienne : vous courez toutes les nuits ; vous vous transportez partout où vous croyez trouver notre ami ; vous me rapportez tout ce qu’il fait ; vous me rendez compte de tout ce qu’il dit, de tout ce qu’il boit et mange. Je vous l’ai déjà dit, vous faites subir à Monsieur des tourments trop forts, vous le mettez à la torture, comme s’il avait commis quelque crime capital. Voyez comme vos persécutions l’affaiblissent ; regardez sa figure, ne croirait-on pas voir un spectre ambulant ? En vérité, si nous étions encore au temps des fantômes, je craindrais qu’à la triste mine de Monsieur on ne le prit pour un de ces êtres impalpables qui sortent la nuit de leurs tombeaux pour apparaître aux yeux des barbares qui leur ont fait subir un sort trop rigoureux. Craignez qu’à votre tour vous n’éprouviez bientôt le sort de ces monstres cruels qui abusent de la bonté de leurs victimes, et que vos traits défigurés, sous des formes hideuses, ne se présentent la nuit à l’imagination de Monsieur, et qu’il vous fasse repentir de l’avoir ainsi maltraité. Je vous ordonne donc de cesser vos opérations magiques à son égard, ou je ferai tomber sur vous tout le mal que vous voudriez lui faire éprouver. Après avoir fini cette leçon à son cousin, il fit part à ces Messieurs et Dames qu’il avait écrit à M. le curé, sur lequel il comptait beaucoup, en faveur de ma guérison. Comme j’ai déjà retiré M. Berbiguier des mains de MM. Pinel et Moreau, de celles de la femme Vandeval, dit M. Prieur, je prétends aussi l’enlever très facilement des mains de mon cousin, à qui je n’ai donné qu’un pouvoir limité sur Monsieur, persuadé qu’il n’en abuserait pas ; mais puisqu’il ne suit pas mes ordres, je lui retire son diplôme, en lui permettant cependant d’exercer sur toute autre personne que M. Berbiguier, autant que cela lui serait utile et agréable. Chacun applaudit aux résolutions de M. Prieur et moi, je me retirai, prétextant quelque affaire. En descendant je rencontrai M. Baptiste Prieur, qui me fit part du dessein où il était de se rendre auprès de son père (médecin, comme je l’ai dit), pour rétablir sa santé, espérant beaucoup de ses secours, ainsi que de l’air natal. C’est très bien, lui dis-je, mais la faiblesse où je vous vois m’engage à vous recommander de ne pas vous mettre en route sans vous être restauré d’avance par quelque confortatif ; car vous devez craindre autant les secousses de la voiture que l’air vif. Il me remercia de mes observations et me dit qu’à cet égard il retarderait son voyage de quelques jours. Nous nous séparâmes et nous rentrâmes chacun chez nous.

Quand je fus rentré, je me dis : que signifie donc le manège de toutes ces personnes, qui me promettent tous les jours d’adoucir mon sort, et qui, tour à tour, se plaignent l’une à l’autre du retard que chacune apporte à mon rétablissement ? Leur dois-je dire qu’ils agissent de concert pour me tromper ? Non. J’ai raison de feindre, ayant encore besoin de M. Etienne, sous la domination duquel je ne cesse d’être, puisqu’il dit que je lui appartiens de droit. Je dois donc prendre encore patience, pour voir le dénouement après lequel je soupire depuis si longtemps. J’étais occupé de toutes ces choses, lorsque je m’aperçus que les farfadets agissaient encore contre moi, en me faisant sentir l’influence d’une planète qui soufflait un vent affreux, qui faisait tomber une pluie si considérable, qu’il était à craindre que les récoltes en fussent perdues, et que les malheureux habitants des campagnes, qui arrosent leurs travaux de leurs sueurs, ne fussent entièrement ruinés. Nul ne peut donc se soustraire à la vengeance des magiciens et des sorciers ! ils accablent davantage, par leur méchanceté, les malheureux, que ceux que la fortune a comblés de ses faveurs ! Je me proposai donc de faire part de mes observations à M. Prieur aussitôt que je le verrais. Il revint effectivement comme à son ordinaire, et me demanda si j’avais éprouvé quelque chose de nouveau. Je ne pus lui dissimuler les craintes que m’avaient causées le vent et la pluie qui avaient régné dans la journée. Je lui demandai pourquoi ce vent et cette pluie si extraordinaires, qui me rappelaient les avant-coureurs de ma planète ? — Vous ne pouvez, me dit-il, vous soustraire à ces effets célestes, ils sont souvent nécessaires. — Eh ! pourquoi ? lui dis-je, pour empêcher le cultivateur de labourer son champ ? le voyageur de continuer sa route, ou leur causer à tous des maladies qui les conduisent au tombeau ? — Ces choses ne devraient pas vous inquiéter, me dit-il. — Pardonnez-moi, j’y suis pour quelque chose et cela me regarde de trop près pour que je ne m’en occupe pas. Je vois que vous agissez sur le tonnerre, le vent, la pluie, la grêle et la neige, et vous voulez que je garde le silence ? Je ne puis m’y résoudre. Pourquoi ce nombre infini d’animaux de toute espèce, amenés sous mes croisées, que l’on fait agiter de diverses manières : les uns chantant, criant, sifflant, miaulant, dansant, hurlant, etc. ? Pourquoi sont-ils venus dans ma chambre faire un ravage affreux, sauter sur moi, s’élever sur leurs pattes, battre des ailes ? On eût dit que ces démons prenaient mon corps pour une salle de danse ; et vous osez me dire que cela ne me regarde pas ? Il me fixa alors longtemps avec immobilité et me demanda qui pouvait m’en avoir tant appris. Celui qui est le maître de tout, qui donne au faible la force et le courage, et qui ouvre les yeux à ceux qui aiment la vérité. C’est lui qui m’apprend jusqu’à quel point vous poussez la malignité démoniale. Croyez-vous que j’ignore que par un effet de votre sorcellerie, vous vous transportez dans les airs : témoin cette nuée sur laquelle vous marchiez et de laquelle vous lanciez des feux si effroyables, que tout le monde, arrêté sur le Pont-Neuf, n’aurait pu s’en rendre compte, si, par mon génie naturel, et avec l’aide de Dieu, je n’étais parvenu à les tirer d’erreur, en annonçant à tout le monde que c’étaient des magiciens qui agitaient une planète ? Je sais bien que mes résolutions me firent passer pour un visionnaire aux yeux des gens qui n’étaient pas aussi bien inspirés que moi ; mais cela ne me fit pas changer de façon de penser à cet égard, parce que je suis très décidé à n’en changer que lorsque tous les maléfices ou sorts que l’on m’a donnés m’auront totalement abandonné.

Ne vous souvient-il plus que vous m’avez dit qu’on faisait souffler le vent afin de briser mon parapluie, lorsque j’allais à l’Église ? Que vous éprouviez du plaisir de m’incommoder par des torrents d’eau, et par la foudre que vous faisiez gronder sur ma tête, lorsque je faisais même des voyages à Avignon, ou dans les villages environnants ? Que pouvez-vous répondre à présent ? Pourquoi ces choses n’arrivent-elles qu’à moi ? N’est-il pas certain que c’est un malin esprit qui me poursuit ? Ma foi, Monsieur, je n’ai rien à vous répondre, me dit-il, vous êtes plus instruit que je ne me le serais imaginé, de toutes les opérations des sorciers et magiciens ; je n’y comprends rien et je regarde cela comme un mystère. Ne croyez qu’au mystère de la Sainte-Trinité, lui dis-je ; ce que vous admirez en moi est un effet de la bonté divine, la pitié que j’inspire à Dieu par mes privations et mes souffrances, ma ferveur à le servir, et la confiance que j’ai en ses ineffables bontés, tout cela me fait obtenir les lumières qu’il n’accorde pas à ceux qui étudient pendant leur vie pour acquérir des connaissances en tout genre, et qui s’éloignent de la seule à laquelle on doit spécialement s’attacher, le salut de son âme. Je trouve en vous, me dit-il, quelque chose de surnaturel, et je vois clairement que Dieu vous favorise particulièrement. — Je ne puis douter de sa faveur insigne, depuis vingt ans que je souffre tout ce que la méchanceté des hommes peut inventer de plus abominable. Je suis poursuivi partout, je ne puis passer un instant tranquille, je suis en proie à tous les tourments, à toutes les tortures ; eh bien ! je souffre cela avec la résignation la plus parfaite, je ne m’occupe qu’à prier Dieu dans les Églises et à me mortifier par l’abstinence et le jeûne. Cependant vous voyez combien est grande la bonté de ce Dieu, puisqu’au milieu de mes souffrances et de mes privations, il m’a conservé la santé et ne me fait souffrir aucune des incommodités auxquelles l’espèce humaine est sujette.

CHAPITRE XXXVIII
Conseil à M. Prieur.
Son étonnement sur l’étendue de mes connaissances

CE DISCOURS fit tant d’impression sur l’esprit de ce jeune homme, qu’il me pria, avec un air de bonne foi, de le recommander au Tout-Puissant dans mes prières.

Je ne m’y déterminerai, Monsieur, lui dis-je, que lorsque vous aurez changé de manière de vivre : quand vous vous comporterez mieux avec M. votre père, que vous vivrez en meilleure intelligence avec MM. vos frères, et qu’enfin vous aurez cessé de me persécuter, c’est alors que je pourrai me résoudre à satisfaire à votre demande, sans vous promettre beaucoup de l’effet de mes prières, qui sont sans doute très peu de chose aux yeux de l’Eternel (je dois avouer que, malgré le plaisir que j’ai eu à faire cette morale à ce jeune homme, mon amitié pour lui me portait à le satisfaire, d’autant que la religion nous engage à prier pour nos ennemis). Il me remercia beaucoup de la leçon que je venais de lui donner, il m’invita à me tranquilliser, et m’assura qu’il me rendrait ma liberté, qu’il se réconcilierait avec ses parents, mais se comporterait mieux à l’avenir avec eux, et qu’il était fort content de ma connaissance. Il était une heure du matin et nous nous quittâmes. J’éprouvai cette nuit les mêmes agitations que par le passé, et malgré toutes les belles promesses de M. Prieur les lutins ne manquèrent pas de me visiter sous toutes les formes qu’il leur plut. Heureusement que depuis le temps que j’en étais tourmenté j’avais fini par m’y habituer entièrement. Je m’abandonnai donc à de nouvelles réflexions avec l’intention d’en faire part à M. Prieur en temps et lieu. Voulant essayer de dormir je me mis au lit ; mais inutilement ; j’eus encore des importuns qui vinrent me tourmenter de toutes parts, et m’empêcher, par leur magie infâme, de pouvoir fermer l’oeil. Sitôt que je fus levé, je montai chez M. Prieur. Ah ! Monsieur, me dit-il, que de choses vous m’avez apprises hier au soir ! L’air de surprise avec lequel il me fit cet aveu m’engagea à lui répondre en riant. Vous n’y êtes pas encore, je ne désespère pas de trouver de nouvelles preuves qui vous surprendront davantage. Je me disposai à me retirer. Il me dit qu’il allait descendre chez son frère, qui était à la veille de son départ. Je vous y joindrai dans un moment, lui dis-je ; et après avoir terminé chez moi quelques affaires, je fus voir M. Baptiste Prieur. Je m’informai de sa santé. Il me dit que malgré sa faiblesse il se décidait à partir pour Moulins ; mais qu’ayant reconnu la bonté de mes conseils, il avait retardé son départ de quelques jours. Tâchez, lui dis-je, de vous garantir de tous les cahots de la voiture, ils pourraient augmenter votre faiblesse et retarder votre guérison. Ce conseil est fort bon, dit-il, j’y aurai égard.

M. Lomini entra, et après les cérémonies d’usage il voulut savoir de mes nouvelles. Pouvez-vous ignorer mon état, vous qui me dirigez à votre gré, ainsi que M. Etienne, votre cousin ?

M. Baptiste prit la parole, et leur dit qu’il ne s’en irait pas et ne les laisserait pas sortir avant qu’ils eussent promis de me rendre la liberté et de me laisser absolument tranquille. Je vous le promets, mon frère, et je le promets à Monsieur ; ce n’est que dans cette vue que j’ai écrit à M. Cazin, ne voulant rien faire sans sa participation ; mais s’il ne répond pas selon mes désirs, je lui écrirai d’une autre manière dont il se souviendra. Je m’entendrai ensuite avec mon cousin pour terminer entièrement les maux de M. Berbiguier.

Le cousin me fit aussi les promesses les plus agréables. Je les acceptai de nouveau en leur rappelant, car je crois bien qu’ils ne devaient pas l’ignorer, que dans les temps passés, les lois condamnaient à être brûlés vifs tous les sorciers, magiciens ; que telles étaient les lois de la sainte Inquisition. Ainsi donc, je leur répétai bien que s’ils ne me laissaient pas tranquille, je trouverais bien les moyens de les faire brûler tout vifs.

J’ai le projet de faire un mémoire contre tous les gens de votre clique. Je commencerai d’abord par le présenter à l’Église. Les premiers qui en prendront connaissance, seront le Pape et le Grand-Inquisiteur. Pour que votre supplice s’en suive, je le ferai passer à tous les rois de la terre, et à tout l’univers, s’il le faut, puisque vous osez vous flatter de correspondre d’un bout de la terre à l’autre. J’espère que ce mémoire fera connaître vos infâmes procédés envers moi, et désabusera ceux qui sont assez crédules pour avoir confiance en vos vaines promesses ; j’écrirai tous les tourments, toutes les tortures que vous et vos dignes associés m’ont fait souffrir depuis vingt ans. M. Lomini révoqua en doute le temps de mes souffrances : M. Etienne, à qui j’avais déjà parlé de mes affaires, dit qu’il en était certain, et qu’en sa qualité d’initié dans la magie, il savait tout ce qui m’était arrivé de fâcheux dans tous les instants de ma vie, surtout par le rapport exact que je lui en avais fait. Ce jeune homme ne pouvant plus rien opposer à mes assertions, convint du fait et ne contesta plus.

M. Baptiste approuva les menaces que je fis à son frère et à son cousin ; il les assura que j’instruirais le gouvernement, les souverains, et toute la terre entière, de leur conduite envers moi : il leur dit aussi que ce n’était pas bien de me traiter comme un homme sans raison ; que j’étais dans un état à mériter des égards ; que c’était abuser de ma bonhomie et se moquer de moi plus que je ne le méritais ; qu’il emploierait tout son pouvoir de frère et de cousin pour les forcer à se dessaisir de cette affreuse liberté qu’ils prenaient de me faire souffrir. Patience, mon frère, dit M. Etienne, j’ai promis à Monsieur que je terminerais bientôt avec lui, et que les pouvoirs que j’ai donnés à mon cousin pour un certain temps, lui seraient retirés. Si mon cousin se refuse à cela, je romprai pour toujours avec lui. Sans les égards que je dois à M. Cazin, sans le consentement duquel je ne veux rien faire, de peur de le désobliger, j’aurais déjà pris mon parti ; mais s’il tarde trop, ou ne répond pas, je travaillerai seul à la guérison de Monsieur, et vous verrez comme je m’acquitte de ce que j’entreprends en affaire pareille.

Mais, leur dis-je, je crois vraiment que vous m’en contez avec vos lettres, vos retards, vos pouvoirs et vos bonnes intentions pour moi. Pendant toutes vos irrésolutions et vos mesures retardées, je n’en suis pas moins tourmenté, poursuivi, persécuté par les lutins, qui me harcèlent jour et nuit ; faites en sorte que cela finisse bientôt, ou j’y mettrai bon ordre, je vous en avertis. M. Baptiste, approuvant ma résolution, dit à son frère qu’il était temps de me laisser tranquille. Ils le promirent tous, et convinrent que puisque j’étais débarrassé des autres malins esprits, tels que les Pinel, Moreau, les femmes Vandeval, Mançot, Lavalette, et tant d’autres, il était juste que je devinsse libre des nouveaux, de même que des premiers. Voyant que les choses allaient bien, je leur dis sérieusement : Allons, Messieurs, d’après des aveux si francs et si sincères, je consens à attendre encore quelques jours, j’espère que vous voudrez bien me tenir parole ; et nous ne parlâmes plus des farfadets. Je recommandai à M. Baptiste de prendre tous les ménagements nécessaires à sa santé pendant le voyage qu’il voulait entreprendre. Il me remercia.

Le soir, M. Etienne vint me voir, je ne manquai pas de m’informer de l’état de la santé de M. son frère, qui méritait bien qu’on s’intéressât à lui. Il me témoigna l’inquiétude où il était, en le voyant partir dans un état aussi faible pour supporter les fatigues d’un voyage. Nous revînmes sur la conversation du matin, en raison de la parole qu’il m’avait donnée. Il me reprocha la vivacité de mon caractère, lorsque je menaçai de faire brûler les impies, les sorciers, les magiciens et même les physiciens. Si vous exécutez votre projet, vous n’ignorez pas que nous serons du nombre des brûlés. Ma foi, Monsieur, lui dis-je, n’ai-je pas le droit de réclamer ma liberté ? Ne savez-vous pas qu’il n’appartient qu’à Dieu d’en priver ceux à qui il l’a donnée ? puisque, par un pouvoir diabolique ou magique, car c’est la même chose à mon esprit troublé, vous me l’avez ôtée, cette précieuse liberté, rendez-la moi, et je vous promets qu’il ne sera plus question entre nous de rien. — Ne vous l’ai-je pas promis devant Lomini ? dit-il ; ayez donc un peu de patience. — Eh ! Monsieur, vous la poussez à bout cette patience. On en a lorsqu’on espère ; mais elle devient inutile, alors qu’on voit que rien ne finit. J’eusse autant aimé rester dans les mains de M. Pinel et compagnie, puisque je ne suis pas mieux dans les vôtres : car, enfin, je n’ai fait que changer de persécuteurs. — Il me dit qu’il n’avait pas trouvé d’autres moyens. — Tout cela est bel et bon, lui dis-je ; je suis en votre pouvoir maintenant, il n’est plus question de M. Pinel, ni de qui que ce soit, il faut que vous me rendiez ma liberté, je ne connais que cela, et je ne sors pas de là. Si M. Cazin ne répond pas demain, il faudra lui écrire encore une fois, parce que je suis bien aise de voir où tout cela aboutira : vous voyez que je suis bien raisonnable. Parlons de vous. Je vous invite, Monsieur, par votre conduite future, à ne pas obliger M. votre frère à faire contre vous de mauvais rapports à M. votre père ; qu’il apprenne, ce bon père, que vous vivez en bonne intelligence avec M. votre frère aîné ; qu’il ignore surtout que, malgré vos promesses réitérées à mon égard, je suis toujours dans le même état ; mais peut-être que M. votre frère ne lui laissera rien ignorer à son arrivée à Moulins. — Cela se peut, me dit-il, mais je ne le crois pas. Si vous le permettez, je vais me retirer pour me délasser un peu de mes courses de la journée. Nous nous reverrons demain chez mon frère.

Rentré chez moi, je fis des réflexions sur tout ce qui me frappait l’imagination. Je m’inquiétai sur le départ de M. Baptiste. S’il pouvait supporter les fatigues de la route, ce serait un bien pour sa santé, parce que son père et l’air natal étaient deux médecins réunis qui ne pouvaient que contribuer à son entier rétablissement.

La nuit s’avançait à grands pas, je me mis au lit par habitude : je fus tourmenté à l’ordinaire ; mais j’y fis si peu attention, que le temps me parut moins long que de coutume.

Aussitôt que j’entendis ouvrir la porte de M. Baptiste, je me disposai à l’aller voir. Je le vis qui s’occupait des préparatifs de son départ. Je lui renouvelai mes invitations sur le soin qu’il avait à prendre de sa santé pendant un long voyage pour un malade. MM. Etienne et Lomini descendirent pour assister au départ ; et après avoir parlé de choses relatives à ce sujet, M. Baptiste leur dit qu’il espérait bien que ces Messieurs tiendraient leur parole, et qu’ils ne le forceraient pas d’en parler à M. son père ; qu’il n’aurait plus que ce recours s’ils ne tenaient pas les promesses qu’ils m’avaient faites la veille, de ne plus me tourmenter. Ils le jurèrent de nouveau. Mais, Messieurs, leur disais-je, ce n’est pas tout de jurer que l’on fera une chose ; car promettre et tenir sont deux. C’est alors que j’embrassai M. Baptiste et lui souhaitai un bon voyage, en l’invitant à me donner de ses nouvelles, s’il écrivait à MM. ses frères ou à son cousin : il me le promit et nous nous séparâmes.

La journée se passa sans que j’eusse éprouvé rien de nouveau. Comme je rentrais chez moi, le soir, j’eus le plaisir de voir M. Etienne. Je m’informai s’il avait conduit M. son frère jusqu’à la voiture, j’avais des craintes pour la santé de ce jeune homme, et n’espérais de soulagement pour lui que lorsqu’il serait sous le toit paternel. Soyez sans crainte, me dit M. Etienne, mon père et ma mère l’aiment beaucoup et rien ne lui manquera. Ah ! Monsieur, que vous me faites plaisir ! lui dis-je, et que je désirerais apprendre que vous vous comportez comme lui, afin que vous éprouviez le même traitement de la part des auteurs de vos jours ! Il m’avoua qu’il n’avait pas le bonheur d’être aimé de ses père et mère autant que l’était son frère ; que tout ce qu’il disait ou faisait, était toujours contrarié ou blâmé ; que c’était la raison pour laquelle il ne voulait point céder aux instances de ses parents qui le rappelaient près d’eux. Je ne rentrerai jamais dans la maison paternelle, quand ce ne serait que par rapport à ma mère.

Vous m’affligez beaucoup, lui dis-je, quelles funestes résolutions ! Comment un homme bien né peut-il les avoir conçues ? Ah ! Monsieur, ne craignez-vous pas de ressembler à cet enfant prodigue qui, après avoir poussé à bout les bontés paternelles, s’est trouvé réduit à remplir les états les plus vils, et qui n’a trouvé de remède à ses maux que dans cette même bonté paternelle ? Cet exemple peut, par certains rapprochements, vous servir de conduite, afin d’éviter les excès où un moment d’erreur pourrait vous engager. Quelles que soient les causes de l’inimitié de vos parents, vous leur devez entière soumission. Songez, Monsieur, qu’un père et une mère sont respectables jusque dans leurs erreurs ; mais les enfants, dont le caprice et la déraison forment la conduite, se croient contrariés quand on leur montre la bonne voie, ils ne supposent pas que c’est pour leur bien ; toujours indulgents pour eux, les principes de l’Évangile leur sont très applicables : ils censurent la conduite des autres avant d’avoir au fond examiné la leur. Ils voient bien une paille dans l’oeil de leurs voisins, mais ils ne voient pas une poutre dans le leur.

D’ailleurs, est-ce un déshonneur que d’être corrigé par ses parents ? À quel propos quitter la maison paternelle, pour se jeter, trop jeune encore dans les bras des intrigants qui, par des perfidies, nous punissent encore plus sévèrement que ne feraient nos pères et mères ? Profitez, Monsieur, du retour de votre frère auprès de vos chers parents, afin d’obtenir de ce côté l’accueil favorable après lequel vous devez soupirer, et pour lequel vous devez tout employer.

J’ignore votre conduite à leur égard, mais je sais que vous avez bien des reproches à vous faire. Vous avez étudié l’état ecclésiastique, et vous l’avez abandonné pour apprendre le Droit, que vous avez aussi quitté pour suivre la Médecine. Calculez les sacrifices pécuniaires que vos parents ont faits pour vous procurer ces trois états, dont un seul devait vous suffire, et dans lequel vous seriez déjà très avancé, si vous eussiez été constant dans vos études. Ce n’est donc pas à vous à les accuser d’injustice, vous devez, au contraire, louer leur patience et leur trop grande bonté. Que pouvez-vous répondre à cela ? — J’avoue, Monsieur, me dit-il, que votre morale est très bonne, je n’ai rien à répliquer et je reconnais la force et la justesse de votre raisonnement. J’ai beaucoup de regret de ne vous avoir pas connu plutôt ; et pour vous donner la preuve de ma reconnaissance à vos bons conseils, je vais, en attendant que la réponse du père Cazin me donne le moyen de terminer vos maux, je vais, dis-je, changer ma manière de vivre et tâcher d’avoir une correspondance suivie avec mon frère, afin qu’il obtienne ma grâce auprès de mes parents. Permettez que je vous quitte, il se fait tard. Aussitôt que j’aurai reçu des nouvelles de M. Cazin, je vous en ferai part.

Il faut croire que ce jour-là je passai une assez bonne nuit, car je ne me souviens pas d’avoir reçu aucune visite de la part de MM. les lutins. Dieu, sans doute, voulut récompenser les bons conseils que je venais de donner à M. Prieur.

CHAPITRE XXXIX
Supercherie des Farfadets, dont je ne suis pas dupe

LE LENDEMAIN MATIN, je ne manquai pas de faire mon devoir de bon chrétien, en allant à la messe sitôt levé. À mon retour je fus chez M. Etienne, que je trouvai avec plusieurs de ses amis que j’avais déjà vus chez lui. Aussitôt que j’entrai, M. Etienne, s’adressant à sa compagnie, lui dit : Pourriez-vous deviner, Messieurs, d’où vient M. Berbiguier ? apprenez qu’il vient de la messe. — Oui, Messieurs, leur dis-je, je me fais un devoir d’assister tous les jours au service du divin, et je m’en trouve très bien, je vous assure ; c’est un vrai soulagement pour ceux qui, comme moi, sont poursuivis par les magiciens. — Vous avez bien raison, me dirent ces Messieurs, ce doit être pour vous une grande satisfaction que d’opposer la puissance divine à la puissance magique des démons. Je demandai à M. Etienne s’il n’avait point de nouvelles de M. Cazin. Ces Messieurs avaient connu à Paris ce prêtre, et furent très surpris d’apprendre qu’il n’avait pas encore répondu : il faut absolument qu’il lui soit survenu quelque importante affaire. Au commencement d’un établissement, on a tant de choses à faire, les démarches auxquelles on ne s’attend pas, les visites imprévues, qui donnent beaucoup de fatigues. Je vous conseille d’attendre encore quelques jours, pour avoir un bon motif à lui écrire une seconde lettre. Je terminerais bien, dit M. Etienne, avec M. Berbiguier, je le lui ai promis ; mais évitons que M. Cazin veuille opérer de concert avec moi, et me donner envers lui une responsabilité dont je pourrais peut-être me trouver fort mal. Ces Messieurs approuvèrent M. Etienne, et dirent aussi qu’il fallait un peu de patience. Je leur dis que je voulais faire de mon côté tout ce qui dépendrait de moi ; mais que j’exigeais aussi que M. Etienne fit ses efforts pour mettre un terme à mes souffrances.

Ces Messieurs convinrent qu’à raison de ma situation, il était temps de me débarrasser de tous ces vilains sorciers, magiciens, physiciens. Ils firent promettre à M. Etienne d’être diligent. Je leur dis que je n’avais plus rien à craindre de la clique infernale, puisque j’étais entre les mains de M. Cazin et de M. Prieur, et que tôt ou tard cela finirait. J’ajoutai, en riant, à ces Messieurs, qui semblaient me porter beaucoup d’intérêt, que je les priais de vouloir bien employer tout leur crédit auprès de M. Etienne, pour qu’il m’arrachât des griffes de ces démons acharnés à ma pauvre carcasse. Je pris congé de la compagnie, et je rentrai chez moi. Le soir, en réfléchissant sur des choses importantes, je pensai que je ferais bien d’inviter un ami à dîner le jour de la Noël avec M. Prieur ; que ce dîner, composé de trois personnes seulement, ne voulant pas de femmes, serait sans cérémonie, et qu’une dinde et quelques autres petites choses nous suffiraient. Pendant que je m’occupais de ces petits détails, M. Prieur arriva, il retournait de dîner avec quelques amis, comme cela lui arrivait souvent. J’en suis bien aise, lui dis-je, mais je suis fatigué de mes courses, vous devez l’être également de votre côté, permettez que je me retire.

Rentré chez moi, je me couchai de suite ; mais M. Prieur, quoique fatigué, ne tarda pas, comme les nuits précédentes, à s’introduire invisiblement chez moi. Je le sentis s’allonger dans mon lit, s’étendre à ma droite. La précaution que j’avais de placer mon lit tout près du mur, me fit reculer pour lui faire place. Je me disais, d’ailleurs, qu’il fallait être honnête avec son prétendu maître. Pendant ce temps, sa troupe passait et repassait sur mon corps, s’y posait à l’aise et faisait mille attouchements plus sales les uns que les autres.

Il est bon que l’on sache que les sorciers, les magiciens, etc., qui venaient me visiter, n’étaient jamais seuls : ils avaient le pouvoir de s’introduire par les trous des serrures, par les fentes des croisées, par les cheminées et les tuyaux de poêles : il y avait de quoi rire de voir leurs contorsions. Je disais à M. Etienne : Ne vous gênez pas, M. mon maître, il est juste que je vous fasse place. Je voulus lui prendre la main ; mais à l’instant il sauta en bas du lit avec sa troupe ; et faisant encore quelques gambades, ils s’en furent comme ils étaient venus. Je fus enfin libre. Je m’assoupis ; mais de pareils sommeils ne peuvent tranquilliser ni le corps ni l’esprit.

CHAPITRE XL
Réflexions sur les Puissances divines et magiques

LORSQUE LE JOUR FUT VENU, je me levai pour aller à la messe comme à mon ordinaire. En revenant j’achetai mon poulet dinde, que je pris de première qualité. Je m’y connais parce qu’il y en a beaucoup dans mon pays.

Arrivé chez moi, je voulus mettre à l’épreuve la science de M. Prieur sur la sorcellerie : je mis le poulet dinde dans une petite pièce où il n’entrait jamais. Je voulais lui proposer de deviner ce qui était renfermé dans cette même pièce. Les magiciens, lui dis-je, doivent connaître nos plus secrètes pensées. — Sans doute, me dit-il, c’est le plus grand privilège de leur art ; il ne peut, en effet, y en avoir de plus grand : ils s’assimilent à la puissance de la divinité, qui sait lire dans le coeur des faibles mortels, et leur envoie des forces pour supporter les épreuves auxquelles ils sont exposés par l’influence maligne des esprits infernaux. — Quelle horreur ! quel blasphème de la part des sorciers, d’oser croire qu’ils ont une puissance semblable ! Je ne puis cependant pas révoquer en doute qu’ils l’aient, puisque j’ai le malheur d’en être poursuivi ; mais aussi j’ai le bonheur de leur opposer une puissance que rien ne peut révoquer, une puissance admirable, dont les consolations portent dans le coeur une paix ineffable, un bien plus précieux que tous ceux que l’on peut goûter ici-bas. Ah ! divinité suprême, on ne peut pas compter les heureux que tu fais ; malheur à ceux qui n’ont pas de confiance en tes bienfaits, ceux-là ne seront point admis au nombre des bienheureux !

Tout en faisant ces réflexions, j’arrangeais mes petites affaires. Je demandai à M. Etienne s’il avait reçu des nouvelles de M. le curé Cazin ? Il me répondit que non : je l’invitai sur-le-champ à lui écrire. II y consentit. Je lui remis la première lettre qui devait servir de modèle à la seconde qu’il s’engageait d’écrire. En effet, il me remit la lettre et le double, et je me chargeai encore une fois, pour éviter toute surprise, de mettre cette lettre à la poste. De retour chez moi, je me réjouis intérieurement des sages moyens que je prenais pour m’assurer de ce départ et avoir ainsi plus sûrement une réponse de M. Cazin. J’entendis M. Etienne qui descendait de chez lui. Il entra, et me voyant de retour, il me dit qu’il n’y avait personne de plus expéditif que moi, qu’il allait en ville, et qu’il ne me reverrait que le soir. Je lui donnai parole, et je profitai de ce temps pour me procurer ce qui pouvait me manquer pour le dîner d’amis que je me proposais de donner le jour de la Noël. Je pourvus à tout, et rien ne manqua à mes désirs.

Le soir, M. Etienne rentra comme à son ordinaire. Il était sorti pour affaires ; j’étais bien sûr qu’il n’avait rien vu de mes préparatifs. Puisqu’il sait tout, me dis-je, je verrai bien s’il me parlera de ce que je viens de faire. Je lui demandai s’il avait vu ses amis ? J’ai vu ceux que je désirais voir, me dit-il. Mais vous, quelles démarches, quelles provisions faites-vous donc ? — Eh mais ! puisque je suis moi-même mon cuisinier, il faut bien que je fasse aussi les provisions nécessaires. — Mais vous les avez faites plus fortes que de coutume ? — Ce sont les fêtes de Noël qui m’y ont obligé, ne voulant rien acheter pendant leur durée. — Je dois vous faire compliment sur votre bon goût, me dit-il. — Eh ! comment savez-vous, Monsieur, que j’ai bon goût ? — Croyez-vous que j’ai besoin d’être près de vous pour savoir ce que vous faites ? Allons, allons, cela va très bien, vos petits préparatifs annoncent que vous vous disposez à donner à dîner à vos amis. — Eh bien, cela est vrai. Le jour de la Noël est chez nous consacré par l’usage pour recevoir et traiter nos amis. D’ailleurs il me rappelle une époque bien chère et bien fatale également ; c’était la fête de mon bon et vertueux père, et je suis bien aise de faire quelque chose qui me rappelle un souvenir si doux et si cruel en même temps, puisque je suis privé pour jamais de le revoir.

Rien n’est plus naturel que de regretter ses parents ; mais malheureusement nous ne pouvons rien contre la mort, elle frappe aussi bien à la porte des palais des rois qu’à celle des chaumières du pauvre ; ainsi tous vos regrets sont superflus. — Je le sais, lui dis-je, mais c’est une époque si sensible, que je voudrais en vain la bannir de ma mémoire.

Mais pour faire trêve à tout cela, dites-moi, comment pouvez-vous savoir que j’ai bon goût ? vous n’avez pas vu ce que j’ai acheté. Pardonnez-moi, je l’ai vu, dit-il. — Je ne vois pas que l’achat d’une alouette soit une chose qui prouve un goût excellent. — Il me répondit en riant, elles sont fortes vos alouettes, et je soutiens que plusieurs personnes feraient un bon repas avec une alouette de cette espèce. Voyant qu’il avait tout deviné, je fus chercher la volaille, qu’il trouva fort belle. Il me demanda ce que je voulais faire de tout cela. — Je vous l’ai dit, suivre l’usage de mon pays. Mais au lieu d’être traité par mon seigneur, j’aurai l’honneur de le recevoir chez moi, s’il veut bien accepter l’invitation que je lui fais, en sa qualité de mon maître. Ainsi, Monsieur, puisque vous avez plein pouvoir sur moi, comme je me plais à le reconnaître, étant le dispensateur de ma destinée, je vous prie de vouloir bien dîner avec nous le jour de Noël. Je dis nous, parce que je dois vous apprendre que j’aurai un de mes amis ; nous ne serons que trois, vous voyez que le repas sera sans gêne et sans façon. Monsieur, me dit-il, j’accepte avec reconnaissance cette aimable invitation. Je le remerciai de cet honneur : puis changeant de discours, je lui demandai s’il avait eu des nouvelles de son frère Baptiste. Il me témoigna le chagrin qu’il éprouvait de ne pas en recevoir, et il se retira chez lui.

Je passai encore cette nuit dans de cruelles agitations, sans pouvoir découvrir la cause de pareilles souffrances. Il me parut cependant que les démons m’avaient quitté pour aller faire d’autres visites : car sitôt que je voulais m’en saisir, ils disparaissaient : je fus plus tranquille, assez même pour goûter une heure ou deux de sommeil.

Voir en ligne : Lire la suite : Les Farfadets (Chapitre XLI à L)

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