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Henri Wallon

De l’image au réel, dans la pensée de l’enfant

Revue Philosophique de la France et de l’Étranger (janvier 1930)

Date de mise en ligne : dimanche 2 janvier 2011

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Henri WALLON, « De l’image au réel, dans la pensée de l’enfant », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 55e année, CIX, janvier-juin 1930, pp. 446-458.

De l’image au réel, dans la pensée de l’enfant [1]

Je voudrais brièvement esquisser l’évolution vraiment complexe, par laquelle l’enfant, et d’une façon plus générale l’esprit humain, arrivent à passer des images, qui constituent notre expérience immédiate et concrète des choses, à une représentation du réel, non pas nécessairement à une représentation scientifique, mais à la représentation la plus commune et la plus courante, à celle de tout le monde.

La question ne se pose évidemment pas, si nous nous en tenons au postulat du sens commun, admis et consacré par la doctrine sensualiste, que par les sens nous entrons en possession directe du réel, et que tout le travail de l’esprit consiste à traiter les images sensorielles de manière à en effacer les particularités individuelles, comme faisait Galton avec ces images superposées, dont il ne conservait que les traits communs à toutes. C’est ainsi que se formeraient, par effacement et décalque, des notions d’une généralité et d’une abstraction croissantes. Par leur moyen l’intelligence, ne retenant du réel que les traits essentiels, serait apte à reconnaître sa structure et ses lois. Des impressions sensorielles à la connaissance des choses il y aurait donc continuité et la connaissance ne serait celle du réel que dans la mesure où elle reproduirait l’expérience concrète et immédiate. Il y aurait identité foncière entre cette expérience et le réel.

Malgré ce qu’il a pu révéler de neuf sur la vie et l’activité de la pensée, cette conception est encore celle de Freud. Sans doute il reconnaît qu’en retournant à l’image, comme dans le rêve, la pensée régresse vers un état antérieur et primitif, où sont abolis les processus de relation. Mais c’est parce qu’elle revient en deçà de ce qu’il appelle les instances successives de la mémoire, où s’inscrivent précisément, suivant lui, tout ce qui appartient aux images en dehors de leurs qualités sensibles, c’est-à-dire les rapports divers qui permettent de les assembler ou de les discriminer entre elles. Du moins a-t-il montré dans cette régression un effet du désir, qui ne peut s’estimer satisfait, c’est-à-dire en possession de son objet, que s’il a ramené la pensée à des impressions sensibles et actuelles. Or cette, affinité du désir ou des activités et appétits subjectifs avec le sensible et l’actuel, c’est une indication qui tend à rompre le système auquel il reste attaché. Elle a été souvent constatée chez l’enfant aussi, pour qui l’objet n’existe que par son désir et les satisfactions qu’il y trouve. Ainsi l’expérience immédiate, actuelle et concrète des choses, loin d’en donner une image fidèle, commencerait par être une réaction essentiellement subjective et momentanée. Rien de surprenant par conséquent si le réel, au lieu d’être donné par l’image, devait être cherché en dehors d’elle.

Le sensualisme s’accorde, sans le savoir, des distinctions qui ne sont pas primitives, mais acquises. Croyant pouvoir tirer l’univers des seules sensations, il ne s’aperçoit pas qu’il commence par les doubler de la réalité qu’il prétend en faire sortir. Il opère comme s’il y avait entre les deux identités, alors qu’il ne saurait effectivement affirmer autre chose qu’une corrélation constante et absolue, c’est-à-dire en définitive une dualité initiale, car dans l’instant même où la sensation est éprouvée elle ne peut être signe d’une existence étrangère à celle de l’individu qui l’éprouve, à moins que cette existence ne soit vraiment une seconde existence et qu’elle ait une permanence indépendante de la sensation produite. Mais s’il y a seulement corrélation, rien n’assure qu’elle soit en effet absolue et constante. L’examen des impressions sensibles démontre le contraire. Non seulement il est d’observation courante que le même objet peut être source d’impressions très variables, mais l’impression par laquelle nous entrons en contact avec le monde extérieur n’est pas, du moins à l’état brut, une image plus ou moins fidèle de réalités nettement distinctes de nous-mêmes. Elle est d’abord quelque chose de global et d’antérieur à l’opposition du sujet et de l’objet qui les unit et les confond.

Si inconcevable que nos habitudes de pensée utilitaires et objectives puissent faire paraître cette indivision primitive, elle n’en est pas moins un fait d’observation courant dans notre activité pratique et au cours de nos réactions affectives. Notre effort musculaire intègre en quelque sorte à notre personne l’instrument qui nous sert et même la résistance rencontrée. Pour le pianiste exercé son piano cesse d’être un corps étranger ; il semble au graveur que sa sensibilité est dans la pointe de son burin ; au cycliste que la route est absorbée dans le mouvement de ses pédales et de ses pieds. Le motif d’une émotion est comme entièrement assimilé par la masse des réactions affectives. Dans les états d’évanouissement ou de retour à la conscience, c’est-à-dire aux stades naissants de la sensibilité, la distinction des impressions externes et intimes s’efface, comme si les limites du corps propre ayant fondu, le sujet se sentait exister lui-même dans tout ce qu’il perçoit et inversement sentait. tout ce qu’il perçoit exister en lui-même. Ainsi que je l’ai déjà écrit, c’est l’état que Pascal prête à Dieu « dont le centre est partout et la circonférence nulle part ».

Ces états primitifs et bruts de la sensibilité trouvent une expression très exacte dans les théories de la forme ou de la Gestalt. Il n’y a pas, suivant elles, dans les états psychiques, ni même dans la nature, de discontinuité ni de divisions initiales, mais c’est au contraire l’ensemble et le tout qui sont la raison d’être des parties, qui sont la raison de leur coexistence et de leur cohésion momentanées. Dans le champ de la perception les objets ne sont pas donnés disjoints ; s’ils y existent, c’est qu’ils appartiennent déjà à l’acte perceptif, qui les a fait entrer dans sa constellation du moment. L’acte perceptif est vraiment un acte, et non pas une simple contemplation. Il unit le sujet à l’ambiance en un circuit, variable suivant les circonstances et les dispositions du sujet. Entre les unes et les autres, comme entre deux pôles toujours unis, c’est un champ de forces, dont l’équilibre modifiable est l’origine des formes diverses que prennent les rapports de l’individu avec l’ambiance. Mais dans la mesure où il réagit à l’ambiance, elle n’est pas distincte de lui-même.

C’est bien ainsi que se présentent nos réactions brutes de sensibilité et celles de l’enfant. Il est totalement uni à l’objet par son désir, sa curiosité, ses impressions. L’objet n’existe que par son désir, sa curiosité, ses impressions actuelles. Chaque fois c’est entre les deux une situation originale, incomparable, unique. Sans doute rien ne peut donner une intuition plus intense de l’existence que de sentir, de désirer, de s’approprier. Mais c’est une existence qui s’épuise dans chacun de ces actes, pour renaître dans le suivant. Elle ne peut donc par elle-même fonder la notion de réalité, qui implique la persistance des choses, qu’elles soient perçues, désirées, accaparées, manipulées ou non.

Les images qui naissent de la sensibilité pure ont par suite un puissant potentiel d’existence à répandre ; mais elles ne trouvent rien dans leur contenu brut qui leur permette de le dépenser en créations durables et de se dépasser elles-mêmes. Les pensées de l’enfant sont à l’état de métamorphose continue, du moins tant qu’il ne sait pas les distinguer des choses, ni ses impressions de la réalité, ni ses appétits personnels d’autrui, ni même son corps des actions extérieures. Fermée sur elle-même, indivisible et continue, chacune de ses représentations est une sorte d’absolu, isolé du reste. Chaque fois qu’il pense, il crée une existence irréductible à toute autre. Longtemps l’enfant fait preuve de cette impuissance à réduire entre eux les aspects d’une même chose. Il admettra par exemple la pluralité du soleil, faute de savoir ordonner dans l’unité d’un soleil en quelque sorte idéal les images que le soleil peut donner de lui-même en différents lieux, à différentes heures du jour, aux différentes saisons. Ainsi, l’identité de l’objet, qui est un point d’appui nécessaire à la pensée, se voit compromise par l’existence impliquée dans chaque image. Comme le roi Midas, qui changeait en or tout ce qu’il touchait, l’enfant crée des êtres chaque fois qu’il pense et qu’il imagine. Par là ii oppose d’insurmontables obstacles à la pensée, qui tend à connaître les rapports des choses, et non des existences en nombre indéfini.

Bien que tout soit en perpétuel changement, le changement est, pour lui, quand il commence à le concevoir, un mystère, ainsi que l’indiquent, à certain âge, ses multiples questions. Ii aura tendance à se le représenter sous l’espèce chenille-papillon, comme une métamorphose radicale, comme une simple juxtaposition d’êtres successifs, dont il lui faut admettre l’identité, même sans la percevoir ni la comprendre. Le changement, en effet, suppose derrière la pluralité des aspects quelque chose qui n’est aucun d’entre eux, qui n’est donné par aucune image actuelle. Et le changement présente encore pour sa pensée un autre paradoxe, une autre impossibilité, car il est, en même temps que l’affirmation de l’image présente, la négation de l’image antérieure. Or l’existence est liée à l’image, à l’acte de pensée qui lui répond. Imaginer une existence qui ne serait pas ou qui ne serait plus dépasse les possibilités de la pensée enfantine, et d’ailleurs de toute pensée. Non seulement l’enfant croit à la réalité de tout ce qu’il a imaginé, au point de le raconter comme s’étant passé ou ayant existé, ce qui lui vaut d’être souvent taxé de fabulation, sinon de mensonge, mais il n’arrive pas à se représenter une absence d’existence, c’est-à-dire le néant ou la mort.

Ce qui a pris vie dans sa pensée, et qui d’ailleurs n’a d’existence que dans l’instant où il le pense, il ne saurait le concevoir, pendant qu’il est en train de l’imaginer, comme pouvant ne pas exister. Il fait comme le primitif, qui suppose les morts dans un autre lieu, mais continuant d’exister. Et l’enfant ou le primitif ne sont pas seuls à le supposer. La croyance, si répandue, à l’immortalité de l’âme n’a pas de plus solide fondement que notre impuissance à dépouiller d’existence ce qui a été objet de notre pensée. Mais, pour satisfaire aux exigences de l’expérience, qui nous montre la disparition des êtres, le spiritualiste use d’un subterfuge, qui est de leur faire continuer leur existence par delà les limites du monde de nos expériences, c’est-à-dire dans un monde idéal où leur existence est transposée, mais plus ou moins privée de ses attributs matériels. Quant au matérialiste, il ne se représente pas davantage l’anéantissement possible des êtres qu’il a pensés. Mais sa transposition est autre. Il résoud l’âme du spiritualiste en molécules cérébrales, et ces molécules poursuivent, après la disparition de l’individu, le cycle de leurs transformations biologiques et physico-chimiques. L’intuition de l’être est si nécessairement liée à l’exercice de la pensée et le néant tellement inconcevable, que pour triompher des ruines dont le spectacle est incessant autour de nous, le croyant projette en Dieu, le portant d’un coup à l’absolu, cet être que pose sans limitation tout acte isolé de pensée ; le savant postule la conservation de la matière ou de l’énergie. À ce prix seul le changement, la mort et le monde sont pensables.

Si l’enfant n’aboutit pas à des systématisations aussi totales, c’est d’abord que sa pensée est encore trop inconsistante, trop momentanée, trop lacunaire, trop sujette à l’oubli ou aux revirements impromptus pour lui permettre de ces intégrations universelles et définitives. Et c’est aussi parce qu’il est inapte à se dédoubler, comme l’exigerait le transfert de l’existence sur un plan, qui n’est plus celui des impressions concrètes, immédiates et actuelles, des impressions vécues.

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Cette évolution nécessaire, qui tend à placer hors de l’image elle-même l’existence dont elle est pourtant la source première, apparaît avec une parfaite netteté dans ce que les études de Lévy-Bruhl nous font connaître de la « mentalité primitive ». D’une part, l’existence est à ce point liée à l’image que jamais n’est mise en doute la réalité de ce qui a été imaginé ou pensé. Les personnages qui se sont rencontrés dans un rêve se sont réellement rencontrés, les scènes du rêve ont réellement eu lieu, le rêveur a réellement visité les lieux dont il a rêvé tout en étant demeuré dans le lieu de son sommeil. Les contradictions de lieu, les contradictions de toutes sortes s’effacent devant la nécessité autrement fondamentale que ce qui a été imaginé ait existé. Un seul et même être peut exister simultanément en plusieurs endroits, s’il est imaginé comme s’y trouvant, et ce qui existe en plusieurs endroits ne fait qu’un seul et même individu si la même image y répond, s’il y a similitude ou identité dans l’acte à faire pour le penser.

Ainsi les catégories de nombre, de temps ou de lieu ne tiennent pas devant la toute-puissance réalisatrice de la pensée ou de l’image. L’existence des individus, des morts comme des vivants, est souvent ramenée par le primitif à celle d’un être générique et global, sorte de génie de l’espèce, qui répond à la forme ou au vocable sous lesquels ces individus peuvent être représentés, imaginés ou invoqués. C’est la représentation ou son expression, la dénomination des êtres et des choses, qui sont génératrices de leur existence. D’elles, ils reçoivent une existence globale, dans laquelle celle des individus compte à peu près pour rien : ainsi cet exemple, cité par Lévy-Bruhl, des caribous, dont l’espèce ne pourra jamais être anéantie ni diminuée, de quelques massacres qu’ils soient victimes, évidemment parce que leur existence, réelle est liée à leur image générique, qui ne peut pas plus être anéantie que rien de ce qui est pensé ou pensable.

L’individu a moins d’existence que l’ensemble conceptuel dont il fait partie, parce que la pensée dé l’individu exigerait des distinctions, c’est-à-dire l’emploi de catégories telles que lieu, nombre, passé ou présent, qui ne sont encore dans les représentations du primitif que de simples qualités contingentes. Elles ne constituent pas un ordre rigoureux, auquel puisse s’appliquer le principe de contradiction. Un objet peut occuper simultanément plusieurs positions dans l’espace, ces positions n’étant que des particularités qui s’ajoutent à l’ensemble de ses autres qualités. De même les « ensembles-nombres », suivant l’expression de Lévy-Bruhl, sont chaque fois affaire d’intuition, mais ils ne s’alignent pas en une série abstraite, qui soit apte à mesurer des collections quelconques d’objets. Lieu et nombre ne sont que des caractères propres à chaque cas particulier et qui ne servent pas à ranger ni ordonner entre elles les données de l’expérience. Toutes ces notions s’absorbent dans celle d’existence, qui reste souveraine et en quelque sorte exclusive. La loi de participation exprime bien ce point de vue encore élémentaire sur la réalité. Quelles que soient les différences de lieu, de temps, de forme, d’origine, d’espèce..., ce qui unit entre eux les objets c’est de participer à une même existence, participation tellement concrète, réelle, efficace, que tous les membres d’une même participation pâtissent de ce que subit la moindre de ses parcelles. Et non seulement il s’agit des membres de la même famille, du même clan, non seulement des vêtements portés par l’un d’eux, de ses déchets ou excréta, mais aussi des espèces animales ou végétales, des pierres et des lieux qui relèvent du même totem.

Mais il faut constater, d’autre part, que déjà la notion d’existence s’est dégagée de chaque expérience actuelle et particulière, de chaque perception ou image individuelle où elle naissait et restait enclose. Elle a pris du jeu, puisqu’elle s’étend, par une sorte de transfert plus ou moins latent, à des catégories très nombreuses d’individus et d’objets. Et ce mouvement de la pensée, qui lui permet de propager la même notion, fût-ce simplement celle d’une existence commune, à des collections ou groupements définis n’a été rendu possible que par la transposition de l’existence elle-même dans un autre domaine que celui de l’expérience concrète et immédiate. Ce domaine est celui des « doubles ». Il ne peut y avoir passage d’un individu ou d’un objet à un autre, il ne peut y avoir d’action réciproque que par l’intermédiaire de leurs doubles. Ces doubles, plus ou moins individualisés ou collectifs suivant les besoins, ne sont en fait obtenus que par élimination de toutes les qualités sensibles qui font l’expérience concrète et particulière, qui font la situation vécue. Sans doute peuvent-ils parfois se matérialiser par quelque action sensible, mais ces effets appartiennent toujours à ce qui peut sembler une image de l’immatériel dans notre expérience sensible : c’est un coup de vent, un coup frappé par quelque objet invisible.

Les doubles appartiennent essentiellement au domaine de l’invisible. Ils constituent ce que j’ai proposé d’appeler la catégorie ou la précatégorie de l’occulte. L’occultisme c’est le premier pas de la pensée, le pas décisif, qui lui permet de dépasser l’actuel, auquel nous restons attachés, dans chaque situation particulière, par le jeu de nos sensations, de nos réflexes, de nos accommodations motrices en faisant de l’existence quelque chose qui soit sur un autre plan que l’actuel. Une division fondamentale s’opère. Tout ce qui est puissance, efficience, causalité ou précausalité est éliminé du sensible pour devenir l’attribut, la raison d’être de l’occulte. Et c’est ainsi que l’actuel et le réel viennent en quelque sorte à s’opposer, tout en restant étroitement solidaires. C’est ce premier pas qui a rendu la science possible dans la suite, puisque chacun de ses progrès a eu pour condition primordiale de mettre le réel, non plus dans les sensations de chacun, mais dans l’étendue géométrique avec Descartes, dans les atomes, dans les ondulations de l’éther, dans des vibrations de toutes sortes, inventions de l’esprit qui ont pour caractère essentiel et commun d’échapper aux sens, à l’expérience immédiate et individuelle. C’est par ce subterfuge que la pensée peut se mouvoir au travers des êtres et des objets, pour établir entre eux des rapports.

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Si j’ai insisté sur ces exemples, que les travaux de Lévy-Bruhl vous ont rendu familiers, c’est que des faits très analogues s’observent chez l’enfant. Évolution similaire, mais non identique, car je ne crois pas que la formule « l’ontogenèse répète la phylogenèse » puisse être appliquée, surtout aux faits complexes de la psychogenèse, sans des restrictions formelles. Il me paraîtrait abusif de prêter à l’enfant la suite des croyances et des concepts qui peuvent être relevés dans l’évolution de l’esprit humain. Ce serait d’abord méconnaître l’influence du milieu social, qui pour l’être humain est un milieu vital, et qui a tant varié avec les conditions d’existence et les formes de la civilisation. L’adaptation qui s’impose, dès ses premières réactions psychiques, au petit enfant, est essentiellement différente dans notre système de langage, d’idées, d’habitudes et dans celui des différentes sociétés primitives. Mais l’opposition même de certains facteurs permet à la méthode comparée d’aller plus profondément et d’atteindre l’essentiel. Or l’essentiel est ici de savoir comment des complexes sensitivo-dynamiques, qui constituent notre expérience brute, il est possible de passer à l’exercice de la pensée discursive, progressive et transmissible. Chez l’enfant, comme chez le primitif, c’est par le transfert de la réalité et de-l’existence, intuitivement saisies dans l’expérience immédiate et vécue, à un autre domaine qui a pour caractère fondamental d’échapper à la prise des sens.

Que chez l’enfant sa pensée soit la source du réel, le fait ressort de nombreuses réflexions ou questions que rapportent de lui différents auteurs. Il lui paraît difficile de concevoir que les choses aient existé avant qu’il ne fût là pour les percevoir et par progrès successifs, avant ses parents, avant les parents de ses parents, avant l’Ancêtre, avant Dieu, l’Éternité divine venant donner à point un commencement sans commencement à la pensée qui soutient le monde. L’enfant croit facilement à la réalité, non seulement de ce qu’il souhaite ou voudrait, mais de tout ce qu’il a pu imaginer ou rêver. Les rêves évidemment ne s’imposent pas à lui avec la même force qu’au primitif, mais la manière dont il se les explique et les difficultés qu’ils lui présentent n’en sont que plus significatives.

Il commence par y croire, bien qu’il ne me paraisse pas, contrairement à l’opinion de certains auteurs, les confondre avec la réalité de la veille. Sans doute il lui arrive d’insérer parmi les événements de la veille un événement seulement rêvé, comme il lui arrive d’assimiler entre elles quantité de ses représentations, dont l’origine est différente. Mais il a aussi le sentiment du rêve en tant que rêve, car le rêve l’oblige, par exemple, à juxtaposer ou emboîter deux espaces, celui de la scène rêvée et celui de son sommeil ; et comme il n’est pas encore capable de dissocier entre eux l’espace des choses matérielles et l’espace des pures images, en d’autres termes l’objet et son image, la contradiction l’accule à différentes solutions, qui toutes sont une ébauche partielle des transmutations nécessaires à l’exercice de la pensée.

À l’illusion première que donnait le rêve de s’être déroulé sur les lieux même des scènes qu’il représentait succède l’idée qu’il est au ciel, c’est-à-dire dans cet espace extra-spatial, bien que réel encore, où l’imagination transporte celles de ses représentations qui sont incompatibles avec les réalités de l’espace actuel. Pour d’autres, il est répandu partout, et cette ubiquité, pratiquement inimaginable, n’est pas loin de signifier nulle part, ou plutôt d’inaugurer le compromis d’où naîtra la notion du virtuel, qui par son opposition à l’actuel, oppose déjà la puissance au fait, le monde des causes à celui des effets sensibles. D’autres encore le disent dans la tête du rêveur, ce qui revient à distinguer de l’espace extérieur une sorte d’espace subjectif. Enfin l’ombre et le mystère que paraissent souvent traduire les expressions de l’enfant, quand il en parle, montrent son esprit s’entr’ouvrant sur la catégorie de l’occulte, sur le monde des puissances invisibles.

Ce monde de l’efficience pure, il tend par ailleurs à se le représenter en dématérialisant, lui aussi, le monde matériel de l’expérience sensible. Mais il ne sait aller du concret au virtuel que par degrés. Aux objets tangibles et visibles, il commence par opposer l’air, qui peut encore être connu et par suite nommé grâce à des effets sensibles, mais pourtant comme impalpables. L’air, comme souffle, évoque les puissances invisibles qui parcourent le monde, et en même temps la respiration, dont les sensations et les effets occupent beaucoup l’enfant, c’est-à-dire la vie, l’anima, l’âme intérieure. Enveloppant les objets, l’air l’incite à séparer des objets l’espace, milieu homogène où ils se disposent et peuvent être déplacés. Et par le vide qu’il offre aux sens, il devient ce milieu idéal où pourraient éventuellement se loger les pures images, celles du rêve par exemple et plus tard les créations de la pensée, les êtres virtuels qu’imagine la raison, pour servir de support aux lois de l’univers, et qui ne peuvent -trouver place parmi tes objets matériels, dans le monde des apparences sensibles.

Je m’excuse de ne pas avoir le temps de vous citer ici les propos et réponses d’enfants dans lesquels j’ai pu trouver l’expression de cette évolution. Certains d’entre vous, sans doute, qui ont fréquenté ou étudié les enfants en trouveront d’équivalents dans leurs souvenirs. II y en a eu d’ailleurs de publiés, non par moi, mais en particulier dans les beaux livres de Piaget. Je ne prétends pas que cette élaboration d’un milieu idéal qui soit celui du réel, s’opère toujours par les mêmes voies et à l’aide des mêmes supports représentatifs. Il est possible que dans une ambiance et des sociétés différentes elle emprunterait d’autres moyens. Mais le but posé par les exigences de la pensée resterait en tous cas le même.

Il y a pourtant un instrument de cette évolution qui ne peut être qu’universel, parce qu’il est intimement, lié à l’exercice de la
pensée : c’est le langage.

Pour l’enfant, comme pour le primitif, le nom, qui est la représentation en acte, commence par être identique à la chose elle-même. Les premières questions posées par l’enfant sur les choses qui l’entourent portent sur leur nom, et sa curiosité parait plutôt répondre au besoin de pleinement réaliser l’existence de l’objet qu’à celui d’accroître son vocabulaire. Plus tard, il s’imaginera l’identité si parfaite entre le nom et la chose que l’existence de la chose sans la connaissance du nom lui paraîtra inconcevable. Pour lui l’objet ne peut faire autrement que de montrer son nom, comme si son existence était liée à ce nom et à la conscience de ce nom. Le nom, comme l’image, lui paraîtra dans certains cas créateur de l’objet. Les choses existent parce qu’elles savent leur nom. Puis, l’évolution se poursuivant, il admettra que le nom n’est pas consubstantiel à la chose, mais lui est attaché en vertu d’une convenance et d’une nécessité inéluctables. La dissociation du nom et de la chose tend donc à s’effectuer, et il est bien près déjà d’admettre la dissociation de la chose dans ses apparences sensibles d’une part et dans ses causes occultes de l’autre. Car, ainsi que chez le primitif encore, le nom en se dégageant de l’objet, retient en lui toute efficience. Efficience d’abord mystique, comme il convient : c’est le ????? [logos]. Il n’est conçu comme purement conventionnel que beaucoup plus tard. Mais à ce moment déjà, par une dématérialisation progressive, l’efficience s’est dégagée du nom pour émigrer vers le domaine plus abstrait de l’idée.

Le jour où il a cessé de s’identifier avec l’objet, le mot s’est cherché une place dans l’espace. Mais sa localisation devient diffuse. Il est partout, partout du moins où il est et peut être prononcé. Ici encore apparaît le lien entre l’ubiquité et la virtualité, dans l’évolution de la pensée hors du pur concret. La tendance à s’en échapper est particulièrement sensible dans la réponse faite à Piaget par un enfant que « le nom est dans les petits coins », autrement dit dans les parties dérobées de l’espace visible et tangible. Déjà insaisissable dans l’espace matériel, il est bien près d’inaugurer le milieu idéal et virtuel des pures évocations mentales, où, symbole, il tient lieu des rencontres avec le sensible.

En même temps qu’il sortait de l’objet auquel il répond, est devenue prépondérante la liaison du mot avec la voix, c’est-à-dire d’une part avec l’air et l’espace, où elle vibre en quelque sorte impalpable, et avec la bouche d’où elle s’exhale. Avec l’air, elle suit l’évolution vers l’immatérialité que nous avons indiquée tout à l’heure. Avec la bouche, elle prend le caractère de subjectivité qui est nécessaire pour que la pensée cesse de se confondre avec les choses. Les lèvres sont évidemment encore un support matériel. Mais dit un enfant de Piaget : « On pense avec la bouche, même quand on ne parle pas. » Ici opèrent des procédés logiques que Freud a bien mis en évidence et qui se rencontrent aussi chez le primitif. Lévy-Bruhl rapporte que dans certaines croyances le principe vital se confond avec la graisse des reins. Il y a déplacement de ce qui anime tout l’ensemble vers un seul organe ou une partie d’organe, et condensation sur cet organe d’une intuition ou d’une notion globale et complexe, de la notion qui totalise avec l’existence son principe actif. De même après déplacement du langage sur un de ses organes, les lèvres, elles vont se trouver condenser tout ce qui touche au langage, y compris la pensée, qui n’en a pas encore été distinguée. Puis la distinction venant à s’effectuer entre le langage qui se parle ou qui s’entend et la pensée immatérielle, c’est d’abord sur la plate-forme rétrécie, mais encore matérielle des lèvres qu’elle continue de résider, jusqu’au jour où, cette dernière adhérence se résorbant, elle sera libérée de toute attache avec le sensible.

Alors l’enfant se trouve, comme l’adulte, entre deux univers étroitement conjugués, mais aux formes et aux développements radicalement différents, celui des sens et celui de la pensée. Et c’est désormais en elle qu’il va chercher toute explication, qu’il mettra toute réalité. Ainsi aura-t-il achevé la conversion, qui extrait de l’image sensible le réel, pour le transposer sur le plan de la représentation mentale et de ses symboles.

H. WALLON.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’article d’Henri Wallon, « De l’image au réel, dans la pensée de l’enfant », publié dans la Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 55e année, CIX, janvier-juin 1930, pp. 446-458.

Notes

[1Conférence faite le 14 novembre 1929 au Groupe d’Étude philosophiques et scientifiques pour l’examen des tendances nouvelles.

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