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Johann Wolfgang von GOETHE

« Pour tant de poteries brisées... » Un souvenir d’enfance de « Poésie et vérité »

Poésie et vérité, Première partie, Livre I

Date de mise en ligne : samedi 22 juillet 2006

Mots-clés :

Johann Wolfgang von Gœthe, Vérité et poésie, dans les Œuvres complètes de Johann Wolfgang von Gœthe, tome 8 : Mémoires, Traduction nouvelle par Jacques Porchat, Libraire Hachette et Cie, Paris, 1862, Première partie, Livre I, pp. 4-38.

LIVRE PREMIER

Le 28 août 1749, au coup de midi, je vins au monde à Francfort-sur-le-Mein. La constellation était heureuse ; le soleil était dans le signe de la Vierge et à son point culminant pour ce jour-là ; Jupiter et Vénus le regardaient amicalement et Mercure sans hostilité ; Saturne et Mars demeuraient indifférents ; seulement la lune, qui venait d’entrer dans son plein, déployait d’autant plus le pouvoir de son reflet, que son heure planétaire avait commencé en même temps. Elle s’opposait donc à ma naissance, qui ne put s’accomplir avant que cette heure fût écoulée. Ces aspects favorables, que les astrologues surent me faire valoir très-haut dans la suite, peuvent bien avoir été la cause de ma conservation car, par la maladresse de la sage femme, je vins au monde comme mort, et il fallut des efforts multipliés pour me faire voir la lumière. Cette circonstance, qui avait jeté mes parents dans une grande angoisse, tourna cependant à l’avantage de mes concitoyens, car mon grand-père, Jean Wolfgang Textor [1], maire de la ville, en prit occasion de faire établir un accoucheur, et introduire ou renouveler une école d’accouchement, ce qui a pu profiter à plusieurs de ceux qui sont nés après moi.

Quand nous cherchons à nous rappeler ce qui nous est arrivé dans notre première enfance, nous sommes souvent exposés à confondre ce que d’autres personnes nous ont dit avec ce que nous devons réellement à notre expérience et à nos observations propres. Ainsi donc, sans entreprendre là-dessus une exacte recherche, qui d’ailleurs ne peut mener à rien, je me rappelle que nous habitions dans un vieux bâtiment, qui se composait proprement de deux maisons dont on avait percé les murs. Un escalier tournant conduisait à des chambres indépendantes, et des marches remédiaient à l’inégalité des étages. La place favorite des enfants (une soeur cadette et moi) était le spacieux vestibule d’en bas, qui avait, à côté de la porte, un grand treillis de bois, par lequel on communiquait avec la rue et le grand air. Cette sorte de cage, beaucoup de maisons en étaient pourvues. Les femmes s’y tenaient assises pour coudre et pour tricoter ; la cuisinière y épluchait la salade ; de là, les voisines jasaient entre elles ; et les rues y gagnaient, dans la belle saison, un aspect méridional. On se sentait libre, parce qu’on était familiarise avec le public. Les enfants aussi entraient en liaison avec les voisins par ces galeries, et trois frères d’Ochsenstein, fils du maire défunt, lesquels demeuraient vis-à-vis, me prirent en grande affection, et s’occupaient de moi et me taquinaient de diverses façons. Mes parents racontaient toute sorte d’espiègleries auxquelles m’excitaient ces hommes, d’ailleurs sérieux et retirés. Je ne rapporterai qu’une de ces incartades. Il y avait eu un marché de poteries, et non-seulement on avait fourni pour quelque temps la cuisine de ces marchandises, mais on nous avait acheté, comme jouets, des ustensiles pareils en miniature. Par une belle après-midi, que tout était tranquille dans la maison, je m’amusais dans la galerie avec mes plats et mes pots, et, comme je ne savais plus quel plaisir y prendre, je jetai un de ces jouets dans la rue, et je trouvai plaisant de le voir si drôlement brisé. Les Ochsenstein, qui virent comme cela me divertissait, au point que, dans le transport de ma joie, je battais de mes petites mains, me crièrent : « Encore ! » Je n’hésitai pas, et vite un pot, et, comme ils ne cessaient de crier : « Encore ! » tous les petits plats, les petites poêles, les petits pots, furent lancés à la file sur le pavé. Mes voisins continuaient à me témoigner leur approbation, et j’étais extrêmement joyeux de leur procurer du plaisir. Mais ma provision était épuisée et ils criaient toujours : « Encore ! » Je courus donc tout droit à la cuisine, et je pris les assiettes de terre, qui, naturellement, offrirent, en se brisant, un spectacle bien plus drôle encore ; j’allais et venais ainsi, j’apportai les assiettes l’une après l’autre, selon que je pouvais les atteindre successivement sur le dressoir, et, comme ces messieurs ne se tenaient point pour satisfaits, je précipitai dans la même ruine toute la vaisselle que je pus traîner là. Quelqu’un vint, mais trop tard, pour m’arrêter et me défendre ce jeu. Le mal était fait, et, pour tant de poteries brisées, on eut du moins une histoire plaisante, qui fut surtout pour les malicieux instigateurs, et jusqu’à la fin de leur vie, un joyeux souvenir.

La mère de mon père, chez laquelle nous étions logés, vivait dans une grande chambre de derrière qui touchait au vestibule, et nous avions coutume d’étendre nos jeux jusqu’à son fauteuil et même, quand elle était malade, jusqu’à son lit. Je me souviens d’elle à peu près comme d’une ombre, comme d’une belle femme, maigre, toujours proprement vêtue de blanc. Elle est restée dans ma mémoire comme une personne douce, amicale et bienveillante.

Nous avions entendu nommer la rue où se trouvait notre maison Hirschgraben (la Fosse aux cerfs), et nous demandâmes qu’on nous expliquât ce nom. On nous raconta que notre maison était bâtie sur un emplacement qui avait été en dehors de la ville, et qu’à la place où se trouvait maintenant la rue, il y avait autrefois une fosse où l’on nourrissait un certain nombre de cerfs. Ces animaux y étaient gardés et nourris, parce que, selon un ancien usage, tous les ans, le sénat mangeait en public un cerf, que l’on avait donc toujours sous la main, dans la fosse, pour ce jour de fête, lors même qu’au dehors princes et chevaliers gênaient et troublaient la ville dans ses droits de chasse, ou même qu’elle était bloquée ou assiégée par les ennemis. Cela nous plaisait fort, et nous aurions voulu qu’on pût voir encore de nos jours une varenne privée comme celle-là.

Le derrière de la maison avait, surtout de l’étage supérieur, une vue très-agréable sur une étendue presque illimitée de jardins du voisinage, qui allaient jusqu’aux murs de la ville. Mais malheureusement la transformation en jardins particuliers de la place communale, qui se trouvait là jadis, avait beaucoup nui à notre maison et à quelques autres, situées vers l’angle de la rue, parce que les maisons du Rossmarkt (marché aux chevaux) s’étaient approprié de vastes arrière-bâtiments et de grands jardins, tandis qu’un mur assez élevé, qui fermait notre cour, nous isolait de ces paradis si voisins de nous.

Au deuxième étage, se trouvait une chambre qu’on appelait la chambre-jardin, parce qu’au moyen de quelques plantes qu’on y cultivait devant la fenêtre, on avait cherché à compenser le défaut d’un jardin. Quand je devins plus grand, ce fut là ma retraite la plus chère, non pas triste, à la vérité, mais faite pour la rêverie. Par-dessus ces jardins, les murs de la ville et les remparts, on voyait une plaine belle et fertile, celle qui s’étend vers Hoechst. En été, c’était là d’ordinaire que j’apprenais mes leçons, que j’attendais les orages, et je ne pouvais assez contempler le soleil couchant, auquel les fenêtres faisaient face. Mais, comme je voyais en même temps les voisins se promener dans leurs jardins et cultiver leurs fleurs, les enfants jouer, les sociétés se divertir ; comme j’entendais rouler les boules et les quilles tomber, cela réveilla de bonne heure en moi le sentiment de la solitude et d’une rêveuse langueur qui en est la conséquence, sentiment qui, répondant aux dispositions sérieuses et aux pressentiments que la nature avait mis en moi, manifesta bientôt son influence, plus visible encore dans la suite.

Notre vieille maison, avec ses recoins, ses nombreuses places sombres, était d’ailleurs faite pour éveiller le frisson et la peur dans des coeurs enfantins. Malheureusement on se faisait encore un principe d’éducation d’ôter de bonne heure aux enfants toute crainte du mystérieux et de l’invisible, et de les accoutumer aux objets effrayants. II nous fallait donc coucher seuls, et, quand nous ne pouvions nous y résoudre, et que nous sortions du lit doucement pour chercher la compagnie des valets et des servantes, notre père, mettant sa robe de chambre à l’envers, et, par conséquent, assez déguisé pour nous, se plaçait sur notre passage, et nous faisait retourner dans nos lits, tout effrayés. Chacun se représente le mauvais effet, qui en résultait. Comment se délivrera-t-il de la peur, celui qu’on resserre entre deux épouvantes ? Ma mère, toujours gaie et sereine, et qui désirait qu’on le fût comme elle, trouva une meilleure méthode : elle sut atteindre son but par des récompenses. C’était la saison des pêches ; elle nous en promit une large distribution pour le matin, quand nous aurions surmonté notre peur pendant la nuit. Cela réussit et, de part et d’autre, on fut content.

Dans l’intérieur de la maison, ce qui attirait surtout mes regards, c’était une suite de vues de Rome, dont mon père avait décoré une antichambre. Elles avaient été gravées par quelques habiles prédécesseurs de Piranèse, qui entendaient bien l’architecture et la perspective, et dont le burin est très-net et très-estimable. Là je voyais tous les jours la place du Peuple, le Colisée, la place de Saint-Pierre, l’église de Saint-Pierre, par dehors et par dedans, le château Saint-Ange et plusieurs autres monuments. Ces images se gravèrent profondément dans ma mémoire, et mon père, d’ailleurs très-laconique, avait pourtant quelquefois la complaisance de nous décrire ces objets. Sa prédilection pour la langue italienne et pour tout ce qui se rapporte à l’Italie était très-prononcée. Il nous montrait aussi quelquefois une petite collection de marbres et d’objets d’histoire naturelle, qu’il avait rapportée d’Italie, et consacrait une grande partie de son temps à la relation de son voyage, écrite en italien, qu’il rédigeait et copiait par cahiers de sa propre main, avec une soigneuse lenteur. Un maître de langue italienne, joyeux vieillard, nommé Giovinazzi, l’aidait dans ce travail. Cet homme ne chantait pas mal, et ma mère devait se prêter à l’accompagner journellement et à s’accompagner elle-même sur le clavecin. Ainsi Solitario bosco ambroso me devint bientôt familier ; je le sus par coeur avant de le comprendre.

En général, mon père aimait à enseigner, et, vivant éloigné des affaires, il se plaisait à transmettre à d’autres son savoir et ses aptitudes. C’est ainsi que, dans les premières années de leur mariage, il astreignit ma mère à cultiver son écriture, comme à jouer du clavecin et à chanter, ce qui l’obligea aussi d’acquérir quelque connaissance et une légère pratique de la langue italienne.

Nous passions d’ordinaire nos heures de récréation chez notre grand’mère, dont la chambre spacieuse nous offrait assez de place pour nos jeux. Elle savait nous occuper de mille bagatelles, et nous régaler de mille friandises. Mais, dans une veille de Noël, elle mit le comble à ses largesses en nous donnant un spectacle de marionnettes, et, par là, elle créa dans la vieille maison un monde nouveau. Ce spectacle inattendu captiva puissamment les jeunes esprits ; il fit particulièrement sur le petit garçon une impression très-forte, qui se fit plus tard sentir dans une grande et durable activité.

Le petit théâtre, avec ses personnages muets, qu’on s’était borné d’abord à nous montrer, mais qu’on nous remit plus tard, pour nous exercer nous-mêmes et pour l’animer par nos conceptions dramatiques, dut avoir pour nous d’autant plus de prix, qu’il fut le dernier legs de notre bonne grand’mère, que les progrès de la maladie dérobèrent d’abord à nos yeux, et que la mort nous arracha ensuite pour toujours. Ce fut pour la famille un événement d’une grande importance, qui amena un changement complet dans notre situation.

Aussi longtemps que notre grand’mère avait vécu, mon père s’était abstenu de rien changer ou renouveler dans la maison ; mais on savait bien qu’il projetait une grande construction, qui, en effet, fut entreprise sur-le-champ. À Francfort, comme dans beaucoup de vieilles cités, pour gagner de la place, dans la construction des maisons de bois, on s’était permis de bâtir en saillie, non-seulement le premier étage, mais aussi les étages supérieurs, ce qui donnait, particulièrement aux rues étroites, quelque chose de triste et de sombre. Enfin une loi fut rendue, qui portait que celui qui bâtissait de fond en comble une maison neuve, ne pouvait construire en saillie sur les fondements que le premier étage, et devrait élever les autres d’aplomb. Mon père, pour ne pas abandonner l’espace saillant du deuxième étage, peu soucieux de l’apparence architecturale, et ne cherchant qu’une bonne et commode distribution intérieure, eut recours, comme bien d’autres avant lui, à l’expédient d’étançonner les parties supérieures de la maison, et de les enlever l’une après l’autre de bas en haut, puis d’intercaler les constructions nouvelles, en sorte que, sans qu’il restât, pour ainsi dire, aucun vestige des anciennes, la construction, toute nouvelle, pouvait passer encore pour une réparation. Or, la démolition et la bâtisse devant s’exécuter graduellement, mon père
avait résolu de ne pas quitter la maison, afin d’exercer d’autant mieux la surveillance et de pouvoir donner les directions ; car il entendait fort bien l’art de bâtir. Cependant il ne voulut pas non plus éloigner sa famille. Cette nouvelle époque parut aux enfants étrange et surprenante. Ces chambres, dans lesquelles on les avait tenus souvent assez à l’étroit et fatigués de leçons et d’études peu récréatives ; ces corridors, dans lesquels ils avaient joué ; ces cloisons, pour la propreté et l’entretien desquelles on avait pris auparavant tant de soins : les voir tomber sous le pic du maçon, sous la hache du charpentier, et tomber de bas en haut ; et cependant flotter au-dessus, comme dans l’air, sur des poutres étayées ; se trouver en outre assujetti constamment à une certaine leçon, à un travail déterminé : tout cela produisit dans les jeunes tètes un trouble qui ne s’apaisa pas aisément. Cependant l’incommodité fut moins sentie par les enfants, parce qu’on laissait à leurs jeux un peu plus d’espace et, souvent, l’occasion de se- balancer sur les poutres et de courir sur les planches.

Notre père poursuivit d’abord son dessein obstinément ; mais enfin, quand une partie du toit fut enlevée, et qu’en dépit de toutes les toiles cirées tendues sur nos tètes, la pluie arriva jusque dans nos lits, il prit, mais à contre-coeur, la résolution de remettre pour quelque temps ses enfants à de bienveillants amis, qui avaient déjà offert leurs services, et nous envoya dans une école publique. Ce passage avait ses désagréments : des enfants gardés jusqu’alors à la maison, accoutumés à la propreté, à la bienséance, quoique sous un régime sévère, jetés une fois dans une masse grossière de jeunes êtres, eurent tout à coup mille choses à souffrir de la vulgarité, de la méchanceté, même de la bassesse, parce qu’ils manquaient totalement des armes et des moyens nécessaires pour s’en défendre.

Ce fut, à vrai dire, vers ce temps-là que je commençai à observer ma ville natale, car je la parcourus peu à peu, toujours plus librement, tantôt seul, tantôt avec de joyeux camarades. Pour communiquer, dans une certaine mesure, l’impression que firent sur moi ces graves et nobles alentours, il faut que je présente, par anticipation, la description de mon lieu natal, tel qu’il se développa successivement devant moi dans ses différentes parties. Ma promenade favorite était le grand pont du Mein. Sa longueur, sa solidité, sa bonne apparence, en faisaient une construction remarquable ; c’est aussi, peu s’en faut, le seul monument ancien de cette prévoyance à laquelle l’autorité civile est obligée envers les citoyens. La belle rivière attirait mes regards en amont et en aval ; et, quand le coq doré qui surmontait la croix du pont brillait aux rayons du soleil, cela faisait toujours sur moi une agréable impression. De là notre promenade se dirigeait d’ordinaire à travers Sachsenhausen [2], et, pour un creutzer, nous avions le plaisir du passage. On se retrouvait alors en deçà du Mein ; on allait visiter le marché aux vins ; nous admirions le mécanisme des grues, lorsqu’on déchargeait des marchandises ; mais, ce qui nous amusait surtout, c’était l’arrivée des bateaux du marché, d’où l’on voyait descendre des figures si diverses et parfois si étranges. Rentrait-on dans la ville, on ne manquait pas de saluer avec respect le Saalhof, qui du moins occupait la place présumée du Bourg de Charlemagne et de ses successeurs. On se perdait volontiers dans la vieille cité industrielle, et, surtout le jour du marché, dans la cohue qui se pressait autour de l’église de Saint-Barthélemy. C’est là que, dès les temps les plus anciens, se pressait confusément la foule des vendeurs et des acheteurs, et cette prise de possession a rendu plus tard difficile l’établissement d’une place spacieuse et riante. Les boutiques du Pfarreisen étaient fort intéressantes pour des enfants, et nous y avons porté bien des batzen, pour nous procurer des figures d’animaux enluminées et dorées. Mais il était rare qu’on prit fantaisie de fendre la presse à travers la place du Marché, resserrée, encombrée et malpropre. Je me souviens aussi que je passais bien vite, avec horreur, devant les boucheries étroites et laides qui y touchaient. Cela faisait trouver le Roemerberg un promenoir bien plus agréable. Le chemin pour se rendre à la ville neuve par le Neue Kraem était toujours récréatif et charmant ; seulement nous étions fâchés qu’il n’y eût pas à côté de Notre-Dame une rue pour mener à la Zeile, et qu’il nous fallût toujours faire un grand détour par la Hasengasse ou la porte Sainte-Catherine. Mais, ce qui attirait le plus l’attention de l’enfant, c’étaient les nombreuses petites villes enfermées dans la ville, les forteresses dans la forteresse, c’est-à-dire les cloîtres entourés de murs et les espaces plus ou moins fortifiés qui restaient encore des siècles passés : ainsi la cour de Nuremberg, le Composteli, le Braunfels, le manoir des seigneurs de Stalbourg et bien d’autres forteresses, converties dans les temps modernes en habitations et en fabriques. Francfort n’offrait alors aucune oeuvre architecturale d’un caractère élevé ; tout rappelait une époque, dès longtemps écoulée, où la ville et la contrée étaient remplies d’alarmes. Des portes et des tours, qui marquaient les limites de l’ancienne ville ; plus loin, des portes encore, des tours, des murs, des ponts, des remparts, des fossés, qui entouraient la ville neuve ; tout disait encore trop clairement que la nécessité de procurer, en des temps de troubles, la sûreté à la commune avait provoqué ces établissements ; que les places, les rues, même nouvelles, qu’on avait construites plus belles et plus larges, devaient toutes leur origine au caprice, au hasard seulement, et non à une pensée ordonnatrice. Il se développa chez l’enfant un certain goût pur les choses anciennes, qui fut nourri et favorisé par de vieilles chroniques, des gravures sur bois, comme, par exemple, celles de Grave sur le siège de Francfort. L’enfant parut trouver aussi du plaisir à prendre sur le fait, dans leur diversité et leur naïveté, les conditions humaines, sans avoir d’ailleurs égard à l’intérêt ou à la beauté. Ainsi, c’était une de nos promenades favorites, que nous avions soin de nous procurer une ou deux fois chaque année, de faire, à l’intérieur, le tour des murs de la ville. Les jardins, les cours, les bâtiments de derrière, s’étendent jusqu’au mur d’enceinte ; on voit des milliers de personnes dans leurs petites occupations domestiques, secrètes, cachées. Depuis le jardin de luxe et de parade du riche jusqu’au jardin fruitier du bourgeois qui songe à l’utile ; de là, aux fabriques, aux blanchisseries et aux établissements pareils, enfin même au champ du repos (car un petit univers était renfermé dans l’enceinte de la ville) : on passait devant le spectacle le plus varié, le plus singulier, qui changeait à chaque pas, et dont notre curiosité enfantine ne pouvait assez se divertir. Car, en vérité, quand le Diable boiteux, si connu, enleva nuitamment pour son ami les toits des maisons de Madrid, à peine fit-il en sa faveur plus qu’on ne faisait ici devant nous en plein air, à la clarté du soleil. Les clefs dont il fallait se servir dans ce trajet, pour franchir les tours, les escaliers et les poternes, étaient dans les mains des inspecteurs de l’arsenal, et nous ne manquions pas de faire mille caresses aux subalternes.

La maison de ville, nommée le Roemer, était encore plus intéressante pour nous, et, dans un autre sens, plus instructive. Nous aimions beaucoup à nous perdre dans ses salles basses en forme de voûtes. Nous nous faisions ouvrir la salle, grande et fort simple, des séances du conseil. Lambrissés jusqu’à une certaine hauteur, les murs étaient d’ailleurs blancs comme la voûte, et le tout sans aucune trace de peinture ou de sculpture. Seulement le mur du milieu, vers le haut, portait cette courte inscription :

Le dire de l’un
N’est le dire d’aucun :
L’équité demande
Que les deux on entende.

Selon l’antique usage, des bancs, pour les membres du conseil, étaient adossés au lambris autour de la salle, et élevés d’une marche au-dessus du plancher. Cela nous fit comprendre aisément pourquoi la hiérarchie de notre sénat était réglée par bancs. Depuis la porte, à main gauche, jusqu’à l’angle vis-à-vis, comme occupant le premier banc, étaient assis les échevins ; dans l’angle même, le maire, le seul qui eût devant lui une petite table ; à sa gauche, jusqu’aux fenêtres, siégeaient les seigneurs du deuxième banc ; le long des fenêtres, régnait le troisième, où les artisans prenaient place. Au milieu de la salle, était une table pour le secrétaire.

Une fois que nous étions dans le Roemer, nous savions bien nous mêler dans la foule aux audiences du bourgmestre. Mais nous trouvions plus d’attraits à tout ce qui concernait l’élection et le couronnement des empereurs. Nous savions gagner les porte-clefs, pour obtenir la permission de monter l’escalier des empereurs, qui était neuf, bien éclairé, peint à fresque et, d’ordinaire, fermé par une grille. La salle d’élection, avec ses tapis de pourpre, ses moulures dorées, aux capricieux enroulements, nous inspirait le respect. Les dessus de porte, où de petits enfants, des génies, revêtus des ornements impériaux, et chargés des insignes de l’Empire, jouent une scène fort bizarre, fixaient vivement notre attention, et nous espérions bien voir aussi de nos yeux un couronnement. On avait bien de la peinte à nous arracher de la grande salle des Empereurs, quand une fois nous avions eu le bonheur d’y pénétrer, et nous tenions pour notre meilleur ami celui qui en présence des portraits en buste des empereurs, qu’on avait peints autour de la salle, à une certaine hauteur, voulait bien nous raconter quelques traits de leur vie.

Nous apprîmes bien des fables sur Charlemagne ; mais l’intérêt historique ne commençait pour nous qu’avec Rodolphe de Habsbourg, qui, par son énergie, avait mis fin à de si grands désordres. Charles IV attirait aussi notre attention. On nous avait déjà conté la bulle d’or, l’ordonnance criminelle, et comme quoi il ne fit pas expier aux bourgeois de Francfort leur attachement à son noble compétiteur, Gonthier de Schwarzbourg. On nous disait, à la gloire de Maximilien, que c’était un prince rempli d’humanité, ami des bourgeois, et qu’on avait prophétisé de lui qu’il serait le dernier empereur d’une maison allemande, ce qui s’est malheureusement réalisé, puisque, après sa mort, le choix n’avait balancé qu’entre le roi d’Espagne Charles V elle roi de France François Ier. On ajoutait avec circonspection qu’il circulait maintenant une prédiction ou plutôt un pressentiment pareil, car chacun pouvait voir de ses yeux qu’il ne restait plus de place que pour le portrait d’un seul empereur, circonstance qui, tout accidentelle qu’elle paraissait, remplissait d’inquiétude les patriotes.

Quand une fois nous faisions ainsi notre tournée, nous ne manquions pas non plus de nous rendre à la cathédrale et d’y visiter le tombeau de ce brave Gonthier, estimé de ses amis et de ses ennemis. La remarquable pierre qui couvrait autrefois ce tombeau est dressée dans le choeur. La porte qui se trouve tout à côté, et qui mène dans le conclave, resta longtemps fermée pour nous ; enfin nous fîmes si bien que l’autorité supérieure nous ouvrit l’entrée d’un lieu si remarquable. Mais nous aurions mieux fait de nous le figurer, comme jusqu’alors, en imagination. Cette salle, si mémorable dans l’histoire d’Allemagne, où les plus puissants princes avaient coutume de se rassembler pour un acte d’une si grande importance, nous ne la trouvâmes point décorée dignement, et de plus elle était défigurée par des poutres, des perches, des échafaudages et d’autres charpentes, qu’on avait voulu mettre de côté. En revanche, nos imaginations furent animées et nos coeurs exaltés, quand nous obtînmes, peu de temps après, la permission d’assister, dans l’hôtel de ville, à l’exhibition qui fut faite de la bulle d’or à quelques étrangers de distinction. L’enfant écoutait ensuite, avec une vive curiosité, ce que ses parents, ainsi que de vieux cousins et de vieilles connaissances, lui contaient et lui répétaient volontiers, les histoires des derniers couronnements, qui s’étaient suivis de près : car il n’y avait à Francfort personne d’un certain âge qui ne considérât ces deux événements et ce qui les accompagna comme le point culminant de sa vie. Aussi splendide qu’avait été le couronnement de Charles VII, à l’occasion duquel l’ambassadeur français avait surtout donné avec goût et à grands frais des fêtes magnifiques, aussi tristes avaient été les suites pour ce bon empereur, qui ne put conserver sa résidence de Munich, et dut en quelque sorte implorer l’hospitalité de ses villes impériales.

Si le couronnement de François Ier ne fut pas d’une magnificence aussi surprenante que le précédent, il fut pourtant illustré par la présence de l’impératrice Marie-Thérèse, dont la beauté parait avoir produit une aussi vive impression sur les hommes que la noble et belle taille et les yeux bleus de Charles VII sur les femmes. Les deux sexes s’efforçaient du moins à l’envi de donner à l’enfant, qui était tout oreilles, une idée extrêmement avantageuse de ces deux personnes. On faisait toutes ces descriptions et ces récits d’un coeur joyeux et tranquille, car la paix d’Aix-la-Chapelle avait mis fin pour le moment à toute querelle ; et, comme de ces solennités, on parlait tranquillement des guerres passées, de la bataille de Dettingen et des événements les plus mémorables des années qui venaient de s’écouler ; tout ce qui s’était passé de grave et de dangereux semblait, comme c’est l’ordinaire après une paix conclue, n’être arrivé que pour servir d’entretien à des gens heureux et tranquilles.

À peine avait-on vécu six mois dans ces préoccupations patriotiques, que revinrent les foires, qui excitaient toujours dans les esprits enfantins une incroyable fermentation. Une ville nouvelle, qui surgissait dans l’autre en peu de temps par la construction d’innombrables boutiques, l’agitation et la presse, le déchargement et le déballage des marchandises, éveillèrent chez l’enfant, dès qu’il put se connaître, une vive et indomptable curiosité, ainsi qu’un désir illimité de possession, qu’avec le progrès des années, le petit garçon cherchait à satisfaire, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, selon que l’état de sa petite bourse le permettait. Mais en même temps il se formait l’idée de tout ce que le monde produit, de ses besoins et des échanges que font entre eux les habitants de ses diverses contrées.

Ces grandes époques, qui revenaient au printemps et en automne, étaient annoncées par de singulières solennités, qui paraissaient d’autant plus respectables qu’elles offraient une vive image des anciens temps et de ce qui en était parvenu jusqu’à nous. Le jour du convoi, tout le peuple était sur pied ; il se rendait en foule à la Fahrgasse, au pont et jusqu’au delà de Sachsenhausen ; toutes les fenêtres étaient occupées, sans qu’il se passât de tout le jour quelque chose de particulier ; la foule semblait n’être là que pour se presser et les spectateurs pour se regarder les uns les autres : car le grand événement ne se passait qu’à la nuit tombante, et de manière à exercer la foi plus qu’à frapper la vue.

Jadis, en effet, dans ces temps d’alarmes, où chacun, selon son bon plaisir commettait l’injustice ou soutenait le bon droit, les marchands qui se rendaient aux foires étaient vexés et tourmentés par des brigands de race noble ou roturière, en sorte que les princes et les cités puissantes faisaient escorter les leurs à main armée jusqu’à Francfort. Mais les habitants de la ville impériale ne voulaient souffrir aucun empiétement sur eux-mêmes et sur leur territoire ; ils marchaient à la rencontre des arrivants : là il s’élevait quelquefois des débats pour savoir jusqu’où l’escorte pourrait s’avancer, ou s’il lui serait permis d’entrer même dans la ville. Or, comme les choses se passaient ainsi, non-seulement dans les affaires de commerce et de foire, mais aussi quand de grands personnages s’approchaient, en temps de guerre et de paix, surtout aux époques des élections ; et comme on en venait souvent aux voies de fait, aussitôt qu’une escorte, qu’on ne voulait pas souffrir dans la ville, prétendait en forcer l’entrée avec son maître, on était dès lors entré là-dessus dans bien des négociations, on avait conclu de nombreux compromis, mais toujours avec des réserves mutuelles, et l’on ne renonçait pas à l’espérance de terminer une bonne fois un différend qui durait depuis des siècles, toute l’institution au sujet de laquelle on l’avait soutenu si longtemps, et souvent avec beaucoup de violence, pouvant être considérée comme à peu près inutile ou du moins comme superflue.

Cependant la cavalerie bourgeoise, répartie en plusieurs escadrons, les chefs en tête, sortait ces jours-là par différentes portes, et trouvait à une certaine place quelques houssards ou reîtres des États de l’Empire ayant le droit d’escorte. Ces hommes étaient, ainsi que leurs chefs, bien reçus et bien traités. La troupe tardait jusque vers le soir, et puis, à peine aperçue de la foule qui l’attendait, elle entrait alors dans la ville, plus d’un cavalier bourgeois pouvant à peine tenir sa monture et se tenir lui-même à cheval. Les cortèges les plus considérables entraient par la porte du pont, et c’est là que la presse était toujours la plus forte. Enfin, au dernier moment, avec la nuit tombante, arrivait la diligence de Nuremberg, escortée de la même façon, et le bruit populaire était que, selon l’usage traditionnel, il devait toujours s’y trouver une vieille femme ; c’est pourquoi les polissons des rues avaient coutume de pousser des cris assourdissants à l’arrivée de la voiture, bien qu’il fût devenu absolument impossible de distinguer les voyageurs qui s’y trouvaient. C’était une chose incroyable et vraiment étourdissante que la presse de la multitude qui, dans ce moment, se ruait par la porte du pont à la suite de la voiture : aussi les maisons voisines étaient-elles particulièrement recherchées des spectateurs.

Une autre solennité, bien plus singulière encore, qui mettait en plein jour le public en mouvement, était l’Audience des musiciens. Cette cérémonie rappelait les temps reculés où d’importantes villes de commerce cherchaient à obtenir l’abolition ou du moins l’allégement des péages, qui augmentaient dans la même proportion que le commerce et l’industrie. L’empereur, qui avait besoin d’elles, accordait cette exemption quand la chose dépendait de lui, mais, d’ordinaire, pour une année seulement, et il fallait qu’elle fût renouvelée tous les ans. La chose avait lieu au moyen de dons symboliques offerts, avant l’ouverture de la foire de Saint-Barthélemy, au maire impérial, qui pouvait fort bien être aussi intendant général des péages, et, pour satisfaire au décorum, on attendait que le maire fût en séance avec les échevins. Plus tard, lorsqu’il cessa d’être nommé par l’empereur, et qu’il fut élu par la ville elle-même, il conserva néanmoins ces privilèges ; et les exemptions des villes, aussi bien que les cérémonies par lesquelles les députés de Worms, de Nuremberg et du vieux Bamberg reconnaissaient cette antique faveur, avaient subsisté jusqu’à nos jours. La veille de la nativité de Marie, un jour d’audience publique était annoncé. Dans la grande salle des empereurs, et dans un espace entouré de barrières, étaient assis sur des siégea élevés les échevins, et, au milieu d’eux, le maire, un degré plus haut ; les procureurs fondés de pouvoir des parties, en bas, à droite. Le greffier commence à lire à haute voix les sentences importantes réservées pour ce jour ; les procureurs demandent copie, ils interjettent appel ou font tout ce qu’ils trouvent d’ailleurs nécessaire.

Tout à coup une musique étrange annonce en quelque sorte l’arrivée des siècles passés. Ce sont trois musiciens, dont l’un joue du chalumeau, l’autre de la basse et le troisième du basson ou du hautbois. Ils portent des manteaux bleus bordés d’or, leur musique attachée aux manches, et ils ont la tète couverte. C’est ainsi qu’à dix heures précises ils sont partis de leur auberge, suivis des députés et de leur escorte, à la vue des habitants et des étrangers surpris, et ils entrent comme cela dans la sale. Les actes juridiques sont suspendus ; les musiciens et l’escorte restent en dehors des barrières ; le député entre dans l’enceinte, et se présente devant le maire. Les offrandes symboliques, qui devaient être parfaitement conformes à l’ancien usage, consistaient d’ordinaire en marchandises, objet principal du commerce de la ville qui offrait les dons. Le poivre était comme le représentant de toutes les marchandises, c’est pourquoi le député présentait un bocal en bois, élégamment tourné, rempli de poivre. Sur le bocal était posée une paire de gants merveilleusement tailladés, piqués et façonnés avec de la soie, comme signe d’une faveur accordée et acceptée. Ce symbole, l’empereur lui-même s’en servait dans certains cas. À côté on voyait une baguette blanche, qui ne devait guère manquer autrefois dans les actes législatifs et juridiques. On ajoutait encore quelques petites pièces d’argent, et la ville de Worms présentait un vieux chapeau de feutre, qu’elle rachetait toujours, en sorte qu’il avait été bien des années témoin de ces cérémonies. Après que le député avait prononcé sa harangue, offert le présent, reçu du maire l’assurance que la faveur était maintenue, il sortait de l’espace fermé, les musiciens jouaient, le cortège s’en allait comme il était venu ; le tribunal continuait ses affaires jusqu’à ce qu’on introduisit le deuxième et enfin le troisième député, car ils ne venaient qu’à certains intervalles, l’un après l’autre, soit pour que la plaisir du public durât plus longtemps, soit parce qu’ils étaient toujours amenés par ces mêmes virtuoses du vieux temps, que la ville de Nuremberg s’était chargée d’entretenir pour elle comme pour les autres cités privilégiées, et de produire tous les ans.

Cette fête avait pour nous un intérêt particulier, parce que nous n’étions pas médiocrement flattés de voir notre grand-père occuper une place si honorable, et que d’ordinaire nous faisions le même jour une respectueuse visite, pour attraper, après que la grand’mère avait versé le poivre dans sa boite aux épices, un gobelet et une baguette, une paire de gants ou un vieux raeder-albus [3]. On ne pouvait se faire expliquer ces cérémonies symboliques, qui faisaient renaître comme par magie les temps anciens, sans être ramené dans les siècles passés, sans s’informer des moeurs, des usages et des idées de nos ancêtres, que ces députés, ces musiciens ressuscités, et même ces dons, que nous pouvions palper et posséder, faisaient revivre si étrangement devant nous.

Ces vénérables solennités étaient suivies, dans la belle saison, d’autres fêtes, plus amusantes pour les enfants, qui se célébraient hors de la ville et en plein air. Sur la rive droite du Mein, en aval, à une demi-lieue environ de la porte, jaillit une source sulfureuse, à la riante bordure, entourée d’antiques tilleuls. Non loin de là se trouve la Cour des bonnes gens, ancien hôpital, qu’on avait bâti à cause de cette source. Dans les pâturages communs des environs, on rassemblait, un certain jour de l’année, les troupeaux de gros bétail du voisinage, et les bergers et leurs bergères célébraient une fêle champêtre avec des chants et des danses et diverses réjouissances parfois licencieuses. De l’autre côté de la ville, était encore une pareille place communale, mais plus grande, ornée également de fontaines et de tilleuls encore plus beaux. On y conduisait à la Pentecôte les troupeaux de moutons, et, en même temps, on sortait de leurs murailles et l’on menait au grand air les pauvres orphelins étiolés : car c’est plus tard seulement qu’on devait s’aviser que ces créatures délaissées, qui seront un jour obligées de se tirer d’affaire dans le monde, doivent être mises de bonne heure en rapport avec lui au lieu d’être recluses tristement ; qu’il vaut mieux les accoutumer d’abord au service et au support, et qu’on a tout sujet de fortifier leur physique, aussi bien que leur moral, dès la plus tendre enfance. Les nourrices et les servantes, toujours disposées à se ménager une promenade, ne manquaient pas de nous porter et de nous mener dans ces endroits dès notre âge le plus tendre, si bien que ces fêtes champêtres sont au nombre de mes plus anciens souvenirs.

Cependant la maison avait été achevée, et en assez peu de temps, parce qu’on avait tout combiné et préparé soigneusement, et qu’on avait mis en réserve les fonds nécessaires. Nous étions de nouveau réunis et nous éprouvions un sentiment de bien-être : car un plan bien raisonné, une fois qu’il est exécuté, fait oublier tout ce que les moyens de parvenir à ce but ont pu avoir d’incommode. La maison était, assez spacieuse pour une habitation particulière, tout à fait claire et gaie ; l’escalier était dégagé, les antichambres agréables, et, de plusieurs fenêtres on jouissait commodément de la vue sur les jardins. Les constructions intérieures et ce qui regarde l’achèvement et la décoration furent exécutés peu à peu, et servirent à la fois d’occupation et d’amusement. On commença par mettre en ordre la bibliothèque de mon père. Les livres les meilleurs, à reliure ou demi-reliure en veau, décorèrent les murs de son cabinet de travail et d’étude. Il possédait de belles éditions hollandaises des auteurs latins, que, pour la symétrie, il cherchait à se procurer toutes in-quarto ; puis beaucoup de choses qui avaient rapport aux antiquités romaines et à la jurisprudence élégante. Les plus excellents poètes italiens n’y manquaient pas, et mon père montrait pour le Tasse une grande prédilection. Là se trouvaient aussi les relations de voyage les meilleures et les plus récentes, et il se faisait lui-même un plaisir de corriger et de compléter Keyssler et Nemeitz. Il avait aussi sur ses rayons les secours les plus nécessaires, les dictionnaires de différentes langues, les lexiques des arts et métiers, en sorte qu’on pouvait consulter à volonté. Ajoutez à cela bien d’autres ouvrages utiles ou agréables.

L’autre moitié de cette bibliothèque, proprement reliée en parchemin, avec des titres d’une très-belle écriture, fut établie dans une mansarde particulière. Mon père veillait avec beaucoup d’ordre et de suite à se procurer toujours de nouveaux livres et à prendre les soins qu’exigeaient la reliure et le classement. Les savantes annonces qui attribuaient à tel ou tel ouvrage des mérites particuliers avaient sur lui une grande influence. Sa collection de dissertations juridiques s’augmentait chaque année de quelques volumes.

Ensuite les tableaux, auparavant dispersés dans la vieille maison, décorèrent avec symétrie les murs d’une chambre agréable à côté du cabinet d’étude, tous avec des cadres noirs, ornés de baguettes dorées. Mon père avait une maxime, qu’il répétait souvent et même avec passion, c’est qu’on doit faire travailler les peintres vivants, et dépenser moins pour les morts, dans l’appréciation desquels il se glisse beaucoup de préjugés. À son avis, il en était des tableaux absolument comme des vins du Rhin, auxquels l’âge donne, il est vrai, un mérite particulier, mais que chaque année nouvelle peut produire aussi excellents que les précédentes ; il disait qu’après un certain temps le vin nouveau devenait aussi du vin vieux, tout aussi précieux et peut-être encore plus exquis. Il se confirmait surtout dans cette idée par l’observation que beaucoup d’anciens tableaux semblent acquérir un grand prix pour les amateurs, par cela seul qu’ils sont devenus plus bruns et plus sombres, et que l’on vantait souvent le ton harmonieux de ces tableaux. Mon père soutenait au contraire qu’il était bien assuré que les peintures nouvelles deviendraient noires aussi ; mais, qu’elles dussent précisément y gagner, c’est ce qu’il ne voulait pas accorder.

Selon ces principes, il occupa durant plusieurs années tous les artistes de Francfort : le peintre Hirth, qui savait très-bien peupler de bétail les forêts de chênes et de hêtres et tout ce qu’on appelle paysages ; Trautmann, qui avait pris Rembrandt pour modèle, et qui réussissait fort bien dans les intérieurs éclairés et les reflets, non moins que dans la peinture d’incendies d’un grand effet, si bien qu’un jour on lui demanda un pendant pour un tableau de Rembrandt ; Schutz, qui à la manière de Sachtleeven traitait soigneusement les contrées du Rhin ; Junker, qui, à la suite des Néerlandais, rendait avec une grande pureté les fleurs, les fruits, la vie intime et les travaux paisibles. Mais notre nouvel arrangement, un espace plus commode, et, plus encore, la connaissance d’un artiste habile, stimulèrent et vivifièrent les goûts de mon père. Je veux parler de Seekatz, élève de Brinckmann, peintre de la cour de Darmstadt. Son talent et son caractère se développeront devant nous dans la suite avec plus de détails.

On termina de la sorte les autres pièces, selon leurs diverses destinations. L’ordre et la propreté régnaient partout ; de grandes vitres de cristal répandaient une parfaite clarté, qui avait manqué dans la vieille maison pour plusieurs causes, mais surtout parce que la plupart des vitres étaient rondes. Notre père se montrait joyeux ; tout lui avait bien réussi, et, si sa bonne humeur n’avait pas été quelquefois troublée parce que la diligence et l’exactitude des ouvriers ne répondaient pas toujours à ses exigences, il eût été impossible d’imaginer une vie plus agréable, d’autant que plusieurs événements heureux s’étaient passés au sein de notre famille ou lui avaient fait sentir du dehors leur influence.

Mais une catastrophe extraordinaire plongea pour la première fois dans un trouble profond ma paisible enfance. Le 1er novembre 1755, arriva le tremblement de terre de Lisbonne, qui répandit une affreuse épouvante dans le monde, déjà accoutumé à la paix et au repos. Une grande et magnifique capitale, en même temps ville commerçante et maritime, est frappée inopinément de la plus effroyable calamité. La terre tremble et chancelle, la mer bouillonne, les vaisseaux se heurtent, les maisons s’écroulent, et, sur elles, les églises et les tours ; le palais royal est en partie englouti par la mer ; la terre entrouverte semble vomir des flammes, car la fumée et l’incendie s’annoncent partout au milieu des ruines. Soixante mille créatures humaines, un moment auparavant heureuses et tranquilles, périssent ensemble, et celle-là doit être estimée la plus heureuse, à qui n’est plus laissé aucun sentiment, aucune connaissance de ce malheur. Les flammes poursuivent leurs ravages et, avec elles, exerce ses fureurs une troupe de scélérats cachés auparavant, ou que cet événement a mis en liberté. Les infortunés survivants sont abandonnés au pillage, au meurtre, à tous les mauvais traitements, et la nature fait régner ainsi de toutes parts sa tyrannie sans frein.

Plus rapides que la nouvelle, des indices de cette catastrophe s’étaient déjà répandus à travers de vastes contrées. Dans beaucoup de lieux, des secousses plus faibles s’étaient fait sentir ; on avait observé dans plusieurs sources, et surtout dans les sources médicinales, un tarissement inaccoutumé. L’effet des nouvelles, promptement répandues, d’abord en gros, puis avec d’horribles détails, en fut plus considérable encore. Là-dessus les dévots ne manquèrent pas de se répandre en réflexions, les philosophes en consolations, le clergé en menaçantes homélies. Tout cela dirigea quelque temps sur ce point l’attention du monde, et les esprits émus par la calamité étrangère furent d’autant plus alarmés pour eux-mêmes et pour leurs familles, qu’il arrivait de toutes parts des nouvelles toujours plus nombreuses et plus détaillées sur les vastes effets de cette explosion. En aucun temps peut-être le démon de la peur n’avait répandu si vite et si puissamment son effroi sur la terre. Le petit garçon, condamné à entendre répéter toutes ces choses, en était fort troublé. Dieu, le créateur et le conservateur du ciel et de la terre, que la déclaration du premier article du Credo lui représentait si sage et si clément, ne s’était nullement montré paternel en livrant à la même destruction les justes et les injustes. Vainement le jeune coeur cherchait-il à se remettre de ces impressions ; cela lui était d’autant moins possible que les sages et les docteurs eux-mêmes ne pouvaient s’accorder sur la manière dont il fallait considérer un pareil phénomène.

L’été suivant, il s’offrit une occasion plus prochaine de faire directement connaissance avec le Dieu de colère, dont l’Ancien Testament rapporte tant de choses. Un orage de grêle éclata soudain, et, au milieu des éclairs et des tonnerres, il brisa avec une extrême violence les vitres neuves de notre façade postérieure, tournée vers le couchant ; il endommagea les meubles neufs, gâta quelques livres précieux et d’autres objets de prix, et causa d’autant plus de frayeur aux enfants que les domestiques tout à fait hors d’eux-mêmes, les entraînèrent dans un corridor sombre, et là, tombant à genoux, croyaient apaiser par des hurlements et des cris effroyables la colère de la divinité. Cependant mon père, qui seul se possédait, dépendait et enlevait les fenêtres et, par là, il sauva sans doute quelques vitres, mais il ouvrit à l’averse dont la grêle fut suivie un plus large chemin ; aussi, lorsque enfin nous fûmes plus calmes, nous nous vîmes entourés de véritables torrents dans les antichambres et les escaliers.

Ces événements étaient sans doute de nature à nous distraire, mais ils n’interrompaient que faiblement la marche et la suite des leçons que mon père avait entrepris de donner lui-même à ses enfants. II avait passé sa jeunesse au gymnase de Cobourg, qui était un des meilleurs collèges d’Allemagne. II y avait acquis de solides connaissances dans les langues et dans tout ce qu’on jugeait nécessaire à une éducation libérale. Plus tard, à Leipzig, il s’était adonné à la jurisprudence ; enfin il avait pris ses degrés à Giessen. Sa dissertation, travail sérieux et approfondi, Electa de aditione hereditatis, est encore citée avec éloge par les professeurs en droit.

C’est un pieux désir de tous les pères de voir réalisé dans leurs fils ce qui leur manque à eux-mêmes ; c’est à peu près comme si l’on vivait une seconde fois, et que l’on voulût enfin bien mettre à profit les expériences de sa première vie. Dans le sentiment de son savoir, dans la certitude qu’il avait de sa fidèle persévérance, et dans sa défiance des maîtres d’alors, mon père prit la résolution d’instruire lui-même ses enfants, et de remplir seulement, autant qu’il paraîtrait nécessaire, quelques heures par des maîtres particuliers. Un dilettantisme pédagogique commençait dès lors à se produire. La pédanterie et la morosité des maîtres attachés aux écoles publiques pourraient bien en avoir été la première occasion. On cherchait quelque chose de mieux, et l’on oubliait combien doit être défectueux tout enseignement qui n’est pas donné par les hommes du métier.

Mon père avait vu jusque-là sa propre carrière réussir assez bien selon ses voeux ; je devais parcourir la même voie, mais plus commodément, et aller plus loin que lui. Il appréciait d’autant plus mes dons naturels qu’ils lui manquaient ; car il n’avait rien acquis que par une application, une persévérance et des répétitions incroyables. Il m’assura souvent, et à diverses époques, tantôt sérieusement, tantôt par forme de badinage, qu’il aurait usé tout autrement de mes dispositions, et qu’il ne les aurait pas prodiguées aussi négligemment.

Grâce à ma conception rapide, à mes préparations et à ma bonne mémoire, je me trouvai bientôt au-dessus de l’enseignement que mon père et mes autres maîtres pouvaient me donner, sans que j’eusse pourtant dans aucune branche des connaissances solides. La grammaire me déplaisait, parce que je n’y voyais qu’une loi arbitraire ; les règles me semblaient ridicules, parce qu’elles étaient détruites par mille exceptions, qu’il me fallait encore apprendre toutes à part et, sans le Latiniste commençant, mis en rimes, les choses seraient allées mal pour moi ; mais je me plaisais à le tambouriner et à le chantonner. Nous avions aussi une géographie en vers mnémoniques, où les rimes les plus absurdes gravaient le mieux dans la mémoire ce qu’il fallait retenir. Par exemple :

Over Yssel, marais nombreux
Rendent le bon pays affreux.

Je saisissais facilement les formes du langage et les tournures ; je démêlais promptement ce qu’une chose renfermait en substance. Dans les matières de rhétorique, les chries et autres exercices pareils, personne ne me surpassait, bien que je me visse souvent reculé par mes fautes de grammaire. Cependant c’étaient ces compositions qui causaient à mon père un plaisir particulier, et il m’en récompensait par des libéralités considérables pour un enfant.

Mon père enseignait à ma soeur l’italien dans la chambre où je devais apprendre par coeur Cellarius. Comme je savais bientôt ma leçon, et qu’il me fallait pourtant rester tranquille sur ma chaise, je prêtais l’oreille par-dessus mon livre, et je saisis très-vite l’italien, qui excitait ma surprise comme une amusante dérivation du latin.

Sous le rapport de la mémoire et du raisonnement, j’avais d’ailleurs cette précocité qui a valu à d’autres enfants une hâtive renommée. Aussi mon père pouvait-il à peine attendre le moment où je devrais aller à l’université. Il déclara de très-bonne heure que j’irais, comme lui, étudier le droit à celle de Leipzig, pour laquelle il avait conservé une grande prédilection ; que je fréquenterais ensuite une autre université, et que je prendrais mes degrés. Pour celle-ci, il me laissait libre de choisir ; seulement il avait, je ne sais pourquoi, quelque répugnance pour Goettingue, à mon vif regret, car j’avais justement beaucoup de confiance dans cette université, sur laquelle j’avais fondé de grandes espérances. Il me disait ensuite que j’irais à Wetzlar et à Ratisbonne, à Vienne même, et de là en Italie, et pourtant il avait coutume de dire qu’il faut voir Paris auparavant, parce qu’en revenant d’Italie on n’est plus charmé de rien. Je me faisais redire volontiers cette histoire de ma ,jeunesse future, surtout parce qu’elle se terminait par une description de l’Italie et un tableau de Naples. La gravité et la sécheresse habituelles de mon père semblaient chaque fois se fondre et s’animer : ainsi se développait chez nous le désir ardent d’avoir aussi notre part de ce paradis.

Je partageais avec des enfants du voisinage les leçons particulières, dont le nombre augmenta peu à peu. Cet enseignement commun ne me profitait pas : les maîtres suivaient leur routine, et les sottises, parfois même les méchancetés de mes camarades répandaient le trouble, l’ennui et le désordre dans ces maigres leçons. Les chrestomathies, qui rendent l’enseignement agréable et varié, n’étaient pas encore parvenues jusqu’à nous. Cornélius Népos, si aride pour la jeunesse, le Nouveau Testament, par trop facile, et devenu même trivial par les sermons et l’instruction religieuse, Cellarius et Pasor ne pouvaient avoir pour nous aucun intérêt ; en revanche, une certaine fureur de rimer et de versifier s’était emparée de nous, à la lecture des poètes allemands. Elle m’avait déjà saisi auparavant, car, après avoir traité en prose mon sujet d’amplification, je trouvais amusant de le traiter en vers. Mes camarades et moi, nous avions une réunion tous les dimanches, où chacun devait produire des vers de sa composition. Là il m’arriva quelque chose de singulier, qui me donna très-longtemps de l’inquiétude. Mes poésies, quel qu’en pût être le mérite, devaient toujours me sembler les meilleures. Mais je remarquai bientôt que mes concurrents, qui produisaient des choses très-misérables, étaient dans le même cas et ne s’en faisaient pas moins accroire ; et même, ce qui me donnait plus encore à penser, un petit garçon de bon caractère, mais tout à fait incapable de ces travaux et qui avait d’ailleurs toute mon affection, se faisait faire ses vers par son gouverneur, et, outre qu’il les regardait comme meilleurs que tous les autres, il était pleinement convaincu que c’était lui-même qui les avait faits, comme il me l’affirmait ingénument dans l’intimité où j’étais avec lui. Témoin de cette erreur et de cette démence, je me demandai un jour si je ne me trouvais pas moi-même dans ce cas, si ces poésies n’étaient pas réellement meilleures que les miennes, et si je ne pourrais pas justement sembler à mes camarades aussi fou qu’ils me semblaient. Cela m’inquiéta beaucoup et longtemps, car il m’était absolument impossible de trouver un signe extérieur de la vérité ; je suspendis même mes productions ; mais enfin je fus tranquillisé par l’humeur légère, par le sentiment de mes forces et par un travail d’essai que nos parents et nos maîtres, devenus attentifs à nos amusements, nous imposèrent sans préparation, et dans lequel mon heureux succès me valut tous les suffrages.

À cette époque, on n’avait pas encore composé de bibliothèques pour les enfants. Les grandes personnes avaient encore elles-mêmes des idées enfantines et trouvaient commode de transmettre à la nouvelle génération leur propre culture. Si l’on excepte l’Orbis pictus d’Amos Comenius, aucun livre de ce genre n’arriva dans nos mains ; mais nous feuilletâmes bien souvent la Bible in-folio, avec les gravures de Mérian ; la Chronique de Godefroi avec des gravures du même maître, nous fit connaître les événements les plus remarquables de l’histoire universelle ; l’Acerra philologica y ajouta des fables, des mythes et des merveilles de toute sorte, et, comme j’appris bientôt à connaître les Métamorphoses d’Ovide, dont j’étudiai surtout diligemment les premiers livres, ma jeune tête fut promptement rempile d’une foule d’images et d’aventures, de figurés et d’événements considérables et merveilleux, et jamais l’ennui ne pouvait m’atteindre occupé que j’étais sans cesse à mettre ce fonds en œuvre, à le répéter, à le reproduire.

Un ouvrage qui fit sur moi une impression plus morale et plus salutaire que ces antiquités, parfois grossières et dangereuses, fut le Télémaque de Fénelon, que j’appris à connaître d’abord dans la traduction de Nenkirch, et qui, même dans une forme si imparfaite, produisit sur mon coeur une impression très-douce et très-bienfaisante. Que Robinson Crusoé soit venu bientôt après, c’est une chose toute naturelle ; que l’Ile de Felsenbourg n’ait pas été oubliée, on l’imagine aisément. Le voyage de l’amiral Anson autour du monde unissait le sérieux de la vérité aux merveilles du conte, et, en accompagnant par la pensée cet admirable navigateur, nous étions promenés au loin dans le monde entier, et nous essayions de le suivre du doigt sur le globe. Une moisson plus riche encore m’était réservée : je vins un jour à rencontrer une masse d’écrits, qui, dans leur forme actuelle, ne peuvent s’appeler excellents, mais dont la substance nous présente, d’une manière ingénieuse, bien des choses à l’honneur des temps passés.

Le fonds ou plutôt la fabrique de ces livres, connus et même célèbres dans la suite sous le titre d’Ouvrages ou Livres populaires, se trouvait à Francfort même, et, en considération de leur grand débit, ils furent imprimés en stéréotypes, d’une manière presque illisible, sur le plus affreux papier brouillard. Les enfants avaient donc le bonheur de trouver tous les jours ces précieux débris du moyen âge sur une tablette devant la porte d’un bouquiniste, et de se les approprier pour un kreutzer ou deux. Eulenspiegel, les Quatre fils Aynon, la belle Mélusine, l’Empereur Octavien, la belle Madelone, Fortunatus, avec toute la séquelle, jusqu’au Juif errant, tout se trouvait à notre service, aussitôt qu’il nous plaisait de porter la main sur ces ouvrages plutôt que sur quelque friandise. Le plus grand avantage était qu’après avoir usé, à force de les lire, ou avoir autrement gâté ces brochures, nous pouvions bientôt les remplacer et les abîmer encore.

Comme, en été, une promenade de famille est troublée de la manière la plus fâcheuse par un orage soudain, et une joyeuse situation changée en la plus désagréable, ainsi les maladies d’enfant tombent à l’improviste dans la plus belle saison de la vie. Il n’en alla pas autrement pour moi. Je venais d’acheter Fortunatus, avec sa bourse et son petit chapeau magique, quand je fus pris d’un malaise et d’une fièvre, avant-coureurs de la petite vérole. On regardait encore chez nous l’inoculation comme très-chanceuse, et, quoique des écrivains populaires l’eussent déjà clairement et vivement recommandée, les médecins allemands hésitaient à pratiquer une opération qui semble anticiper sur la nature. Des Anglais spéculateurs vinrent donc sur le continent, et inoculèrent, en se faisant payer des honoraires considérables, les enfants des familles qu’ils trouvaient riches et au-dessus du préjugé. Mais le grand nombre était toujours exposé à l’ancien fléau ; la maladie sévissait dans les familles, tuait ou défigurait beaucoup d’enfants, et peu de parents se hasardaient à employer un moyen dont l’efficacité probable était pourtant déjà confirmée par de nombreux succès. Le mal atteignit aussi notre maison, et me frappa avec une violence particulière. Tout mon corps fut parsemé de boutons, mon visage en fut couvert, et je restai plusieurs jours aveugle, dans de grandes souffrances. On cherchait tous les adoucissements possibles ; on me promit des montagnes d’or, si je voulais me tenir tranquille, et ne pas augmenter le mal en me frottant et me grattant. Je sus me contenir. Cependant, selon le préjugé régnant, on nous tenait aussi chaudement que possible, et l’on ne faisait par là qu’irriter le mal. Enfin, après un temps tristement écoulé, un masque me tomba du visage, sans que les pustules eussent laissé sur la peau aucune trace visible, mais les traits étaient sensiblement changés. Pour moi, il me suffisait de revoir la lumière et que les tâches de ma peau disparussent peu à peu, mais autour de moi on était assez impitoyable pour me rappeler souvent mon premier état. Particulièrement une tante, fort vive, qui auparavant avait fait de moi son idole, ne pouvait encore, bien des années après, jeter les yeux sur moi sans s’écrier : « Fi ! mon neveu, que tu es devenu laid ! » Puis cite me contait en détail comme j’avais été ses délices, quel effet elle avait produit quand elle me promenait, et j’appris ainsi de bonne heure que les gens nous font très-souvent expier sensiblement le plaisir que nous leur avons procuré.

Je n’échappai ni à la rougeole, ni la petite vérole volante, ni enfin à aucun de ces démons qui tourmentent l’enfance, et, chaque fois, on m’assurait que c’était un bonheur que ce mal fût maintenant passé pour toujours. Par malheur, un autre menaçait dans le lointain et s’approchait. Tous ces événements augmentèrent mon penchant à la méditation, et, comme je m’étais déjà exercé souvent à souffrir, pour éloigner de moi les maux de l’impatience, les vertus que j’avais ouï vanter chez les stoïciens me parurent au plus haut degré dignes d’être imitées, d’autant plus que la doctrine chrétienne de la résignation recommande la même chose.

À l’occasion de ces maux domestiques, je ferai aussi mention d’un frère, de trois ans plus jeune que moi, qui fut atteint de la même contagion et en souffrit beaucoup. Il était d’un tempérament délicat, silencieux et opiniâtre, et il ne régna jamais entre nous d’intimité. Il était à peine sorti de l’enfance quand la mort l’enleva. Parmi plusieurs frères et soeurs nés après moi et qui ne vécurent pas non plus longtemps, je me souviens seulement d’une très-belle et très-agréable petite fille, qui bientôt disparut aussi, en sorte qu’au bout de quelques années, nous nous vîmes seuls, ma soeur et moi, et notre union n’en fut que plus intime et plus douce.

Ces maladies, et d’autres préoccupations désagréables, eurent des suites doublement fâcheuses, parce que mon père, qui semblait s’être fait comme un calendrier d’éducation et d’enseignement, voulait réparer immédiatement chaque retard, et imposait aux convalescents double charge de leçons. Elles ne m’étaient pas, à vrai dire, fort onéreuses, mais elles m’importunaient, parce qu’elles arrêtaient et faisaient même rétrograder mon développement intérieur, qui avait pris une direction décidée. Contre ces tourments didactiques et pédagogiques, notre refuge ordinaire étaient nos grands-parents. Leur maison était située dans la Friedgasse (rue de la Paix), et avait été, je pense, autrefois un bourg, car, en approchant, on ne voyait rien qu’une grande porte crénelée, qui s’appuyait de part et d’autre contre les deux maisons voisines. Avait-on franchi le seuil, on arrivait enfin par une allée étroite dans une cour assez large, entourée de constructions irrégulières, qu’on avait réunies en une seule habitation. D’ordinaire nous courions d’abord au jardin, d’une remarquable étendue en long et en large, derrière les bâtiments, et très-bien entretenu ; les allées étaient, la plupart, ombragées de treilles ; une partie du jardin était consacrée aux plantes potagères, une autre aux fleurs, qui, du printemps à l’automne, ornaient avec une riche variété les couches et les plates-bandes. l.a longue muraille tournée au midi était garnie de pêchers en espaliers bien cultivés, dont les fruits défendus mûrissaient sous nos yeux, durant l’été, avec une apparence tout appétissante. Mais nous évitions ce côté, parce que nous ne pouvions y satisfaire notre friandise, et nous étions attirés par le côté opposé, où une haie infinie de groseilliers offrait à notre avidité une suite de récoltes jusqu’à l’automne. Nous ne trouvions pas moins intéressant un vieux et grand mûrier au vaste branchage, soit à cause de ses fruits, soit parce qu’on nous contait que les vers à soie se nourrissaient de ses feuilles. Dans ce lieu paisible, nous trouvions chaque soir notre grand-père prenant lui-même, avec une tranquille activité, les soins plus délicats qu’exigeaient ses arbres fruitiers et ses fleurs, tandis qu’un jardinier faisait les travaux plus grossiers. Il n’était jamais las des occupations multipliées qui sont nécessaires pour entretenir et pour augmenter une belle collection d’oeillets. Il attachait lui-même soigneusement en éventail les rameaux des pêchers aux treillages, pour favoriser la riche et facile croissance des fruits ; il n’abandonnait à personne le triage des oignons de tulipes, de jacinthes et d’autres plantes pareilles, non plus que le soin de les conserver ; et je me rappelle encore avec plaisir son application à greffer les différentes espèces de roses. Il mettait alors, pour se préserver des épines, ces vénérables gants de cuir qui lui étaient offerts à triple, chaque année, dans l’audience des musiciens, et qui, par conséquent, ne lui manquaient pas. II portait toujours une longue robe de chambre et se coiffait d’un bonnet de velours noir plissé, en sorte qu’il aurait pu représenter un personnage mitoyen entre Alcinoüs et Laërte. II exécutait tous ces travaux de jardinage avec la même régularité et la même exactitude que les affaires de sa charge ; car il ne descendait jamais avant d’avoir mis en règle son ordre du jour pour le lendemain et d’avoir lu les actes. Le matin, il se rendait à l’hôtel de ville, il dînait à son retour, faisait la sieste dans son grand fauteuil, et tout se passait un jour comme
l’autre. Il parlait peu, ne montrait pas trace de brusquerie ; je ne me souviens pas de l’avoir vu en colère. Tout ce qui l’entourait était ancien ; je n’ai jamais aperçu un changement quelconque dans sa chambre boisée. Sa bibliothèque ne contenait, outre les ouvrages de jurisprudence, que les premières relations de voyages, des récits de navigations et de découvertes. En somme, je ne vis jamais de situation qui pût, comme celle-là, donner le sentiment d’une paix inaltérable et d’une éternelle durée.

Mais ce qui élevait au plus haut point le respect que nous sentions pour ce digne vieillard, c’était la persuasion qu’il possédait le don de prophétie, surtout dans les choses qui concernaient sa personne et son sort. À la vérité, il ne s’expliquait d’une manière décisive et détaillée avec personne que notre grand’mère ; mais pourtant nous savions tous que des songes significatifs l’instruisaient de ce qui devait arriver. Il assura, par exemple, à sa femme, dans le temps où il était encore au nombre des plus jeunes conseillers, qu’à la prochaine vacance il serait assis an banc des échevins, à la place laissée vide ; et comme, en effet, bientôt après un des échevins fut frappé d’apoplexie, mon grand-père ordonna, le jour de l’élection et du ballottage, que l’on préparât tout sans bruit à la maison pour la réception des convives et des complimenteurs ; et la boule d’or qui fait les échevins fut en effet tirée pour lui. Il conta comme suit à sa femme le simple songe qui l’avait instruit de la chose. Il s’était vu en séance ordinaire, l’assemblée était au complet, tout s’était passé conformément à l’usage : tout à coup l’échevin qui venait de mourir s’était levé de son siège, était descendu, l’avait invité gracieusement à prendre la place qu’il laissait vide, et, là-dessus, était sorti de la salle.

Il arriva quelque chose de pareil à la mort du maire. En pareille occasion, on ne tarde pas longtemps de nommer à cette place, parce qu’on a toujours à craindre que l’empereur ne fasse revivre son ancien droit de nommer le maire. Cette fois, l’huissier convoqua à minuit une assemblée extraordinaire pour le matin ; et, comme la chandelle était près de s’éteindre dans sa lanterne, il en demanda un bout, afin de pouvoir continuer sa course. « Donnez-lui une chandelle entière, cria mon grand-père aux femmes, car c’est pour moi qu’il prend cette peine. » La suite répondit à ces paroles ; il fut maire en effet. Et une circonstance particulièrement remarquable, c’est que, dans le ballottage, quoique son représentant dût tirer en troisième et dernier lieu, les deux boules d’argent sortirent les premières, en sorte que la boule d’or resta pour lui au fond du sac.

Les autres songes qui nous furent connus étaient tout à fait prosaïques, simples, et sans trace de fantastique ou de merveilleux. Je me souviens aussi qu’étant petit garçon, comme je fouillais dans ses livres et ses notes, je trouvai, parmi d’autres observations relatives au jardinage, des phrases comme celles-ci : « Cette nuit... est venu me voir, et il m’a dit... » Le nom et la révélation étaient en chiffres. Ou bien c’était encore : « J’ai vu cette nuit... » Le reste était aussi en chiffres, hormis les conjonctions et d’autres mots dont on ne pouvait tirer aucun sens. Une chose remarquable, c’est que des personnes qui ne montraient d’ailleurs aucune trace de faculté divinatoire acquéraient momentanément, dans sa sphère, le don de percevoir d’avance, par des signes sensibles, certains cas de maladie ou de mort actuels, qui survenaient dans l’éloignement. Mais aucun de ses enfants et petits-enfants n’hérita de cette faculté ; au contraire, ils furent, la plupart, gens robustes, de joyeuse humeur et ne visant qu’à la réalité.

À cette occasion, je les mentionne avec reconnaissance pour les nombreuses marques de bienveillance que j’en ai reçues dans mes jeunes années. Nous trouvions, par exemple, les occupations et les amusements les plus divers, quand nous allions rendre visite à la seconde fille, mariée au droguiste Melber, dont la maison et la boutique étaient situées sur la place du Marché, dans la partie la plus vivante et la plus serrée de la ville. Là nous regardions des fenêtres, avec un vif plaisir, le tumulte et la foule, où nous avions peur de nous perdre ; et si dans la boutique, parmi des marchandises si diverses, le bois de réglisse et les pastilles brunes qu’on en fabrique eurent d’abord pour nous un intérêt tout particulier, nous apprîmes cependant à connaître successivement la grande multitude des objets qui affluent dans un pareil commerce et qui en sortent. De toutes les soeurs, cette tante était la plus vive. Dans leurs jeunes années, tandis que ma mère, en toilette soignée, s’amusait à quelque joli travail de son sexe ou à la lecture, ma tante courait dans le voisinage pour s’occuper des enfants négligés, les garder, les peigner et les promener, comme elle fit pour moi bien longtemps. Aux époques de fêtes publiques, comme de couronnements, on ne pouvait la tenir à la maison. Petite enfant, elle avait déjà attrapé sa part de l’argent jeté au peuple dans ces occasions ; et l’on se racontait qu’un jour, comme elle en avait amassé une bonne quantité, et le regardait avec joie sur la paume de sa main, quelqu’un frappa dessus, en sorte que tout son butin bien acquis fut perdu d’un seul coup. Néanmoins elle se rappelait avec complaisance que, l’empereur Charles VII passant en voiture, dans un moment où le peuple gardait le silence debout sur une borne, elle avait poussé vers le carrosse un éclatant vivat, et obligé l’empereur d’ôter son chapeau devant elle et de la remercier gracieusement pour cet audacieux hommage. Même dans sa maison, tout était animé, joyeux et gaillard autour d’elle, et nous lui avons dû bien des heures de gaieté.

Une autre soeur de ma mère se trouvait dans une situation plus tranquille, mais aussi convenable à son naturel. Elle avait épousé le pasteur Stark, qui avait la paroisse de Sainte-Catherine. Conformément à ses goûts et à son état, il vivait très-retiré, et possédait une belle bibliothèque. C’est là que j’appris à connaître Homère, mais par une traduction en prose, qui se trouve dans la septième partie de la nouvelle collection des voyages les plus remarquables, formée par M. de Loen, sous ce titre : « Description de la conquête du royaume de Troie par Homère. » Elle était ornée de gravures dans le goût du théâtre français. Ces figures me faussèrent tellement l’imagination, que je fus longtemps à ne pouvoir me représenter les héros d’Homère autrement que sous ces images. Les aventures même eurent pour moi un charme indicible ; mais je faisais un grand reproche à l’ouvrage de ce qu’il ne donnait aucun détail sur la conquête de Troie, et finissait si brusquement avec la mort d’Hector. Mon oncle, en présence duquel je faisais cette critique, me renvoya à Virgile, qui satisfit pleinement à ce que je demandais.

Il s’entend de soi-même qu’à côté des autres leçons, nous recevions aussi une instruction religieuse continue et progressive. Mais le protestantisme clérical qu’on nous enseignait n’était proprement qu’une sorte de morale sèche ; on ne songeait point à une exposition spirituelle, et la doctrine ne pouvait satisfaire ni l’esprit ni le coeur. C’est ce qui donna lieu à diverses séparations de l’Église officielle : on vit naître les séparatistes, les piétistes, les hernutes, les paisibles, toutes ces sectes enfin, diversement nommées et désignées, mais qui avaient toutes pour unique dessein de s’approcher de la divinité, surtout par Jésus-Christ, plus que la chose ne leur semblait possible sous la forme de la religion nationale.

L’enfant entendait parler sans cesse de ces opinions et de ces croyances, car les ecclésiastiques, aussi bien que les laïques, se déclaraient pour ou contre. Les dissidents, plus ou moins prononcés, étaient toujours en minorité, mais leur caractère attirait par l’originalité, la cordialité, la persévérance et la fermeté. On contait sur ces vertus et sur leurs manifestations toute sorte d’histoires. La réponse d’un pieux maître ferblantier fut particulièrement remarquée. Un de ses confrères crut le confondre en lui demandant quel était donc proprement son confesseur. Plein de sérénité et de confiance en sa bonne cause, il répliqua : « J’en ai un très-distingué : ce n’est rien moins que le confesseur du roi David. »

Ces choses et d’autres semblables peuvent bien avoir fait impression sur l’enfant et l’avoir disposé à des sentiments pareils. Quoi qu’il en soit, il conçut l’idée de s’approcher immédiatement du grand Dieu de la nature, du créateur et conservateur du ciel et de la terre ; car les manifestations de sa colère, qui m’avaient frappé antérieurement, s’étaient depuis longtemps effacées devant la beauté de l’univers et les biens de toute sorte qui nous y sont dispensés. Mais l’enfant suivit pour arriver à son but un chemin très-singulier. Il s’était attaché principalement au premier article de foi. Le Dieu qui est en relation immédiate avec la nature, qui la reconnaît et qui l’aime comme son ouvrage, lui semblait le Dieu véritable, qui peut entrer dans un rapport plus intime avec l’homme, comme avec tout le reste, qui veillera sur lui comme sur le mouvement des étoiles, sur les heures, les saisons, les plantes et les animaux. Quelques passages de l’Évangile le déclaraient expressément. L’enfant ne pouvait prêter à cet être une figure : il le cherchait par conséquent dans ses oeuvres et il voulut lui élever un autel, à la véritable manière de l’Ancien Testament. Des productions naturelles devaient représenter le monde en symboles ; au-dessus brûlerait une flamme, qui exprimerait le coeur de l’homme aspirant à son Créateur. Je tirai les pièces et les échantillons les meilleurs de notre collection d’histoire naturelle, qui venait d’être enrichie ; mais le difficile était de les empiler et d’en faire une construction. Mon père avait un beau pupitre à musique, verni en rouge, avec des fleurs d’or, en forme de pyramide à quatre faces, avec plusieurs degrés. On le trouvait très-commode pour les quatuors, mais on en avait fait peu d’usage dans les derniers temps. L’enfant s’en empara, et disposa par degrés, les uns au-dessus des autres, les représentants de la nature, si bien que cela offrait une apparence fort gracieuse et assez imposante. La première adoration devait être accomplie par un beau lever de soleil seulement, le jeune prêtre était indécis sur la manière dont il produirait une flamme qui devait, lui semblait-il, répandre en même temps une bonne odeur. Enfin l’idée lui vint d’unir les deux choses, car il possédait des pastilles à brûler, qui, sans jeter de flamme, donnaient du moins une lueur et exhalaient le plus agréable parfum. Cette combustion et cette vaporisation paisibles semblaient exprimer, mieux encore qu’une flamme éclatante, ce qui se passe dans le coeur. Le soleil était levé depuis longtemps, mais les maisons voisines cachaient l’Orient. Enfin l’astre parut au-dessus des toits. Aussitôt l’enfant saisit un verre ardent, et alluma les pastilles placées au sommet dans ne belle tasse de porcelaine. Tout lui réussit à souhait, et sa dévotion fut parfaite. L’autel resta comme un ornement particulier de la chambre qu’on lui avait assignée dans la maison neuve. Chacun n’y voyait qu’une élégante. collection d’histoire naturelle, mais l’enfant savait mieux quel mystère était caché là-dessous. Il lui tardait de renouveler la cérémonie. Par malheur, au moment où le soleil fut monté au point le plus convenable, la tasse de porcelaine ne se trouva pas sous la main de l’enfant ; il plaça les pastilles, sans intermédiaire, sur le haut du pupitre ; il les alluma, et la dévotion du prêtre fut si grande, qu’il ne s’aperçut du dégât causé par son sacrifice que lorsqu’il fut impossible d’y remédier. En effet les pastilles, en brûlant, avaient pénétré affreusement dans le vernis rouge et les belles fleurs d’or, et, comme un mauvais génie qui disparaît, elles avaient laissé leurs noirs vestiges ineffaçables. Cela mit le jeune prêtre dans un extrême embarras. Il sut, il est vrai, dissimuler le dégât sous les échantillons les plus grands et les plus magnifiques ; mais Il avait perdu le courage d’offrir de nouveaux sacrifices : et l’on pourrait presque envisager cet accident comme un signe et un avertissement du grand péril que l’on court, en général, à vouloir s’approcher de Dieu par de semblables moyens.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir des Mémoires de Johann Wolfgang von Gœthe, Vérité et poésie, publiées dans les Œuvres complètes de Johann Wolfgang von Gœthe, tome 8, Traduction nouvelle par Jacques Porchat, Libraire Hachette et Cie, Paris, 1862, Première partie, Livre I, pp. 4-38.

Notes

[1C’est de lui que Goethe a reçu ses prénoms, Jean Wolfgang.

[2Faubourg de Francfort, sur la rive gauche du Mein.

[3Pièce de monnaie, qui avait pour empreinte une roue (armes de l’archevêque de Mayence).

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