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Salomon Reinach

Totémisme et exogamie

L’Anthropologie (1902)

Date de mise en ligne : samedi 16 septembre 2006

Salomon Reinach, « Totémisme et exogamie », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 79-85.

Totémisme et exogamie [1]

On a généralement admis que le totémisme est caractérisé par deux faits essentiels : 1° Le respect de la vie du totem, qui n’est ni tué ni mangé, sinon dans des circonstances exceptionnelles, où les fidèles communient et s’imprègnent de divinité en le mangeant ; 2° l’exogamie, à savoir la défense pour le porteur d’un totem d’épouser un individu ayant le même totem, c’est-à-dire appartenant au même clan totémique.

Ces deux interdictions fondamentales dérivent, comme je crois l’avoir montré [2], d’un même tabou primitif, le respect de la vie du clansman et l’horreur de répandre son sang. En effet, le totem est bien un membre du clan ; il en est même le membre par excellence, à cause de la puissance mystérieuse qu’on lui attribue, et, pour le sauvage totémiste, tuer son totem est un crime plus grave que de tuer un des siens. D’autre part, l’union sexuelle, impliquant une effusion de sang, a été également interdite lorsque ce sang était celui d’une fille du clan, versé par le fait d’un homme du clan.

Cela posé, le totémisme et l’exogamie sont deux faits sociaux corrélatifs, dérivés du même principe, appartenant à la même phase de l’évolution sociale ; mais il est peu scientifique de dire que l’exogamie soit un caractère du totémisme et, pour ma part, quand j’ai abordé ce sujet dans son ensemble, je m’en suis bien gardé [3]. M. Durkheim n’a pas tenu compte de ma réserve, ce qui m’oblige à la réitérer expressément.

La publication, en 1899, du gros volume de MM. Spencer et Gillen sur les tribus centrales de l’Australie parut porter un coup très grave aux idées reçues sur le totémisme. Les auteurs décrivaient avec détail la tribu des Aruntas, où le totémisme existe, mais où n’existent ni le respect de la vie du totem, ni l’exogamie des clans.

Avec une bonne foi admirable, mais non sans précipitation, M. Frazer, un des créateurs de la doctrine reçue sur le totémisme, se hâta de chanter la palinodie [4]. Il était nécessaire, après ce quasi-abandon de la doctrine par son plus illustre représentant, que les faits nouveaux allégués par MM. Spencer et Gillen fussent soumis à une analyse détaillée et réduits à leur juste valeur. M. Durkheim a entrepris cette tâche et s’en est acquitté avec l’esprit critique et philosophique qui recommande tous ses écrits.

D’abord, les Aruntas peuvent manger leur totem, bien qu’il leur soit recommandé d’en user avec modération et que le foie de l’animal leur soit rigoureusement interdit. La première idée qui se présente, c’est que ce demi-tabou n’est qu’un tabou affaibli. Mais M. Frazer repousse cette conclusion, parce que, d’après les traditions indigènes, les ancêtres des Aruntas auraient pu autrefois tuer et manger librement leurs totems, tant animaux que végétaux. Que valent de pareilles traditions ? Rien ou peu de chose. Autant ajouter foi aux contes des Grecs sur l’âge d’or, où la terre bienfaisante nourrissait l’homme oisif, où les animaux ravisseurs et féroces n’existaient pas, etc.

Une fois la conception ordinaire du totémisme écartée, M. Frazer s’en est fait une nouvelle d’après la cérémonie appelée Intichiuma par les Aruntas. Chaque année, au printemps, un groupe totémique se livre à des actes mimiques à l’imitation d’un animal, dans la pensée d’en favoriser ainsi la multiplication par une sorte de magie sympathique. Mais comme chaque groupe ne peut pas manger librement de son totem, il appert que le groupe de l’émou, par exemple, travaille pour celui du kangourou, et réciproquement. M. Frazer voit là ingénieusement une application, dans le domaine superstitieux, du principe de la division du travail, Il ajoute — et cela est infiniment spirituel — que cette magie sympathique ne diffère de l’industrie des sociétés modernes que par le principe erroné dont elle s’inspire ; chez les Aruntas comme dans notre Europe laborieuse, on ne demande pas la nourriture quotidienne de l’homme à une puissance céleste ; on contraint la nature à la fournir, par la vertu d’une activité qui ne comporte l’intervention d’aucun être mythique.

Le témoignage de MM. Spencer et Gillen ne permet pas de douter que le totémisme soit devenu cela chez les Aruntas ; mais de quel droit nier qu’il ait pu être autre chose à l’origine, ou seulement il y a un ou deux siècles ? Ce qui est évidemment très ancien, parce que c’est un rite, et non l’explication de ce rite, c’est l’Intichiuma. Mais cette cérémonie s’explique à merveille dans la conception ordinaire du totémisme. Le totem n’est pas un individu, mais un clan animal affilié au clan humain, une espèce ; pour que le clan humain prospère, il faut que la continuité du clan animal soit assurée. Ainsi les actes et les formules magiques ayant pour but la multiplication des animaux de telle espèce sont parfaitement conciliables avec le totémisme strict qui interdit de les tuer et de s’en nourrir.

Venons à la question d’exogamie, qui est compliquée et difficile. D’abord, il y a bien une espèce d’exogamie chez les Aruntas. Tous les individus de la tribu sont répartis entre deux phratries, comprenant chacune deux classes hométiques [5] ; or, le mariage est interdit entre membres d’une même phratrie. Soient A et B les phratries, aa’ et bb’ les deux classes que comprend chacune d’elles : un a ne peut épouser une a’ ni un b une b’. Cette division bipartite de la tribu se retrouve très souvent en Australie, souvent en Amérique : c’est le résultat du premier fractionnement du clan primaire en deux clans exogamiques. Plus tard, le nombre des clans s’est multiplié, mais la prohibition du connubium est restée en vigueur entre individus du même clan.

Il en résulte que les Aruntas comprenaient d’abord deux groupes exogames, et que, par suite, là comme ailleurs, le totémisme s’associait à l’exogamie.

Aujourd’hui, le mariage est possible entre individus de même totem, par la raison qu’il y a des aa’ et des bb’ à la fois en A et en B. Toutefois, ce « chevauchage » des groupes totémiques sur les deux phratries est de date relativement récente, car chaque groupe totémique est encore, en majeure partie, compris dans une seule et même phratrie. Il est donc très probable qu’à l’origine (c’est-à-dire plus anciennement) chacune des deux phratries comprenait un certain nombre de clans totémiques, qui n’étaient pas représentés dans l’autre phratrie.

Le fait que le clan arunta, primitivement exogame, soit devenu endogame, sans que les Aruntas aient même conservé le souvenir de l’exogamie primitive, doit être expliqué par la révolution qui, chez ces sauvages, a substitué le régime patriarcal au matriarcat. Actuellement, l’enfant d’un père de la phratrie A est un A ; primitivement, il a dû être un B, puisque l’homme de la phratrie A ne pouvait épouser qu’une femme de la phratrie B et que l’enfant suivait la condition de sa mère.

Nous avons parlé des deux clans homériques, aa’, bb’, qui composent chaque phratrie. Les a ne sont pas des gens de même âge que les a’, mais un a a pour fils un a’, ce dernier a pour fils un a et ainsi de suite. Or, non seulement un a ne peut pas épouser une a ou une a’, mais, de phratrie à phratrie, il ne peut se marier que dans sa classe, on dirait presque à son étage : un a ne peut épouser qu’une b, un a’ qu’une b’, etc.

Supposons le régime matriarcal en vigueur. Tous les enfants des a sont des b’ : tous ceux des b’ sont des a (= a’’). Le système patriarcal actuel a eu pour effet de reverser les enfants dans la phratrie de leur père ; mais, par cela même, ils ont amené dans cette phratrie les totems de l’autre phratrie. Ainsi s’explique le « chevauchage » des groupes totémiques sur les deux parties de la tribu.

Une fois qu’il y eut, dans une même phratrie, des Kangourous et des Emous, la défense de se marier dans sa phratrie n’impliqua plus celle, pour un Kangourou de A, d’épouser une Kangourou de B. Ainsi disparut l’exogamie des clans totémiques.

Je résume très rapidement la savante argumentation de M. Durkheim. Quand on entre dans le « maquis » du mariage exogamique, ce n’est plus de la littérature ou de l’histoire, mais de l’algèbre. Pour tout suivre et tout comprendre, il faut un réel effort d’attention.

Le passage de la filiation utérine à la filiation par les mâles s’est effectué chez les Aruntas, mais non chez la plupart des tribus voisines. C’est sans doute que les Aruntas, plus doués que leurs voisins, ont ressenti plus vivement les inconvénients de la filiation utérine. Le plus grave de ces inconvénients, c’est que le fils n’appartient pas à la phratrie du père ; réunis pour la chasse, pour la guerre, pour les jeux, ils sont séparés dans la vie religieuse, dont l’importance est si grande dans les sociétés primitives. On peut dire que partout où l’activité virile, sous quelque forme qu’elle se manifeste, l’a emporté sur l’activité religieuse, cette dernière a dû se mettre en harmonie avec la première et le patriarcat a succédé au matriarcat.

Il résulte de ce qui précède que, dans l’organisation actuelle des Aruntas, nous distinguons encore nettement les survivances d’une société strictement totémique, avec interdictions alimentaires et exogamie des clans utérins. Donc, il n’y a rien à changer à ce que l’on croyait savoir du totémisme primitif, et cela est un vrai triomphe pour la science sociologique, car, avant les études de MM. Spencer et Gillen sur les Aruntas, on ne disposait pas de renseignements complets sur une seule tribu totémique et l’on n’en avait reconstitué le schéma qu’à l’aide d’éléments épars. Cela suggère quelques réflexions.

Assurément, personne ne soutient plus, avec Hegel, que tout ce qui est rationnel soit réel ; mais il est certain que tout ce qui est réel est rationnel. On peut donc, très légitimement, user de la déduction et de la logique pour reconstruire l’état d’une société qu’on connaît seulement par quelques faits généraux ou par des survivances. C’est ce qui s’appelle faire de la paléontologie sociale. Aussi est-il parfaitement licite de parler du totémisme ou du matriarcat des Grecs ou des Celtes, alors que les Grecs et les Celtes que nous fait connaître l’histoire n’étaient pas totémistes et ignoraient la filiation utérine. Dans le même volume de l’Année sociologique où se trouve le beau mémoire de M. Durkheim, un critique ami, mais méfiant, me reproche d’avoir fondé un exposé des lois du totémisme [6] « sur des exemples dont la nature totémique est loin d’être clairement établie et qui ne seraient, en tout cas, que des survivances du totémisme dans des milieux non totémiques, donc peu instructifs ». Mais cela est complètement erroné. Rien, au contraire, ne saurait être plus instructif que « les survivances du totémisme dans des milieux non totémiques [7] ». Après tout, les Aruntas et autres black fellows sont peu intéressants en tant que sauvages ; ce qui nous attire vers eux, ce qui nous fait trouver profit à les étudier, c’est qu’ils nous offrent l’image de ce que pouvaient être les ancêtres des Grecs, des Celtes, des Germains, etc., à une époque que l’histoire n’éclaire pas. Bien entendu, il n’est pas permis de conclure, hic et nunc, de l’Arunta au proto-Grec. En revanche, toutes les fois que nous réussissons à reconnaître, chez les Grecs, les Germains ou les Celtes, la survivance d’un usage ou d’une idée que nous constatons chez les Aruntas, cela constitue un accroissement notable de nos connaissances, parce que cela nous permet de compléter, par une sorte de tracé presque mathématique, l’image lointaine dont nous avons pu fixer quelques points, à l’aide de celle que nous avons presque sous les yeux. Or, ce qui est vraiment curieux, ce qui l’est en soi, c’est l’étude de peuples civilisés à leurs débuts, non seulement parce que c’est là de la vraie préhistoire, autrement précise et vivante que celle qui étudie l’industrie, c’est-à-dire les objets ouvrés, mais parce que nombre de préjugés qui entravent la marche du progrès et paralysent les intelligences modernes remontent à la période préhistorique que l’on arrive ainsi à reconstituer. En montrant qu’ils sont très anciens, on ne les fait pas paraître plus respectables ; bien au contraire, on peut en détourner les hommes, quand on leur prouve qu’ils pensent encore comme des sauvages et que leurs préjugés et leurs tabous, aujourd’hui impératifs et irraisonnés, ont été jadis le produit de paralogismes dont rougirait un enfant de six ans. La lutte d’injures et de railleries entreprise par le siècle contre un passé oppresseur a été vaine ; mais si la paléontologie sociale veut la reprendre et la poursuivre, avec le calme et la dignité qui conviennent à la science, elle prouvera qu’elle est la plus utile des études historiques et, subsidiairement, qu’elle a plus d’esprit que Voltaire.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’article de Salomon Reinach, « Totémisme et exogamie », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 79-85.

Notes

[1É. Durkheim, Sur le totémisme, Extrait de l’Année sociologique (Paris, Félix Alcan), 1902, t. V, p. 82-121. [L’Anthropologie, 1902, p. 664-669 ; cf. ibid., 1904, p. 741].

[2L’Anthropologie, 1899, p. 65.

[3Revue scientifique, 13 octobre 1900, p. 456, noie 5.

[4Fortnightly Review, avril et niai 1899 ; cf. Année sociologique, t. III, p. 217.

[5Hométiques, « de même âge ». Je demande la permission d’imprimer ce néologisme, dont j’ai motivé l’emploi â mon cours de l’École du Louvre en 1901-1902.

[6Cet exposé a été résumé, sous le nom de Code of Totemism, dans un intéressant article de M. Stanley A. Cook, « Israel and Totemism », publié dans la Jewish Quartely Review d’avril 1902 (p. 413-445). Ce qu’il y a de nouveau dans mon travail n’a pas échappe au savant anglais ; en France, dans nos milieux « intellectuels », on n’a trop souvent les yeux ouverts que sur le dehors.

[7L’Année sociologique, V, p. 213.

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