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G. de Clérambault et Brousseau

La fin d’une voyante

Présentation de malade (1920)

Date de mise en ligne : samedi 2 décembre 2006

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G. de Clérambault et Brousseau, La fin d’une voyante (Présentation de malade), Bulletin de la Société Clinique de Médecine Mentale, décembre 1920, p. 223.

LA FIN D’UNE VOYANTE

Notre malade a été, il y a 25 ans, célèbre dans la France entière, comme une prophétesse qu’inspirait l’Ange Gabriel. Ses prédictions émurent alors toute une partie des mondes politique, religieux et scientifique ; des journalistes, des hommes en vue, allèrent gravement la consulter ; une brillante clientèle de mondaines authentiques et d’hétaïres l’a prônée, choyée, vénérée ; son adresse était connue de tous, une foule si dense de visiteurs venait vers elle, que la police dut établir un service d’ordre au voisinage de sa maison, et qu’elle faillit en être expulsée. Elle aurait pu alors se créer une fortune et faire un mariage profitable, sans certains scrupules très réels, que nous dirons ; probablement aussi elle aura cru alors à une prospérité sans fin, et elle aura été victime de cette Illusion de Permanence qui accompagne tout sentiment fort. Sa vogue passa en peu d’années. Ces temps derniers, elle a vécu abandonnée et dédaigneuse, recluse parmi quelques reliquats, non encore vendus, de sa splendeur.

Certificat d’internement (Infirmerie spéciale).

C., Henriette, 48 ans. — 1er décembre 1920.

Débilité mentale. — Longue période de Délire Spirite, avec Hallucinations Psychiques (intuitions), hallucinations psychomotrices (monologues rimés), voix épisodiques. Exaltation collective et émulation à cette époque. Exagérations intéressées, oracles politiques, célébrité temporaire (1896). Examens pseudo-scientifiques par des Experts en Sorcellerie. Actuellement désenchantement, regrets divers, rancunes diffuses. Idées de persécution : « Les prêtres la brûleront comme Jeanne d’Arc. La duchesse de V. a empêché son mariage, etc. » Récriminations systématiques contre des séries de personnes en vue. Travail imaginatif, mégalomanie ; ascendances illustres et parfois inconciliables ; actuellement descendante de Napoléon III ; elle est Jeanne d’Arc. Interprétations rétrospectives. — Préoccupations sexuelles. Solitude morale. Soliloques et subagitation à son domicile, cris, bris d’objets, lettres incohérentes aux voisins. Lettres d’injures à des souverains et autres personnalités. Mysticité familiale. Crédulité souvent exploitée par autrui. Chronicité. Épave sociale.

Signé : Dr G. DE CLÉRAMBAULT.

I. — Vaticinations anciennes

Elle vaticinait dans un État de Transe. Cet état peut être défini un état émotionnel, euphorique, avec scission dans la personnalité, langage automatique rythmé, à peu près inconscient et amnésique, provocable presque à volonté.

« Je ressentais tout d’abord une émotion, mes yeux se fermaient, et je n’entendais plus rien du dehors. Je n’entendais pas même ma voix lorsque je parlais, et je ne soupçonnais pas le contenu de mes propres paroles, je l’apprenais seulement après coup, par autrui ; et encore je ne le demandais pas, en général. J’ai appris par autrui que ma voix était changée dans ces moments. J’avais bien conscience que je parlais et j’avais le souvenir personnel d’avoir parlé, mais je n’en savais pas davantage. Un esprit m’inspirait, je suivais. Je n’étais que l’instrument d’un être surnaturel, ange ou démon, peu m’importait.

« C’était si peu moi qui parlais, qu’il sortait de moi des choses dont je m’étonnais ensuite, et que je regrettais ; ainsi j’ai dit de mes secrets intimes, il m’est arrivé ainsi de proférer des paroles saugrenues, ou malséantes, si c’eût été moi qui parlais, je me serais retenue. Je parlais d’ailleurs en vers, avec une telle vitesse que parfois on ne pouvait pas même sténographier. Lorsque je m’éveille, je puis entendre quelquefois la dernière syllabe de mes paroles, sans savoir ce qu’elle signifie. »

Elle éprouvait en parlant, un bonheur indéfinissable, sans aucune sensation localisée : notamment rien dans la poitrine.

Elle compare cet état à une sorte de communion avec l’Ange, comme à un flirt surnaturel dont nul flirt terrestre ne saurait donner l’idée. Parfois elle se sentait vraiment participer de la force de l’ange (sic).

Elle a eu parfois des extases que lui envoyaient ou la Vierge ou saint jean-Baptiste. « Mais, nous dit-elle, je me suis toujours méfiée et gardée de ce côté-là. »

Au cours de ses vaticinations, bien des perceptions subconscientes la reliaient encore au dehors. Elle percevait des influences sympathiques, qui facilitaient ses expansions ; ainsi les belles pécheresses de luxe, s’entend, étaient toujours favorisées de longues réponses tandis que certaines personnes lui inspiraient un certain malaise : ainsi les personnes ou vulgaires ou indiscrètes, celles qui lui posaient des questions d’ordre inférieur ou voulaient se tenir trop près d’elle, et très souvent les prêtres, dont sans doute elle sentait le criticisme sceptique ou hostile. « Mes préjugés aussi entravaient l’intuition », nous a-t-elle dit ; par préjugés elle entend ses sentiments propres. Ses révoltes contre les ingérences externes, parlantes ou muettes, se traduisaient par des inhibitions subites, dont la cause lui semblait encore n’être pas en elle : « On m’arrêtait. » Parfois elle n’avait pas senti qu’il fallait se taire, et on la faisait se taire quand même : ainsi il lui arrivait de répondre inconsciemment à une question intempestive, et sa réponse était coupée, sans qu’elle connût pour quelle raison. D’autres fois la force inspiratrice luttait contre les influences, ironiques ou dominatrices, parlantes ou muettes, de son ambiance ; mais les influences les plus inférieures en qualité étaient justement les plus difficiles à surmonter.

« Ainsi j’aurais le dessus sur l’Archevêque de Paris, et je ne l’aurais pas sur 3 ou 4 bonnes femmes inspirées », très évidemment parce qu’elle sent plus de mesquinerie chez ces dernières.

Il lui est arrivé parfois d’avoir conscience de ses paroles, par exemple quand elle répondait, à quelque question saugrenue, une grossièreté. De même elle a eu conscience d’erreurs qu’elle commettait : ainsi, un jour, à un consultant qui approchait, elle déclara les yeux fermés : « Je te vois marié » ; or c’était un jeune prêtre, non encore ordonné, mais tonsuré ; la suite de son débit en fut embarrassée. De là elle conclut : « Je ne suis pas un bon instrument. »

Au cours de ces vaticinations elle n’a jamais entendu la voix de l’Ange qui l’inspirait. L’Ange se servait de sa bouche à elle pour parler, il ne s’adressait pas à elle, ne lui laissait pas même savoir ce qu’il disait. Dans de tels moments rien d’auditif.

Elle nie avoir eu des visions dans ces moments. Elle n’avait pas même de représentations avivées, et pas même de représentations, s’il faut l’en croire : les spectacles qu’elle décrivait, ce n’était pas elle qui les voyait, mais l’Ange. On l’a appelée voyante seulement parce qu’elle faisait voir dans l’avenir.

Sur quoi portaient ces prophéties ? Sur de grands événements nationaux et religieux ; un Roi allait être proclamé, la religion être restaurée, etc. Des cataclysmes physiques étaient aussi prédits : inondations, incendies, etc. Tous les personnages, tous les thèmes, alors d’actualité, du moins dans un certain milieu, y figuraient sur un même plan. Le mélange en paraît bizarre à l’heure actuelle.

Henri V allait apparaître, il n’y aurait plus que deux Présidents de la République, Zola entrerait à l’Académie, Yvette Guilbert et autres chanteuses seraient converties, la Seine roulerait du sang, des incendies détruiraient l’Hôtel de Ville, la Bourse et l’Opéra, une épidémie pétéchiale allait sévir, un nouvel Attila allait surgir, l’Angleterre être démembrée, etc., etc., tout cela avant l’avènement d’Henri V qui était proche.

Voici un spécimen des poésies de l’Archange :

« La terre va trembler. — C’est de vous rapproché. — La manne va tomber. — Le climat va changer. — Des oiseaux étrangers. — Nous seront envoyés. — Et l’on verra pousser. — Des plantes ignorées.

« Paris sera brûlé. — Paris sauf un quartier. — Un feu doit y passer. — Nul ne peut l’empêcher.

« On verra la charrue passer. — Puis un monument s’élever. — Ce sera pour rappeler. — Qu’une ville a existé.

« C’est ce qui doit terminer. — Ce que j’ai annoncé. — Et qui doit précéder. — Ce qui est réservé.

« Héritier de la branche aînée. — D’une race opprimée. — Il est le seul héritier. — De celui qu’on a caché.

« Il existe un papier. — Que je vois à l’étranger. — Quelqu’un l’a réservé. — Et l’a tenu caché. — C’est un homme élevé. — Et qui n’est pas âgé. »

En 1896, elle donnait de ses états prophétiques une description, que la presse quotidienne a reproduite, et que l’on peut résumer ainsi :

« Quand l’Ange parle je n’entends pas… les questions sont entendues par l’Ange, et les réponses sont données par l’Ange… pendant ce temps je suis nulle (sic). Je ne garde pas de souvenirs de ce que j’ai dit, je ne le sais que par les assistants. Je préfère même ne pas le savoir. Lorsque l’Ange a du plaisir à parler (sic), alors j’aperçois une nappe blanche éblouissante, parfois des lumières et des personnages. — Parfois je ne vois pas la personne qui me parle, une sorte de voile noir me la cache ; ou bien je ne la vois pas à sa place. »

Que ses assertions, sur ces deux derniers points, aient été bien ou mal rapportées, en tout cas elle refuse aujourd’hui de les admettre.

Les États de Transe avec Logorrhée n’ont pas été le seul phénomène singulier éprouvé par notre malade.

Elle a prouvé également des Intuitions, c’est-à-dire des Hallucinations Psychiques sans accompagnement Verbo-moteur et naturellement, sans inconscience. Bien des fois des pensées lui sont venues du dehors, ou mieux d’en haut ; c’étaient des révélations de l’Ange, survenant dans la solitude et destinées à elle seule. L’Ange l’a instruite sur la Métempsychose, justifiant, nous dit-elle, la doctrine de Platon (?) ; depuis lors, elle est persuadée qu’elle a dû jadis être un homme. L’Ange l’a éclairée également sur l’Immaculée Conception ; la Conception du Christ s’est faite dans un sommeil vivant sans que saint Joseph et la Vierge s’aperçussent de ce qu’ils faisaient ; et ceci n’advint qu’une fois dans leur vie. Nous verrons que ces intuitions n’ont pas cessé.

II. — Genèse et historique du don

Les états de transe avec Logorrhée sont apparus non pas subitement, mais graduellement, par un effet de l’Auto-suggestion, de l’Émulation et de l’Entraînement.

Les père et mère de notre malade, gens très pieux, fréquentaient une certaine devineresse professionnelle, pieuse également, mais très pratique. Cette personne avait des extases, des visions, des inspirations. Elle pratiquait la prédiction, la révélation des secrets et la thérapeutique surnaturelle (elle absorbait les maladies et les rejetait par une prière). Elle pratiquait aussi l’écriture subconsciente. Elle était entourée d’ardentes admiratrices, les extases et visions étaient fréquentes chez elle, des enfants même, à son approche, prophétisaient ; un enfant d’une de ses amies avait reçu le don de guérison, mais ne guérissait que les catalepsies. Mme C., mère de notre malade, semble avoir été exploitée plusieurs années par cette personne, pour laquelle elle aurait conçu ultérieurement un vif mépris.

Notre malade avait 19 ans quand la devineresse, qui l’aimait ou qui la flattait, lui prédit qu’elle serait aussi voyante un jour et qu’elle devrait se méfier des prêtres ; mais quand elle fut devenue voyante elle la déclara diabolique.

À 23 ans (1894, 5 août), notre malade fit, chez la devineresse, une crise cataleptique dépassant tout ce qu’on avait vu d’analogue dans ce même milieu : la catalepsie dura plusieurs heures, malgré les soins de l’entourage ; la malade en sortit d’elle-même, seule rassurée sur son état.

L’année suivante, exactement à la même date, elle eut chez elle une extase : lévitation, voix annonciatrice, divination ; assise au salon avec une amie, elle se sent soulevée, et entend la voix de Jeanne d’Arc qui prononce : « De par le Roy du Ciel » ; à la suite de quoi elle se met à parler, debout, dressée sur la pointe des pieds, un bras levé et les yeux fermés. À son père accouru elle énumère des faits secrets connus de lui seul (sic) C’est l’Ange qui parle par sa bouche. Il annonce à la famille C. un héritage attendu depuis plusieurs années.

Trois ou quatre jours après (soit 8 ou 9 août 1895), la malade se sent soulevée du sol, voit la Vierge, et reçoit de l’Ange Gabriel des paroles destinées à soulever la terre (sic). La Vierge lui aurait annoncé que si elle voulait tirer du don un profit pécuniaire, ce don lui serait retiré.

Elle aurait au début éprouvé quelques doutes sur l’origine céleste du don ; pour être fixée, elle s’est livrée à une épreuve superstitieuse : allumer un cierge à l’église, et voir s’il brûlerait jusqu’au bout, ce qui eut lieu ; ainsi le don venait bien du ciel.

On voit que dès le début l’élève fit mieux que le maître : elle eut la visite de la Vierge, d’une grande sainte et d’un Archange, elle parla de faits généraux et non pas de faits individuels, elle méritait une clientèle plus distinguée.

Le père et la mère furent également fiers d’avoir enfanté un prodige. Mme C. entreprit d’être son manager, lui imposa, pour conserver le don, des mortifications nouvelles, et l’astreignit à un parti-pris de célibat. Elles rompirent avec la devineresse, lui reprochant d’avoir galvaudé son Ange, l’idée de l’Apostolat gratuit, chez notre malade, est peut-être issue de cette haine.

Madame Mère a dit à un journaliste : « Cette femme est de trop basse condition pour nous ; Dieu a permis cependant que nous la fréquentions, parce qu’il voulait se servir d’elle pour révéler le don de ma fille. » La devineresse, de son côté, se serait plainte de ce que son élève lui aurait ainsi volé son Ange.

Très probablement, Madame Mère tirait du Don des ressources qu’elle cacha à sa fille ; celle-ci n’a connu que des cadeaux honorifiques : bouquets, photos à dédicaces, albums, oeuvres d’art, ou corbeilles de fruits ou de gibier. La foule ne cessant d’encombrer les escaliers, le concierge et le propriétaire voulurent sévir, mais ils vinrent à résipiscence, à la suite de quelque arrangement occulte, mais non mystérieux.

L’adulation, on pourrait dire l’adoration des visiteurs et visiteuses, la publicité journalière, l’atmosphère aristocratique et religieuse qui l’entourait, confirmaient notre malade tous les jours dans son rôle, et l’obligeaient à le continuer. Ainsi, à tous les temps du début et du développement de son délire, nous retrouvons des collaborations multiples, dues au Culte Collectif du Mythe.

La conservation du Don n’était pas subordonnée seulement au désintéressement, mais à une autre condition, à savoir la Virginité. Quand même Jeanne d’Arc n’eût pas parlé, cette condition ne pouvait manquer d’être formulée, puisqu’il s’agissait de sauver encore tout un pays. Cette partie du programme coûte à notre Inspirée ; elle a bien failli y renoncer, et elle l’aurait fait sans sa mère. La mère a craint dans un mari un rival pour elle et pour l’Ange : chez sa fille le zèle prophétique eût diminué, et les profits auraient passé dans d’autres mains ; en dehors même de l’intérêt, le seul orgueil de conserver son ascendant autant sur l’Ange que sur sa fille, lui aurait fait repousser ce parti.

La défaveur du grand public devait tôt ou tard se produire. Elle a été accélérée par un lapsus dans une circonstance solennelle. Au cours d’un examen organisé, dans un local des plus connus, par un Comité de prêtres et de médecins, notre Inspirée laissa échapper quelques paroles d’origine nettement subjective. En récitant l’Ave Maria, de la part de l’Ange Gabriel, elle prononça une phrase de trop. L’Ave Maria tel que les fidèles le récitent, se compose des paroles célestes, qui sont, à proprement parler, la salutation Angélique, et d’autres paroles, d’origine purement liturgique, qui constituent un supplément d’invocation de la part du fidèle lui-même. Or, ayant terminé les paroles angéliques, l’Inspirée continua par les paroles humaines, prouvant ainsi que c’était elle qui avait parlé, ou bien un Esprit inférieur, mais non pas l’Ange. « Après cela, je n’avais plus, dit-elle, qu’à tirer ma révérence. »

Un courant de fidèles lui restant, elle prophétisa quatre années encore, après quoi elle vécut dans l’ombre. L’Ange ne l’inspira plus que par intermittences ; la Guerre elle-même ne lui rendit pas l’État de Transe. En effet, il lui manquait alors le Stimulant collectif ; elle se désintéressait des choses publiques, et n’avait pas un entourage selon son goût.

Par contre, elle éprouvait encore des Intuitions. Ainsi, en 1916 (26 mai), elle entendit dans son esprit l’Ange Gabriel lui parler du Duc d’Orléans, Peut-être même entendit-elle par l’oreille et de la voix de l’Ange, les syllabes : « Duc d’Orléans. »

III. — Psychose collective

Notre Voyante déchaîna une Psychose Collective dans ce qu’on appelle le Tout-Paris, ainsi que dans la petite bourgeoisie. Quand l’Ange parlait, les assistants et assistantes s’agenouillaient, radieux ou blêmes, tel vieux prêtre, posant des questions et oyant les réponses de l’Ange, en pleurait de joie, les gens sortaient réconfortés d’avoir entendu une voix d’Ange ; des fidèles demandaient l’imposition des mains, des conversions se produisaient ; tout au dehors se répandait une sorte d’anxiété grandiose, des temps nouveaux allaient surgir, la face de la terre et du ciel allait changer ; de toutes parts on interprétait les signes des temps, un sentiment analogue à celui de l’An Mille, mais accompagné d’une vision de Résurrection sur la terre même, solidarisait les esprits préparés par leurs convictions, soit religieuses, soit politiques, et jetait le trouble dans beaucoup d’autres.

Au déchaînement émotionnel s’associait, comme au Moyen-Âge, tout un délire Syllogistique. Dans le grand public on regardait comme preuve d’origine surnaturelle d’abord le don de parler en vers, puis certains traits de divination dans le présent ou le proche avenir (profession d’une personne reconnue, guérison d’un malade annoncée pour telle heure, visite annoncée pour demain, place d’un trésor ou testament indiqué à des héritiers), ensuite les concordances avec les prédictions les plus célèbres, depuis le prophète Isaïe jusqu’à nos jours (notamment Secret de la Salette), enfin, la concordance possible avec certains faits historiques restés douteux ; par exemple dans telle description du Prétendant qui allait régner, tel historien reconnaissait un descendant du Masque de Fer, ce qui du même coup jetait un lustre sur ses travaux et prouvait l’existence de l’Ange.

Un journaliste déclarait que tout scepticisme en la matière était dû à un parti-pris qu’il qualifiait « la peur de croire. » Des personnes pieuses considéraient que l’origine du Don était bien surnaturelle, mais diabolique ; le Diable prenait le masque du Bien pour faire du Mal ; s’il prédisait la Royauté, c’était précisément afin d’en mieux empêcher l’avènement ; en effet, l’attention fixée sur ce seul point se détournait de données sociales plus immédiatement importantes, c’était bien une ruse satanique, etc., etc. Des gens, adversaires politiques du premier groupe, voient dans les prédictions l’amorce d’un complot ourdi « par les escarpes de Sacristie » (sic).

Chez les gens religieux, l’effervescence syllogistique porte spécialement sur ce point : Ange ou Démon ? car l’origine surnaturelle ne fait pas de doutes. La solution est subordonnée à l’orthodoxie des réponses que fait l’Esprit. « Que feriez-vous si je portais l’Eucharistie ? — Je m’agenouillerais. — Si je vous montrais un Crucifix ? — Je le baiserais. » Le diable possède parfaitement les dons de divination et de prédiction, car : 1° — il n’y a pas de choses lointaines pour lui, qui a le don d’agilité ; 2° — pour ses prévisions, il se base sur nos passions, lesquelles, étant inspirées de lui, lui sont connues. Ce point mérite un développement. Les neuf dixièmes des prédictions se réalisent ; mais qui concernent les prédictions réalisées ? des gens sans libre arbitre, des pécheurs et pécheresses. Qui concernent les prédictions tombant à faux ? des gens vertueux qui, usant de leur libre arbitre, déconcertent toute prévision. D’ailleurs, le fait d’être possédé n’est pas une tare, des exorciseurs l’ont été ; l’Église elle-même proclame encore l’exactitude des prophéties de la Sybille (Teste David cum Sybilla. — Dies Iræ).

L’effort syllogistique, chez les savants, ou pour mieux dire, les scientifiques, ne porte pas tant sur le contenu que sur le mode de vaticinations. Suivant les médecins consultés par la grande presse, la Voyante ne peut être que somnambule, ou folle, ou douée d’un pouvoir inconnu. Or, elle diffère des théomanes (sic), car elle raisonne parfaitement bien sur tous les sujets, et elle est calme ; d’autre part, elle n’est pas hystérique, puisqu’elle ne présente pas les stigmates sacramentels ; son cas est donc entièrement neuf. Certains vont plus loin : le langage rythmé est chose impossible à apprendre ; il ne s’explique que par un État d’Incarnation, qui met en elle un esprit supérieur au sien ; le cas s’est déjà vu, l’Âme de Dickens elle-même s’étant servie d’un illettré pour parachever un de ses romans. — Un membre de l’Académie de médecine, citant Shakespeare, rappelle que notre science humaine doit être modeste. — II est évident qu’aucun de ces messieurs n’avait observé sur le vif les Aliénés, aucun d’eux n’était aliéniste. Mais sans être Aliénistes, ils auraient pu remarquer la subjectivité puérile de tout le répertoire d’idées, et la platitude de la forme.

IV. — Traits psychologiques divers

Des traits importants de notre malade, dès cette époque, sont le Fonds Hystérique, l’Érotisme, la Mégalomanie et la Mythomanie Passive.

Le Fonds Hystérique est démontré par la suggestibilité, la docilité, l’émulation, l’imitation, l’auto-suggestion inconsciente, par l’épisode cataleptique, la lévitation et l’extase.

L’Érotisme se révèle dans les sensations ineffables, la hantise trop constante de la virginité, les projets de mariage incessants, et jusqu’à la prédilection pour les pécheresses, qu’elle prête à l’Ange.

La Mégalomanie est partout évidente. Dès le début, la malade déclare que peu lui importe d’où vient l’Esprit ; elle est bien moins mystique, dit-elle, que ses parents, l’essentiel est qu’elle a un don et une mission. Actuellement, où elle a perdu toutes ses croyances, la mission n’en persiste pas moins, comme on le verra, tout en se perdant dans d’autres thèmes mégalomanes.

La Mythomanie Collective a aidé à la genèse du Don. Tout le temps que le Don a fonctionné, notre malade a attiré et recherché ses collègues en Mythomanie Surnaturelle ; nombre de Voyantes venaient chez elle, comme des cabotines, s’embrasser et se jalouser… Quand le Don eut cessé de fonctionner, elle eut encore pour relations, et presque uniquement, des Voyantes, elle s’en méfie, elle croit qu’une d’entre elles veut sa mort, et elle ne peut s’en séparer ; bien plus, elle croit encore aux prédictions d’autrui, elle est réconfortée quand une Voyante lui dit « qu’elle épousera l’héritier de saint Louis » (1918).

Elle a payé un fort tribut à la Mythomanie Passive. Le goût du Mythe veut constamment qu’un même sujet soit dupe quand il n’est pas dupeur. Beaucoup de personnes paraissent s’être fait des profits en flattant la crédulité de notre voyante et de sa famille ; elles ont dû beaucoup contribuer à les ruiner. Un jeune Suédois, joli garçon, lui ayant fait croire qu’il descendait des Capétiens, et espérer qu’il l’épouserait, vécut aux frais des père et mère de la Voyante, plusieurs trimestres ; comme d’autre part un protestant ne saurait régner sur la France, on le baptisa solennellement ; sa future belle-mère fut marraine, et le Nonce lui-même officia, nous assure-t-on, pour l’Adjuration et le Baptême. Quelque temps après le Prétendant disparaissait.

V. — Biographie

Renseignements fournis par la malade seule : par conséquent assez suspects.

A. H. — Père clerc d’avoué, puis gérant de propriétés, mort à 58 ans, en 8 jours, des suites d’un ictus. — Homme très pieux d’origine bretonne ; fréquentation artistes.

Mère morte à 70 ans ; d’affection utérine (1906), aurait eu 4 grossesses : un enfant mort en bas âge, et 2 fausses couches. Très pieuse ; paraît avoir été autoritaire et vaniteuse ; toujours aspirations mondaines.

Oncle paternel officier ; aurait été très joueur.

Une tante (maternelle ?) aurait donné dans la haute galanterie sous l’Empire (?).

A. P. — Date de naissance, 16 octobre 1872 (date discutée par la malade).

Née à 7 mois. Toujours chétive. Pas de graves maladies.

P. R. à 17 ans. Ménopause à 46 ans (1918).

Vers les 20 ans, première déception : mariage manqué (mariage conseillé par un carme, déconseillé par une devineresse). Milieux bigots, mesquins, frivoles.

Vers les 22 ans (1894), deuxième déception : héritage manqué (une amie de la famille, Mme F.).

La même année, première catalepsie. — Désolation familiale au sujet de l’héritage manqué.

L’année suivante (1895), extases, visions, auditions, inspirations.

Quatre années de vaticination et de célébrité (1895-1899).

Discorde familiale. — Mort des parents (1906).

Isolement progressif. — Société de voyantes, de bigotes, de femmes suspectes.

Rente mensuelle de 300 francs servie fidèlement par un vieil ami de la famille M. M., à un titre que nous ignorons.

Ménopause récente (1918). Catarrhe naso-pharyngien.

Depuis 1918 nouveau délire (voir plus loin).

Toute sa vie, lutte consciente entre ses penchants amoureux et ses devoirs mystiques ou ses ambitions. Nombreux mariages manqués. A failli épouser vers 1896 un journaliste en renom, puis l’ami de la famille M. M. (maintenant marié), puis l’imposteur suédois, et bien d’autres. Quand M. M. s’est proposé, une voix intérieure lui a dit : « Tu peux trouver beaucoup mieux que cela. »

ÉTAT PSYCHIQUE ACTUEL

A) Sentiments généraux

Le sentiment de sa vie manquée domine actuellement notre malade ; il n’a pas supprimé la tendance mégalomaniaque.

Notre malade vit dans des rancunes ; rancunes plus ou moins légitimes, comme celle contre l’humanité en général, qui a usé d’elle sans la payer, et spécialement contre tout un parti politique qui l’abandonne ; rancune semi-délirante ou délirante, comme la rancune contre ses parents ; rancune tout à fait délirante contre tel ami de sa famille qui la soutient, et contre telle ou telle personne, de sang royal, à qui elle adresse des réclamations. Sa désillusion est totale : elle n’a plus de sentiments religieux, plus de convictions politiques, parfois même plus de patriotisme : « Je ne sais pas comment s’est terminé la guerre ; je ne puis plus souffrir la France, où je suis bafouée constamment ; je n’aime plus personne au monde. »

Son nihilisme est mitigé, de temps à autre, par l’optimisme mégalomane, et ses vieux concepts reparaissent : anges, prophéties, mission nationale et religieuse ; toutes ses convictions sont ainsi subordonnées à son orgueil.

Dans sa solitude, elle rumine ses haines perpétuellement ; l’exacerbation des rancœurs lui donne de telles irritations, qu’elle fait des discours à haute voix et se livre à des violences bruyantes sur les objets.

B) Conceptions délirantes

Mégalomanie. — Son origine est ou royale ou impériale. Vers 1918 elle a cru descendre du prince allemand Frédéric-Charles et d’Eugénie de Montijo. Elle a vu leurs deux noms écrits et elle a compris qu’ils avaient eu un enfant, ce devait être elle ; elle devait donc être protestante. Elle a senti aussi comme une voix intérieure disant : « Eugénie de Montijo. » Elle a vu dans une glace sa figure toute semblable à celle d’Eugénie de Montijo, dont elle venait de voir un portrait ; avant la guerre de 1870 un prince allemand l’a embrassée, etc. Depuis, elle a compris que son véritable père était Napoléon III ; sa mère, Mme C., a dû pratiquer la haute galanterie sous l’Empire, fréquenter chez le Duc de Morny, la Païva, etc. Elle en trouve des indices probants dans des propos anciens, dans les ressemblances, dans la voix du sang, etc. Pour savoir si elle descendait de Frédéric-Charles ou de Napoléon III, si elle était Allemande ou Française, protestante ou catholique, elle a fait l’expérience de frapper sur des cadres et de jeter violemment à terre un crucifix, ces objets ne s’étant pas brisés, ou bien ne l’ayant pas blessée, elle est Française, en voyant le crucifix intact sur le plancher elle s’écria : « Tu as vaincu, Galiléen. » Trois choses en tout cas sont certaines ; sa mère a mené une vie galante, son père était un grand de la terre et son acte de naissance a été falsifié. Elle est née avant la guerre de 70, probablement en 1869 ; son acte de naissance a été post-daté. Le même jour où ses origines se révélèrent, une transformation mystérieuse s’est accomplie ; il s’est fait une incarnation dans sa personne, en même temps elle perdait juste la moitié du Don ; sa voix et son visage ont été transformés (23 avril 1918). II doit s’agir d’une conception immaculée certes, mais enfin non conciliable avec l’intégrité du Don. En 1918, Jeanne d’Arc lui a inspiré d’écrire au Roi des Belges pour l’informer de l’accession prochaine de Philippe VII, ou de son accession à lui, au Trône de France ; d’autre part, elle-même épousera le Duc d’Orléans qui va régner. Une bonne moitié du Don subsiste, etc.

Persécution. — La France la bafoue, les royalistes et les bigots la méconnaissent, on emploie contre elle des médiums ; une devineresse voyageant avec elle, a voulu la jeter à la mer ; M. M. est un de ses ennemis, l’entourage du Duc d’Orléans a manoeuvré pour empêcher leur union, la Duchesse de Vendôme a dirigé l’intrigue. Les Prêtres la tueront lors du retour du Roy. Il faut d’ailleurs qu’elle disparaisse pour qu’une autre puisse jouir du Don, car deux personnes simultanément ne peuvent l’avoir. Elle pourrait épouser le Duc d’Orléans demain, cela ne l’empêcherait pas d’être brûlée. On voit que ses idées de persécution sont partiellement à base de Préjudice ; aussi a-t-elle pris depuis des semestres l’attitude revendicatrice.

C) Mécanisme du Délire

Les convictions les plus nombreuses ne sont pas fournies actuellement par les Intuitions et Inspirations du type déjà décrit, mais par des Conceptions Subites ; une image inattendue apparaît et provoque une pensée incoercible, puis devient quelque temps une hantise et provoque différentes pensées contradictoires.

Ce mécanisme diffère de la rêverie banale par le degré de l’imprévu, par l’inconsistance des concepts, par le caractère impérieux des convictions. La malade a d’abord la peur d’être allemande et protestante, puis elle a la conviction de l’être, puis lui vient la preuve du contraire, etc. ; ses convictions varient selon ses sympathies ou aversions, c’est-à-dire avec ses espoirs et déceptions. Les convictions de ce genre, bien qu’instantanées, lui apparaissent comme personnelles, encore qu’elle tende à admettre dans leur genèse une influence externe ; elle en vérifie le bien-fondé par des épreuves ; ce ne sont pas des intuitions proprement dites. Les convictions ainsi conçues sont peu stables ; et si le thème reste, les conclusions qui s’y rapportent sont fluctuantes.

Les Intuitions proprement dites sont encore extrêmement nombreuses. Elles consistent en idées subites, sans forme auditive ni motrice, perçues d’emblée comme exogènes, complètes d’emblée, certaines d’emblée, fixes d’emblée et longtemps stables. Ces Intuitions ne sont plus prêtées actuellement à l’Ange Gabriel (auteur de quelques déceptions), mais à Jeanne d’Arc, à Sainte Élisabeth, ou même au Ciel directement. La malade d’ailleurs se déclare indifférente à la question de leur origine.

Les impulsions Verbo-Motrices et les Hallucinations Auditives sont rares, mais non douteuses : la malade est forcée de prononcer des paroles imprévues ou encore elle entend des paroles imprévues. C’est ainsi qu’elle a entendu récemment des formules comme : « Au nom du Roy du Ciel », ou s’est sentie les prononcer. À l’Infirmerie spéciale même, un phénomène de ce genre s’est produit, qu’elle n’a pas voulu préciser. II semble d’ailleurs qu’actuellement ces Impulsions profèrent des formules sacrilèges, et cela spécialement à l’Église. Plusieurs fois pendant les offices, elle a dû se contenir pour ne pas jurer.

Elle nous a dit : « Mieux eût valu me laisser me marier, que de me faire faire ce que l’on me fait faire actuellement avec le Don. »

La Logorrhée Automatique avec Extase et Inconscience ne se produit plus, vraisemblablement parce que la malade n’est plus dans les conditions voulues, pas d’excitation collective, pas de suggestion, pas d’animation orgueilleuse. Elle reste persuadée toutefois, qu’elle garde le Don, ou au moins, une partie du Don ; on a vu combien elle s’efforce de le concilier avec l’idée de Grossesse Mystique. Elle considère évidemment les Impulsions Motrices Conscientes comme étant de même origine et de même nature que le Don. En cela d’ailleurs elle ne se trompe pas : c’est bien là une moitié du Don.

Elle a présenté de nombreuses fois, étant seule dans son domicile, des Crises d’Excitation Verbale à point de départ Émotif, au sujet desquelles elle n’aime pas à s’expliquer ; il s’agit de colères, ses paroles étaient conscientes et le souvenir lui en est resté ; mais la durée et la véhémence du symptôme tendent bien à en faire quelque chose d’automatique.

Enfin, elle a présenté fréquemment, au cours de ces dernières années, des Paresthésies Sensitives et des Paresthésies Motrices. Ainsi, à l’Église elle se sent soulevée de sa chaise, et balancée, elle ne peut pas rester assise, elle est obligée de se lever ; encore est-elle ainsi mal à l’aise, il lui vient une envie de marcher sur les genoux, en même temps elle étouffe et elle se sent anxieuse, aussi a-t-elle soin de se tenir prêt de la sortie ; probablement dans ces moments est-elle tourmentée de la pensée d’un sacrilège. Elle a éprouvé des Paresthésies Viscérales et autres, au moment de l’Incarnation. En résumé, elle éprouve bien des sentiments d’Influence, de Possession, de Dépersonnalisation Partielle. Il est possible que la Ménopause joue un rôle dans la genèse de ces sensations ; leur amplification nous paraît hystérique, comme l’est peut-être aussi une part de l’Automatisme Psychique plus haut décrit.

D) Réactions et Causes de l’Internement

C’est comme Récriminatrice que notre malade s’est signalée aux autorités. Elle adressait à ses voisins et à une concierge du voisinage des lettres injurieuses, et dont les enveloppes mêmes étaient couvertes de devises incohérentes : « Vive la joie, tout à la joie, la Voyante est partie. Les appartements sont loués aux Boches, très cher pour garder le coffre-fort. Je vous embêterai tout le temps que je le jugerai. Vous pourrez montrer ma lettre au commissaire. » Elle écrit d’autres lettres au Duc d’Orléans, à son entourage, à la Duchesse de Vendôme qu’elle accuse d’avoir empêché son mariage avec le Duc, elle exige des compensations, un mariage, etc.

Dans son appartement on l’entend, la nuit, frapper les meubles ; jeter ou briser des objets et pérorer à voix très haute.

E) Présentation

Devant la Société Clinique notre malade se présente aisée et souriante, sans doute satisfaite de retrouver un auditoire. Elle ne proteste pas contre son internement. Elle exprime fermement ses regrets de n’avoir pas tiré un profit de ses oracles et d’être restée célibataire ; elle incrimine véhémentement sa mère et le parti royaliste. Elle apparaît bien comme débile, mais sans aucun affaiblissement intellectuel. Elle trace avec esprit et bon sens le tableau de sa clientèle du temps jadis, et les portraits de certains chanoines, médecins ou autres personnages. Elle dépeint l’exercice du Don, avoue ses lapsus et erreurs, elle se montre convaincue de sa réalité mais indifférente à son origine. Après un très long exposé elle se retire sans rien nous demander.

Commentaires

1. Automatisme Verbal ancien. — Les vaticinations anciennes de notre malade peuvent être définies une Logorrhée subconsciente, à idées simples, à forme rythmée et assonancée, émise dans un isolement relatif du monde extérieur et dans un état d’excitations à retours faciles.

L’inconscience du contenu idéique n’est pas totale ; mais la conscience reste étrangère à la formation des idées : c’est une loi des automatismes qu’ils fonctionnent d’autant plus sûrement qu’ils sont mêlés de moins d’attention. Ii existe néanmoins une perception passive des thèmes en cours : cette perception est démontrée par des résistances éventuelles, senties comme des inhibitions. L’absence de mémoire et le fait à la fois de l’excitation et du caractère subconscient : tous les états d’excitation sont peu mnésiques. Que le sujet reste accessible à des impressions extérieures, cela est montré par le fait que des répulsions et des sympathies influencent la logorrhée ; celle-ci semble susceptible comme l’est la réflexion, et, plus encore : le sentiment d’une proximité physique, notamment la trouble et l’inhibe. Cette hyperesthésie se constate dans tous les états de bien-aller qui accompagnent toute performance artistique rare. L’État de Transe résulte d’une Auto-Suggestion, à base émotive, conditionnée ou tout au moins facilitée par l’Hystérie ; hystérie cultivée par des conditions spéciales et dans une forme déterminée.

Cette Logorrhée diffère des Hallucinations Verbales Motrices des Délirants Chroniques en ce qu’elle est peu ou pas stéréotypée, accompagnée d’idéorrhée, non absurde, exécutée à voix haute, avec conscience très claire de l’activité phonatrice, alors que l’idée énoncée est peu consciente (proportion nettement inversée), par l’excitation sous-jacente et par les retours semi-volontaires.

Cette Logorrhée ressemble à la Logorrhée Hypomaniaque par le substratum euphorique, par le sentiment d’influence, par la tendance au rythme et à l’assonance, et par la distrabilité. Elle en diffère en ce que les idées échappent davantage à la conscience, sont monotones, pauvrement liées, susceptibles d’être paralysées par les impressions de l’extérieur au lieu de se les intégrer, enfin en ce qu’elle procède par accès discontinus, et renouvelables presque à volonté.

La Logorrhée rythmée et assonancée peut se rencontrer dans bien des accès délirants avec Sentiment d’Influence. Nous en avons vu un bel exemple chez un Éthylique Hypomaniaque à Délire Spirite. Ce malade, un dessinateur, nullement poète, parlait par intervalles en vers libres ; par couplets d’assez longue durée avec une assonance unique. En parlant, il fermait les yeux. Affecté d’hallucinations kinesthétiques, il croyait écrire les yeux fermés sous la direction des Esprits, mais ne traçait que des zigzags. Nous nous rappelons ce vers de lui : « Je suis assis sous les tonnelles. — Je vois les blondes jouvencelles. — Toutes belles. — Qui ont du poil sous les aisselles. — Et qui s’enfuient dans les bordels. » Les poésies de notre Voyante étaient de même force.

Des accès d’éloquence avec hypermnésie ont été souvent observés chez des Hystériques d’hôpital et chez des Hystériques de ville. Une excitation passagère leur donne une assurance imprévue, libère leurs automatismes verbaux et les stimule. Ces accès sont, toutefois, de tous les accès hystériques, les moins facilement provocables.

Les divers processus en jeu dans notre cas s’observent donc dans divers États délirants ; leur réunion est ce qui rend le cas original.

L’Hystérie paraît expliquer suffisamment l’excitation, la tendance au dédoublement, l’émancipation des centres verbaux, le goût du rythme, le retour dans des conditions déterminées et les paresthésies diverses. Chacun des processus en cause obéit à ses règles connues ; leur réunion est seule curieuse.

La Formule Délirante ainsi constituée est certainement rare dans les Asiles ; elle l’est probablement beaucoup moins à la ville ; les Délires Médiumnimiques doivent être généralement de ce type ; ils ne donnent pas lieu à placement parce qu’ils ne s’accompagnent pas de Délire des Actes, et s’exercent dans des milieux clos.

L’antiquité paraît avoir connu mieux que nous les États de Transe, les Pythonisses étaient de jeunes filles, spécialement entraînées à l’extase, et délirant sous forme rythmée ; l’appoint toxique qu’on leur imposait ne faisait qu’activer le Don. Des Pythonisses ou des Devins de même type mental se rencontrent sans doute encore chez les populations arriérées de l’Inde, de la Malaisie et de l’Océanie. Nous ne rappelons pas qu’on ne signale rien de tel dans le monde arabe où les excitations sont surtout motrices. Par contre, l’improvisation en vers, sans état de transe, s’observe chez des chanteurs arabes qui ne sont même pas professionnels ; ils célèbrent ainsi non pas seulement des données légendaires, mais encore les faits du jour même ; parfois les dithyrambes à l’adresse des chefs, ou des satires, fournissent le sujet du poème. On rapporte des faits analogues des Femmes Kabyles. Mêmes pratiques, et très répandues, chez tous les nègres africains. À Madagascar également les exercices d’agilité verbale avec rythme seraient en honneur.

Nous avons dit que ni l’inconscience ni l’amnésie, chez notre malade n’étaient absolues. Le fait d’une diminution considérable de la conscience et de la mémoire est commun à tous les états d’excitation et d’automatisme. Il est à peine besoin de rappeler que le Sentiment de Possession est l’interprétation naturelle de tous les faits d’automatisme, qu’il s’agisse d’Inspiration psychique ou même d’exaltation physique.

2. Phénomènes de Dissociation. — Nous avons admis jusqu’ici que les États de Transe anciens ressortissaient exclusivement à l’Hystérie. Mais on ne saurait prétendre que le délire actuel soit hystérique, et d’autre part il doit y avoir continuité entre l’état ancien et l’actuel. Probablement les Prodromes de la Vésanie que nous constatons existaient déjà à l’époque des États de Transe ; il y avait collaboration entre Hystérie et Vésanie ; cette collaboration est d’autant plus probable que dans les deux diathèses des processus partiellement comparables entrent en jeu.

Il semble en effet difficile d’admettre que la seule pratique des États de Transe, supposés purement hystériques, puisse amener à cet état de dissociation chronique que nous constatons aujourd’hui. Mais la nature intime des États de Transe Médiumnimiques ne saurait être complètement élucidée que par une étude en série, qui a peu de chances de pouvoir être faite. Un divinateur de pensées, jadis célèbre, est mort aliéné ; l’était-il dans la même forme que notre malade ? Il serait curieux de le savoir.

Les Phénomènes de Dissociation jouent un grand rôle dans notre Délire : impulsions kinesthétiques, impulsions verbales, intuitions, idées subites. La dissociation paraît être génératrice de tout le délire. La malade n’interprète pas et ne construit pas ; elle accepte des idées subites, apparues sans raisonnement, et qu’elle agence au minimum. Les conceptions ainsi adoptées sont instables ; elle se transforment, s’inversent, reviennent ou disparaissent avec une facilité toute spéciale. Cette instabilité est caractéristique d’un certain nombre de Délires Polymorphes, elle est connexe au mode de genèse des conceptions. Nous avons publié, en 1907 (Archives de Neurologie) [1] un délire de ce genre, chez une femme de 45 ans, élément actif d’un délire à deux ; exemptée de tout signe de démence, le délire procédait chez elle par Intuitions, et se transformait au point qu’elle avait oublié radicalement, après 6 semaines, des thèmes qui l’avaient fort émue et qui étaient en soi pittoresques. Énumérant les caractéristiques de ce délire, soudaineté et fragilité de chaque concept, laxité, rémittences, disparitions totales de ces concepts, illusions, fausses reconnaissances et déformation des souvenirs, nous admettions que ces phénomènes avaient pour origine commune l’Instabilité des Synthèses Élémentaires, et que cette forme de lésion devait avoir été génératrice de tout le délire. Le rôle important des Intuitions et autres formes d’idées subites est manifeste dans un très grand nombre de Délires à Contenu Polymorphe dont la forme est, à première vue, imaginative. À bien regarder, de tels délires constituent un petit groupe spécial parmi les Délires Imaginatifs, ou pour mieux dire à côté d’eux. Ils forment l’extrême-gauche d’une série dont les Délires Interprétatifs formeraient la droite, et les Délires Imaginatifs le milieu ; à l’extrême-gauche (et les derniers au point de vue de la valeur logique), figureraient les Délires Diffus que nous venons de dépeindre, et dont les caractéristiques, nettement connexes, seraient, rappelons-le, la soudaineté dans les concepts, leur laxité, leur constante variabilité, et l’abondance des illusions rétrospectives : tous symptômes de dissociation.

3. Données diverses. — La Mégalomanie est le sentiment foncier de notre malade ; elle tient à sa merci tous les autres sentiments. Un point d’appui solide de cette mégalomanie est la conscience parfaitement légitime du Don.

L’idée du Martyre, dont notre malade est pénétrée, remonte à 1896. La tendance mégalomaniaque ne suffit pas à en expliquer la persistance, car elle aurait pu se satisfaire tout autrement. Cette idée a été conçue en État de Transe, elle est visiblement cette catastrophe finale prédite par l’Ange, que le père de notre malade, au cours d’une interview, espérait tenir éloignée en évitant de la définir ; cette idée est donc comparable aux Résidus Post-Oniriques : de là viendrait sa stabilité.

4. Notre malade offre un champ d’études inépuisable. Nous aurons sans doute à la représenter, après que nous l’aurons observée aux divers points de vue indiqués.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de G. de Clérambault et Brousseau, La fin d’une voyante (Présentation de malade), Bulletin de la Société Clinique de Médecine Mentale, décembre 1920, p. 223.

Notes

[1Cf. t. I, p. 47.

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