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Eugène Lefébure

Les Origines du fétichisme

Mélusine (janvier-février 1897)

Date de mise en ligne : samedi 18 novembre 2006

Eugène Lefébure, « Les Origines du fétichisme », Œuvres diverses, Tome III, Éd. Ernest Leroux, Collection « Bibliothèque Égyptologue : Œuvres des Égyptologues français publiée sous la direction de G. Maspero, Paris, 1915, pp. 127-141.

LES ORIGINES DU FÉTICHISME [1]

I

Le fétichisme est plus facile â définir qu’à expliquer. On s’accorde à y voir l’adoration ou la vénération de certains objets inanimés considérés comme animés ; mais, quand on veut que cette singulière croyance dérive de l’impression produite par la physionomie des objets, il semble bien qu’il y ait ici une lacune, au moins en beaucoup de cas. L’aspect d’une chose peut suffire à lui faire attribuer tel ou tel caractère si elle est supposée vivante : suffirait-il toujours, cependant, à la faire supposer vivante ? Ce n’est pas certain, et une autre opinion se présente alors si naturellement, qu’il semble, pour ainsi dire, impossible que personne ne l’ait encore eue.

C’est un fait qui devient d’observation courante que nous laissons un peu de nous-mêmes à ce que nous ayons l’habitude de toucher ou de manier. Les écrivains passionnés le savent bien, et Rousseau disait déjà, au XVIIIe siècle, en parlant de Mme de Warens : « Combien de fois j’ai baisé mon lit en songeant qu’elle y avait couché ; mes rideaux, tous les meubles de sa chambre, en songeant qu’ils étaient à elle, que sa belle main les avait touchés ; le plancher même sur lequel je me prosternais en songeant qu’elle y avait marché… Un jour, à table, au moment où elle avait mis un morceau dans sa bouche, je m’écrie que j’y vois un cheveu : elle rejette le morceau sur son assiette, je m’en saisis avidement et l’avale [2]. » Michelet poussa dans le même sens jusqu’à une sorte de mysticisme sensuel. « La femme nourrit l’homme à son besoin, a sa fatigue, à son tempérament connu ; elle approprie la nourriture, l’humanise par le feu, par le sel et par l’âme. Elle s’y mêle, elle y met le parfum de la main aimée… En ce qui doit être touché de la main même (et, disons-le, nécessairement mêlé des émanations de la personne), il est désirable et charmant que ce soit elle qui agisse. Telles pâtes et tels gâteaux, telles crèmes, ne peuvent être faits que par celle qu’on aime et dont on est avide [3]. » De même dans la Sorcière : « La souveraine communion d’amour est toujours une confarreatio, le partage d’un pain qui a pris la vertu magique. Il devient tel tantôt par la messe qu’on dit dessus, tantôt par le contact, les émanations de l’objet aimé [4]. » Un fait bien connu, boire dans le même verre, se rattache à des idées semblables.

Les sensitifs, les hystériques et les médiums, qui ont des sens « d’aiguille et de mystère [5] », peuvent retrouver toute une personne, parait-il, au simple toucher d’une chose qu’elle a tenue. Robert Houdin raconte qu’il présenta un jour au somnambule Alexis une lettre non décachetée et portant le timbre de Boulogne : « II me dit qu’elle venait d’Angleterre, ce qui était vrai, et me donna une description assez exacte de l’auteur. Il commit ensuite une erreur en me disant qu’il était libraire. Je le repris, et il me dit qu’il le voyait dans une chambre pleine de livres et semblable à un magasin de librairie ; et tel était, en effet, l’aspect du cabinet de l’expéditeur [6]. » À Boston, P. Bourget remit une pendule de voyage venant d’un peintre suicidé a Mme Piper : « Comment arriva-t-elle â me dire, et cette profession de l’ancien propriétaire de la pendule, et sa folie, et le genre même de son suicide [7] ? »

Les charmes magiques tiraient leur force, parfois, trop réelle d’après certaines expériences récentes, d’objets ayant appartenu aux gens sur lesquels on voulait agir [8]. On peut même magnétiser un verre d’eau [9], dit M. de Rochas, « et lui donner le dynamide positif ou négatif en le fixant longtemps de l’oeil gauche ou de l’oeil droit et même en dirigeant sur lui de très près les doigts de la main droite ou de la main gauche. L’eau ainsi magnétisée produit tous les effets de la polarité qu’on lui a communiquée et, si un sujet la met dans sa bouche, elle contracture la joue droite ou la joue gauche suivant les cas [10]. »

II

Mais il y a plus. Certains individus particulièrement doués exercent sur les objets, avec ou sans contact, une influence directement visible. Crookes a mesuré le pouvoir psychique de Home faisant osciller à distance des appareils construits pour le constater. On a observé de même les phénomènes produits par Slade, Eusapia, et différents médiums ou jeunes filles déplaçant de loin des meubles plus ou moins lourds. Ces faits ont lieu aussi dans les cas de maisons hantées, où l’opérateur reste caché. « Il existe », suivant les conclusions prises après quarante séances par la Société dialectique de Londres, « une force capable de mouvoir les corps pesants sans contact matériel, force qui dépend, d’une manière inconnue, de la présence d’êtres vivants [11]. »

Si cette force soulève des corps pesants, elle influence à plus forte raison des corps légers. « J’ai vu », dit le docteur Despine (d’Aix), « l’aimantation spontanée de plusieurs petits instruments dont se servait Mme Schmitz-Baud, cataleptique dont j’ai parlé dans mon ouvrage. Cette dame travaillait â l’horlogerie. Tournevis, pinces-brucelles, etc., étaient aimantés dans les jours qui précédaient ses grandes crises nerveuses. Quatre ou cinq jours, dans ces époques, d’usage habituel les aimantaient assez pour qu’ils pussent soulever de la limaille, de petites vis, des aiguilles d’acier ; ce qui impatientait au dernier degré l’ouvrière, vu que, plaçant une vis dans son trou, elle l’enlevait dès qu’elle éloignait l’instrument. J’ai un tournevis qui, aimanté ainsi il y a deux ans, a conservé la vertu magnétique ; non seulement ce phénomène impatientait la malade, mais aussi le maître chez qui elle travaillait, parce qu’il fallait lui fournir, tous les huit ou dix jours, de nouveaux instruments. » M. de Rochas, à qui cette citation est empruntée, y joint un grand nombre d’observations analogues, entre autres celle-ci, relative à un petit enfant que « des objets de mince volume, tels qu’une cuiller, un couteau, se mettaient à vibrer quand ils étaient près des pieds de l’enfant. » — « Le mystique Fabre d’Olivet prétendait avoir souvent fait sortir un volume du rayon de sa bibliothèque en se mettant en face et en s’imaginant fortement qu’il avait l’auteur devant les yeux [12]. » M. Pelletier, « endormant trois sujets et les plaçant autour d’une table, voit les objets matériels légers se mouvoir sans contact, et au commandement [13]. »

Donald Mac Nab a décrit en détail ce qu’il appelle le phénomène de la canne, « facile à contrôler, obtenu en pleine lumière et qui donne la clef de tous les mouvements d’objets sans contact. Le médium s’assit, tenant une canne debout entre ses jambes, la frotta avec ses mains, puis, les écartant lentement, de part et d’autre, de la canne, les posa sur ses genoux et les tint immobiles. La canne resta debout, non pas tout à fait verticalement, mais un peu inclinée vers la poitrine du médium, en tremblant un peu à la façon des aiguilles qu’on fait tenir debout sur un pôle d’aimant le long d’une ligne de force. Il restait parfaitement immobile, et la canne s’inclinait à sa volonté, à droite, à gauche, en avant, en arrière. Je le fis recommencer plusieurs fois, avec trois cannes différentes, l’une très légère, l’autre contenant un noyau d’acier, la dernière en jonc un peu lourde. Cette dernière donna les meilleurs résultats. Est-il besoin de dire que je sais parfaitement qu’on peut imiter ce phénomène ii l’aide d’un cheveu ou d’un fil très fin, et que mon premier soin fut de m’assurer qu’il n’y avait rien de pareil ? Ayant placé une seconde canne très légère en bambou à côte de la première, pendant qu’elle était en équilibre et à une distance de dix centimètres, elle ne resta pas immobile, mais tourna sur elle-même en roulant sur le plancher et finit par se coller contre l’autre, comme si elle subissait une attraction. Le médium, pendant cette expérience, restait parfaitement immobile, et la canne suivait toutes les impulsions de sa volonté sans aucun lien visible avec ses muscles, de sorte qu’elle paraissait douée de mouvement spontané… Cette expérience est rigoureusement scientifique, parce qu’elle réussit toutes les fois que les conditions sont remplies, ce qui n’arrive pas toujours. Ces conditions sont la production d’un champ neurique hors du médium et un certain effort de volonté de sa part ; cela le fatigue énormément. Remarquons qu’il en est de même dans toute expérience de physique [14] », etc.

III

Si, maintenant, l’on songe que le sorcier ou le magicien, le griot ou le shaman n’est pas autre chose qu’un médium qui se suggestionne et s’entraîne lui-même [15], on ne s’étonnera pas de le voir animer ce qu’il touche d’une vie empruntée à la sienne, comme un médium européen. Les objets fétiches seraient, alors, des objets magnétisés par lui.

« Les Jongleurs parmi les sauvages » leur persuadent, dit de Brosses, « que de petits instruments qu’ils possèdent sont doués d’un esprit vivant capable de déterminer les effets de leurs souhaits. » — « Ces fétiches divins, dit-il encore, ne sont autre chose que le premier objet matériel qu’il plaît à chaque particulier de choisir et de faire consacrer en cérémonie par ses prêtres [16]. »

Le sorcier, type des premiers dieux des sauvages, d’après M. Lang [17], est donc l’homme du fétiche par excellence. « Chez les tribus touraniennes de l’Asie septentrionale… nous pouvons aussi signaler le rapport établi entre les shamans, ou sorciers, et les fétiches. En effet, les Tartares considèrent que les chiffons, les grelots et les morceaux de fer qui ornent, en quantité innombrable, le costume de cérémonie du shaman sont autant d’esprits qui aident le sorcier à remplir ses fonctions [18]. »

Il suit naturellement de là que les sorciers font commerce de fétiches, tout comme on débite aujourd’hui, dans un but médical, des appareils dits galvanisés, magnétises, électrisés, vitalisés, etc. « On peut en acheter ou en vendre. Cruikshank parle d’une femme riche qui donna cinq de ses esclaves pour acheter un fétiche de grand renom… Il y a des localités où l’on fabrique en grand des fétiches, par exemple, au Calabar, où l’on en fait en paille, en chiffons, en bois… II y a même des fétiches ambulants [19], surtout dans l’Est (de l’Afrique), propriétés de sorciers ambulants eux-mêmes, qui, le visage peint en blanc, couleur des esprits, les promènent de village en village, disant la bonne aventure, donnant des remèdes, vendant des amulettes, faisant en un mot tout ce qui concerne leur état. » Chez les Indiens du Brésil, où la calebasse magique Tammaraca est en grand honneur, « il y a des fêtes de Tammaracas, où les sorciers renouvellent par des enchantements la puissance magique des calebasses sacrées : chaque Indien a la sienne [20] ».

Ces textes ne mentionnent pas l’animation des objets, mais les récits des voyageurs ne laissent aucun doute sur la réalité du fait. « Les missionnaires nous rapportent fréquemment des prodiges de même nature opérés par les prêtres païens : l’un d’eux parle d’idoles qui s’agitent d’elles-mêmes ; un autre de ces berceaux de feuillages et de ces grands linceuls que l’on voit se suspendre dans les airs, sans aucune sorte d’attache, et cela au simple commandement ; un autre, enfin, d’objets fixés solidement contre les murailles, et auxquels on donne l’ordre de s’en éloigner rapidement. » — « Suivant le P. de la Bissachère, certains prêtres de la Cochinchine font mouvoir, par le seul effort de leur volonté, une lourde barque sur le rivage [21]. »

Les auteurs de seconde main passent le plus souvent l’action psychique sous silence, comme une absurdité pure et simple. Voici, par exemple, l’analyse d’une scène que Tylor avait rapportée plus au long dans sa Civilisation primitive : « Deux bâtons, charmés au préalable par un sorcier, sont remis à quatre jeunes gens qui les tiennent en croix par l’extrémité, et qui, soumis eux-mêmes à des excitations bizarres, se mettent à courir en tournoyant comme des fous furieux, les traits convulsés, la bouche pleine d’écume, jusqu’à ce qu’ils tombent épuisés devant une des cabanes du voisinage. Celui ou celle qui l’habite est désigné par le fait même comme coupable [22]. »

Moins éloigné de l’original, le récit de Tylor est bien autrement significatif que l’analyse précitée : « Le révérend H. Rowley nous affirme que les Majangas (Afrique centrale) croient que le sorcier peut transmettre aux objets animés ou inanimés le pouvoir de faire le bien ou le mal ; le peuple craint ces objets, mais ne les adore pas. Ce missionnaire a vu un jour employer un objet de cette nature pour découvrir un voleur qui s’était approprié une certaine quantité de blé. Le peuple s’assembla sous un immense figuier. Le magicien, homme à l’aspect sauvage, apporta deux bâtons semblables à nos manches à balais ; après bien des manipulations mystérieuses et des incantations, il remit les bâtons à quatre jeunes gens qui tenaient chacun une de leurs extrémités. Il remit ensuite une queue de zèbre à un jeune homme, et une crécelle faite avec une calebasse à un gamin. Le magicien se livra alors aux contorsions les plus hideuses sans cesser un seul instant de chanter une invocation ; en même temps, les porteurs de la queue de zèbre et de la crécelle tournaient autour des jeunes gens qui tenaient les bâtons et secouaient ces instruments sur la tête de ces derniers. Au bout de quelques minutes, les jeunes gens qui tenaient les bâtons éprouvèrent des tremblements spasmodiques dans les bras et dans les jambes, tremblements qui se transformèrent bientôt en de véritables convulsions ; ils avaient la bouche pleine d’écume, les yeux sortis de leurs orbites, et toute leur personne réalisait au suprême degré l’idée de la possession diabolique. D’après les croyances indigènes, les bâtons sont possédés par un esprit qui finit par pénétrer dans le corps de ceux qui les tiennent. Les mouvements de ces bâtons devinrent si désordonnés et si violents, que les jeunes gens pouvaient à peine les tenir ; ils s’élancèrent comme de véritables fous à travers les broussailles, sans qu’aucun obstacle pût les arrêter, bien que leur corps fût déchiré par les épines et couvert de sang ; ils revinrent, enfin, toujours courant, toujours tournant comme des fous, à l’endroit où le peuple était réuni, puis ils s’élancèrent dans le sentier qui conduit au village et allèrent tomber, haletants, épuisés, dans la hutte de l’une des femmes d’un chef ; les bâtons s’échappèrent de leurs mains et allèrent rouler jusqu’aux pieds de la femme, la désignant ainsi comme la voleuse [23]. »

Comme pendant à cette description, Tylor emprunte à « John Bell, qui a parcouru l’Asie, en 1719,… une histoire qui démontre parfaitement les idées que se font les Mongols au sujet des objets qui se meuvent par eux-mêmes. Un marchand russe lui raconta qu’on lui avait, un jour, volé dans sa tente quelques pièces de damas. Il se plaignit, et le Kutuçhtu-lama ordonna les recherches nécessaires pour retrouver le voleur. Un des lamas prit alors un banc à quatre pieds et le tourna plusieurs fois dans différentes directions, jusqu’à ce qu’enfin le banc se tournât de lui-même vers la tente où étaient cachés les objets volés. Le lama se mit alors à cheval sur le banc et l’emporta, ou, comme le croyaient les Mongols, fut emporté par lui jusqu’à la tente indiquée ; arrivé là, il ordonna la restitution du damas ; cet ordre fut immédiatement exécute. » Ces pratiques, fort anciennes [24], sont toujours en vigueur. « Un voyageur russe fut témoin, en Sibérie, des opérations magiques d’un lama. Il les a décrites, en 1853, dans l’Abeille du Nord, journal publié à Saint-Pétersbourg. Au nombre des moyens qu’emploie le lama, dit-il, il en est un plus curieux que les autres. Il s’assied par terre, devant une petite table carrée, place sa main dessus et commence à voix basse la lecture d’un ouvrage tibétain. Une demi-heure après, il se soulève, détache sa main de la table, l’élève, et la table monte suivant la direction de la main. Le lama se place alors debout, met la main au-dessus de sa tète, et la table se trouve au niveau de ses yeux… L’enchanteur fait un mouvement en avant, la table l’exécute ; il court, la table le précède avec une rapidité telle qu’il a peine â la suivre. Après avoir pris diverses directions, elle oscille un peu clans l’air et finit par tomber. De toutes ces directions qu’elle a suivies, s’il en est une plus marquée, c’est de ce côté qu’on doit chercher les objets volés [25]. »

Les bâtons des noirs et les bancs des lamas ne manquent ni de précédents ni d’équivalents, dans l’antiquité comme de nos jours. On peut rappeler, en premier lieu, les bâtons magiques des brahmanes que visita Apollonius de Tyane, le fantastique pilon du Pancratès de Lucien, les verges changées en serpents des enchanteurs pharaoniques, les baguettes des devins et celles des sourciers. D’autre part, la table des Mongols ne diffère pas de celle des païens, des gnostiques et des spirites : même, le crayon, l’ardoise et la machine à écrire des derniers n’ont rien non plus de bien nouveau ou de bien particulier. Le docteur Gibier décrit, en effet, dans le Fakirisme occidental (1886), quelque chose d’assez semblable : « Un fakir nu, immobile, le corps en demi-cercle, les jambes repliées, étend ses doigts, et soudain, à la stupéfaction générale, un petit bout de bois, placé hors de sa portée sur une légère couche de sable, se dresse, marche, trotte, court tout seul et trace la phrase pensée par un des assistants. »

Là, le pouvoir de l’opérateur sur l’objet est très apparent. Une observation de Castrén que les esprits logés dans les idoles par les shamans « s’éloignent à la mort du shaman qui possédait la statue [26] » montre bien aussi le rapport intime qui unit le fétiche à son auteur ou à son maître.

Chez les Nègres, « il semble qu’entourés des respects et des voeux de plusieurs générations, les fétiches finissent par être les dépositaires de l’âme collective de la famille. À la Côte-d’Or, d’après Cruikshank, quand une famille doit se séparer, le prêtre réduit en poussière un de ses fétiches et fait boire cette poussière dissoute dans un breuvage à tous les membres de cette petite communauté. C’est comme une espèce de sacrement en vertu duquel la famille dispersée garde l’empreinte indélébile de son unité primitive [27]. »

IV

Le sorcier n’est pas seul apte a créer le fétiche : chaque individu, chaque sensitif, notamment, peut s’y essayer et croire qu’il a réussi. « Darwin a vu à l’île Keeling, dans l’archipel de la Malaisie, entre les mains de deux femmes, une cuiller en bois habillée comme une poupée ; on avait porté cette cuiller sur la tombe d’un trépassé, lors de la nouvelle lune ; la cuiller était, en conséquence, possédée, et elle était agitée de mouvements convulsifs, tout comme un chapeau ou une table dans une maison de spirites [28]. »

Ce sont surtout les Nègres qui pratiquent la consécration individuelle des fétiches, et peut-être y sont-ils plus propres que les autres races, grâce à leur sensibilité débordante et gesticulante. Déjà, du temps d’Hérodote [29], certains voyageurs Nasamons avaient remarqué que tous les noirs rencontrés par eux étaient magiciens, c’est-à-dire féticheurs.

Il sera peut-être bon de signaler encore, au sujet du fétichisme, l’importance qu’il donne aux pierres, effet peut-être de l’emploi exclusif des pierres comme instruments â l’âge préhistorique. La manipulation habituelle du caillou a dû, comme c’est arrivé pour le bois ou le bâton, le prédisposer au rôle de fétiche. En outre, il semble que le caillou soit plus facile à trouver ou à conserver qu’autre chose, et qu’il retienne assez aisément l’influx humain. « Une petite pierre que nous fûmes chercher une nuit, à deux heures du matin, au haut de la Butte-Montmartre, alors que nous rentrions, fatigué par une longue marche, à notre domicile, nous a permis des actions magnétiques du plus grand intérêt [30]. » L’apport ou plutôt le jet d’une plus ou moins grande quantité de pierres est assez fréquent dans les cas de maisons hantées. « L’abbé Schnebelin fit, à propos des pierres (lancées dans la maison hantée de Valence-en-Brie), une curieuse constatation : c’est qu’une pierre quelconque du jardin n’avait aucune influence sur le magnétomètre de l’abbé Fortin, tandis que les pierres ainsi trouvées faisaient dévier l’aiguille de 45° environ. Une fois que lesdites pierres projetées eurent été « défluidifiées » par la cire et le feu, elles perdirent toute action sur le magnétomètre. Cela est à rapprocher de l’apport d’une pierre obtenu dans des conditions rigoureuses de contrôle par M. de Rochas dans les expériences de l’Agnélas [31]. Cette pierre est immédiatement reconnue comme un apport par les sujets lucides [32]. » Les sorciers lapons, qui, au dire de Regnard, gardaient dans des sacs de cuir, pour les jeter à leurs ennemis, des espèces de boules enflammées, images, peut-être, des pierres de foudre, transmettaient à leurs dieux la quintessence des sacrifices au moyen de pierres, dans certains cas. » Quand il arrive que l’autel du dieu à qui ils veulent sacrifier est sur le sommet des montagnes inaccessibles où ils croient qu’il demeure, alors, comme ils ne peuvent le frotter du sang de la victime, ils prennent une petite pierre qu’ils trempent dedans, et la jettent au lieu où ils ne sauraient aller [33]. »

L’ensemble de ces remarques expliquerait peut-être l’antique adoration des pierres, si répandue chez les sauvages, chez les Orientaux, chez les Grecs eux-mêmes, dont les innombrables fables [34] sont venues se déposer dans nos Lapidaires du moyen âge.

V

Si l’exposé qu’on vient de lire ne porte pas à faux, le culte des fétiches a pour principale cause le magnétisme, de même que le culte des mânes a pour principale cause la télépathie, et cette double conception religieuse se trouve, par là, aussi vieille que l’humanité, car la télépathie et le magnétisme sont des faits primordiaux, indépendants de la civilisation. On comprend qu’avec des racines aussi profondes, le fétichisme puisse persister chez les peuples les plus cultivés. Les doctrines et les pratiques des spirites constituent la forme en quelque sorte officielle du fétichisme moderne, mais, en dehors de ce déguisement orthodoxe, certains cas sporadiques et excentriques retracent encore aujourd’hui la genèse de l’idée. Deux exemples suffiront pour le faire voir.

Dans son ouvrage sur la Suggestion mentale  [35], le docteur Ochorowicz rapporte qu’une de ses malades se trouva, un jour, incommodée d’une manière indéfinissable. « Il m’a semblé, dit-elle, que je devais me lever et circuler, mais cette atmosphère horrible m’étouffait. Cela m’empêchait… cela ne vous aime pas, mais cela a honte de l’avouer. Qu’est-ce donc ? — Je ne sais pas, délivrez-moi de cela… Elle fait des gestes répulsifs â droite. » Il s’agissait d’une plante donnée par une personne jalouse de l’influence du médecin sur la malade, et la malade localisait dans la plante le sentiment de son amie. C’est la un fétiche hostile voici un fétiche ami.

Séverine raconte dans une chronique du Journal [36], intitulée Le petit dieu bleu du voyage, que son grand-père avait rapporté de l’expédition d’Égypte un petit dieu en porcelaine bleue, de figure mince et fine, sur lequel elle voulut se renseigner. « Et Ledrain vint. Ledrain est non seulement un de nos confrères les plus distingués, mais aussi le conservateur, au Musée du Louvre, de la galerie assyrienne. Il accepte de vivre, à notre époque, par pure condescendance ; mais son ère de prédilection, sa vraie patrie de calendrier, c’est ce passé d’Orient, dont il sait tous les usages, dont il déchiffre tous les dialectes. Pas d’hiéroglyphes qui lui aient tenu rigueur ; pas de momies qu’il n’ait démaillotée, avec des précautions de nourrice, et selon les rites… C’est un savant, un vrai ; c’est un expert. Ledrain arriva, examina, à l’oeil nu, au binocle, à la loupe ; pesa, soupesa ; lut couramment toutes les inscriptions, et fixa la date : trois mille ans. — Peut-être bien deux mille huit cents, ajouta-t-il par scrupule. Mais une coïncidence le fixait : le nom gravé là était celui d’un grand prêtre à l’exhumation duquel il avait procédé quatre ans auparavant… Je gardai le petit dieu bleu. À tout déplacement, à tout voyage, il m’accompagna. De là, son surnom. D’autre chose, encore. Le petit dieu est un farceur, que hante l’obsession de l’espace, peut-être le mal du pays. Quand ça le prend, il disparaît. Des semaines, des mois, je puis bouleverser le logis de fond en comble, sans remettre la main dessus. Il est parti, réellement parti. Où ? Je n’en sais rien. Un beau jour, je le retrouve à sa place habituelle, sous clef : ses petits pieds rejoints au talon, en angle aigu : ses petites mains allongées sur les genoux : sa petite frimousse encore plus gouailleuse qu’à l’équipée d’auparavant. Mais il ne s’y risque jamais qu’en période sédentaire : dès qu’une malle est tirée du grenier, il est à son poste, présent ! Je ne tiens plus à grand-chose ici-bas, ayant éprouvé la vanité d’à peu près tout. Mais j’aime le dieu bleu d’une tendresse puérile et cependant profonde. Quand s’effectuera mon dernier départ, le voyage d’où l’on ne revient point, j’aimerais bien qu’on le mit avec moi. »

Ici, le développement de l’illusion a d’autant plus d’intérêt que rien n’y manque, depuis la consécration sacerdotale, pour ainsi dire, jusqu’à une sorte de croyance à la vie propre de l’objet, et même jusqu’à son dépôt (futur) dans la tombe suivant le rite sauvage d’ensevelir le fétiche avec son possesseur pour l’accompagner chez les mânes.

Alger, le 17 décembre 1896.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Eugène Lefébure, « Les Origines du fétichisme », Œuvres diverses, Tome III, Éd. Ernest Leroux, Collection « Bibliothèque Égyptologue : Œuvres des Égyptologues français publiée sous la direction de G. Maspero, Paris, 1915, pp. 127-141.

Notes

[1Publié dans Mélusine, t. VIII, janvier-février 1897, col. 145-153.

[2 Confessions, partie I, livre III

[3L’Amour, livre deuxième, VI, la Table.

[4La Sorcière, p. 440.

[5Léon Daudet, Suzanne, IX.

[6Morin, Du Magnétisme, 1860, p. 180, cité par Ochorowicz, De la Suggestion mentale, 1887, p. 292.

[7Outre-mer, 1895, p. 183.

[8Cf. Lubbock, L’Homme avant l’histoire, traduction française, p. 483, Stanislas de Guaita, Le Serpent de la Genèse, p. 185, etc.

[9Cf. Annales des Sciences psychiques, 1893, p. 315.

[10Les Forces non définies, 1888, p. 626.

[11Gurney, Myers et Podmore, Les Hallucinations télépathiques, traduction française, 1891 ; Annales des Sciences psychiques, 1894, p. 41 ; Crookes, Nouvelles Recherches sur la Force psychique, traduction française, p. 43, etc.

[12Les Forces non définies, p. 340-357 et 411.

[13Docteur Papus, Lumière invisible, Médiumnité et Magie, p. 36-37.

[14Étude expérimentale de quelques phénomènes de force psychique, dans le Lotus, numéros 19-20, octobre et novembre 1888, p. 410-411.

[15Cf. Tylor, La Civilisation primitive, traduction française, 1878, II, p. 170 et suivantes.

[16Du Culte des dieux fétiches, 1760, p. 222 et 18.

[17Mythes, Cultes et Religion, traduction française, 1896, p. 311 et 383.

[18Tylor, La Civilisation primitive, II, p. 202-203.

[19Cf. Apulée, L’Ane d’or, liv. VIII et IX.

[20A. Réville, Les Religions des peuples non civilisés, 1883, I, p. 82, 85 et 371.

[21A. de Hochas, Les Forces non définies, p. 411 et 414.

[22Réville, Les Religions des peuples non civilises, I, p. 102-103 ; cf. Dr Félix Regnault, Hypnotisme, Religion, 1897, p. 69.

[23La Civilisation primitive, II, p. 203-204.

[24A. de Rochas, Les Forces non définies, p. 411.

[25Cf. Revue bleue, 1890, p. 367.

[26Tylor, II, p. 230.

[27Réville, I, p. 83-84.

[28Voyage d’un naturaliste autour du monde, traduction française, p. 489, cité dans Tylor. II, p. 197-198.

[29II, 32 et 33.

[30Papus, Traité élémentaire de Magie pratique, p. 200.

[31Annales des Sciences psychiques, janvier-février 1896.

[32Papus, Initiation, août 1896, p. 118 ; cf. p. 114-116.

[33Voyage de Laponie.

[34Pseudo-Ptutarque, Traité des fleuves et des montagnes ; Orphée, De Lapidibus, etc.

[35P. 90-91.

[36Samedi 29 août 1896.

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