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Psychologie des foules

Les foules électorales

Diverses catégories de foules (Livre III - Chapitre IV)

Date de mise en ligne : dimanche 28 novembre 2010

Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Éd. Baillière et Cie et Félix Alcan, Paris, 1895.

CHAPITRE IV
Les foules électorales.

Caractères généraux des foules électorales. — Comment on les persuade. — Qualités que doit posséder le candidat. — Nécessité du prestige. — Pourquoi ouvriers et paysans choisissent si rarement les candidats dans leur sein. — Puissance des mots et des formules sur l’électeur. — Aspect général des discussions électorales. — Comment se forment les opinions de l’électeur. — Puissance des comités. — Ils représentent la forme la plus redoutable de la tyrannie. — Les comités de la Révolution. — Malgré sa faible valeur psychologique, le suffrage universel ne peut être remplacé. — Pourquoi les votes seraient identiques, alors même qu’on restreindrait le droit de suffrage à une classe limitée de citoyens. — Ce que traduit le suffrage universel dans tous les pays.

Les foules électorales, c’est-à-dire les collectivités appelées à élire les titulaires de certaines fonctions, constituent des foules hétérogènes ; mais, comme elles n’agissent que sur un point bien déterminé : choisir entre divers candidats, on ne peut observer chez elles que quelques-uns des caractères précédemment décrits. Les caractères des foules qu’elles manifestent surtout, sont la faible aptitude au raisonnement, l’absence d’esprit critique, l’irritabilité, la crédulité et le simplisme. On découvre aussi dans leurs décisions l’influence des meneurs et le rôle des facteurs que nous avons énumérés : l’affirmation, la répétition, le prestige et la contagion.

Recherchons comment on les séduit. Des procédés qui réussissent le mieux, leur psychologie se déduira clairement.

La première des conditions à posséder pour le candidat est le prestige. Le prestige personnel ne peut être remplacé que par celui de la fortune. Le talent, le génie même ne sont pas des éléments bien sérieux de succès.

Cette nécessité pour le candidat de posséder du prestige, c’est-à-dire de pouvoir s’imposer sans discussion, est capitale. Si les électeurs, dont la majorité est composée d’ouvriers et de paysans, choisissent si rarement un des leurs pour les représenter, c’est que les personnalités sorties de leurs rangs n’ont pour eux aucun prestige. Quand, par hasard, ils nomment un de leurs égaux, c’est le plus souvent pour des raisons accessoires, par exemple pour contrecarrer un homme éminent, un patron puissant dans la dépendance duquel se trouve chaque jour l’électeur, et dont il a ainsi l’illusion de devenir pour un instant le maître.

Mais la possession du prestige ne suffit pas pour assurer au candidat le succès. L’électeur tient à ce qu’on flatte ses convoitises et ses vanités ; il faut l’accabler des plus extravagantes flagorneries, ne pas hésiter à lui faire les plus fantastiques promesses. S’il est ouvrier, on ne saurait trop injurier et flétrir ses patrons. Quant au candidat adverse, il faut tâcher de l’écraser en établissant par affirmation, répétition et contagion qu’il est le dernier des gredins, et que personne n’ignore qu’il a commis plusieurs crimes. Inutile, bien entendu, de chercher aucun semblant de preuve. Si l’adversaire connaît mal la psychologie des foules, il essaiera de se justifier par des arguments, au lieu de se borner à répondre aux affirmations par d’autres affirmations ; et il n’aura dès lors aucune chance de triompher.

Le programme écrit du candidat ne doit pas être trop catégorique, parce que ses adversaires pourraient le lui opposer plus tard, mais son programme verbal ne saurait être trop excessif. Les réformes les plus considérables peuvent être promises sans crainte. Sur le moment, ces exagérations produisent beaucoup d’effet, et pour l’avenir elles n’engagent en rien. Il est d’observation constante, en effet, que l’électeur ne s’est jamais préoccupé de savoir jusqu’à quel point l’élu a suivi la profession de foi acclamée, et sur laquelle l’élection est supposée avoir eu lieu.

Nous reconnaissons ici tous les facteurs de persuasion que nous avons décrits. Nous allons les retrouver encore dans l’action des mots et des formules dont nous avons déjà montré le magique empire. L’orateur qui sait les manier conduit à volonté les foules où il veut. Des expressions telles que l’infâme capital, les vils exploiteurs, l’admirable ouvrier, la socialisation des richesses, etc., produisent toujours le même effet, bien qu’un peu usés déjà. Mais le candidat qui trouve une formule neuve, bien dépourvue de sens précis, et par conséquent pouvant répondre aux aspirations les plus diverses, obtient un succès infaillible. La sanglante révolution espagnole de 1873 a été faite avec un de ces mots magiques, au sens complexe, que chacun peut interpréter à sa façon. Un écrivain contemporain en a raconté la genèse en termes qui méritent d’être rapportés.

« Les radicaux avaient découvert qu’une république unitaire est une monarchie déguisée, et, pour leur faire plaisir, les Cortès avaient proclamé d’une seule voix la république fédérale sans qu’aucun des votants eût pu dire ce qui venait d’être voté. Mais cette formule enchantait tout le monde, c’était une ivresse, un délire. On venait d’inaugurer sur la terre le règne de la vertu et du bonheur. Un républicain, à qui son ennemi refusait le titre de fédéral, s’en offensait comme d’une mortelle injure. On s’abordait dans les rues en se disant : Salud y republica federal ! Après quoi on entonnait des hymnes à la sainte indiscipline et à l’autonomie du soldat. Qu’était-ce que la « république fédérale ? » Les uns entendaient par là l’émancipation des provinces, des institutions pareilles à celles des États-Unis ou la décentralisation administrative ; d’autres visaient à l’anéantissement de toute autorité, à l’ouverture prochaine de la grande liquidation sociale. Les socialistes de Barcelone et de l’Andalousie prêchaient la souveraineté absolue des communes, ils entendaient donner à l’Espagne dix mille municipes indépendants, ne recevant de lois que d’eux-mêmes, en supprimant du même coup et l’armée et la gendarmerie. On vit bientôt dans les provinces du Midi l’insurrection se propager de ville en ville, de village en village. Dès qu’une commune avait fait son pronunciamiento, son premier soin était de détruire le télégraphe et les chemins de fer pour couper toutes ses communications avec ses voisins et avec Madrid. Il n’était pas de méchant bourg qui n’entendît faire sa cuisine à part. Le fédéralisme avait fait place à un cantonalisme brutal, incendiaire et massacreur, et partout se célébraient de sanglantes saturnales. »

Quant à l’influence que pourraient avoir des raisonnements sur l’esprit des électeurs, il faudrait n’avoir jamais lu le compte rendu d’une réunion électorale pour n’être pas fixé à ce sujet. On y échange des affirmations, des invectives, parfois des horions, jamais des raisons. Si le silence s’établit pour un instant, c’est qu’un assistant au caractère difficile annonce qu’il va poser au candidat une de ces questions embarrassantes qui réjouissent toujours l’auditoire. Mais la satisfaction des opposants ne dure pas bien longtemps, car la voix du préopinant est bientôt couverte par les hurlements des adversaires. On peut considérer comme type des réunions publiques les comptes rendus suivants, pris entre des centaines d’autres semblables, et que j’emprunte aux journaux quotidiens :

« Un organisateur ayant prié les assistants de nommer un président, l’orage se déchaîne. Les anarchistes bondissent sur la scène pour enlever le bureau d’assaut. Les socialistes le défendent avec énergie ; on se cogne, on se traite mutuellement de mouchards, vendus, etc... un citoyen se retire avec un œil poché.

« Enfin, le bureau est installé tant bien que mal au milieu du tumulte, et la tribune reste au compagnon X.

« L’orateur exécute une charge à fond de train contre les socialistes, qui l’interrompent en criant : « Crétin ! bandit ! canaille ! » etc., épithètes auxquelles le compagnon X... répond par l’exposé d’une théorie selon laquelle les socialistes sont des « idiots » ou des « farceurs ».

« ... Le parti allemaniste avait organisé, hier soir, à la salle du Commerce, rue du Faubourg-du-Temple, une grande réunion préparatoire à la fête des Travailleurs du premier mai. Le mot d’ordre était : « Calme et tranquillité. »

« Le compagnon G... traite les socialistes de « crétins » et de « fumistes ».

« Sur ces mots, orateurs et auditeurs s’invectivent et en viennent aux mains ; les chaises, les bancs, les tables entrent en scène, etc., etc. »

N’imaginons pas un instant que ce genre de discussion soit spécial à une classe déterminée d’électeurs, et dépende de leur situation sociale. Dans toute assemblée anonyme, quelle qu’elle soit, fût-elle exclusivement composée de lettrés, la discussion revêt toujours les mêmes formes. J’ai montré que les hommes en foule tendent vers l’égalisation mentale, et à chaque instant nous en retrouvons la preuve. Voici, comme exemple, un extrait du compte rendu d’une réunion exclusivement composée d’étudiants, que j’emprunte au journal le Temps du 13 février 1895 :

« Le tumulte n’a fait que croître à mesure que la soirée s’avançait ; je ne crois pas qu’un seul orateur ait pu dire deux phrases sans être interrompu. À chaque instant les cris partaient d’un point ou de l’autre, ou de tous les points à la fois ; on applaudissait, on sifflait ; des discussions violentes s’engageaient entre divers auditeurs ; les cannes étaient brandies, menaçantes ; on frappait le plancher en cadence ; des clameurs poursuivaient les interrupteurs : « À la porte ! À la tribune ! »

« M. C... prodigue à l’association les épithètes d’odieuse et lâche, monstrueuse, vile, vénale et vindicative, et déclare qu’il veut la détruire, etc., etc... ».

On pourrait se demander comment, dans des conditions pareilles, peut se former l’opinion d’un électeur ? Mais poser une pareille question serait se faire une étrange illusion sur le degré de liberté dont peut jouir une collectivité. Les foules ont des opinions imposées, jamais des opinions raisonnées. Dans le cas qui nous occupe, les opinions et les votes des électeurs sont entre les mains de comités électoraux, dont les meneurs sont le plus souvent quelques marchands de vins, fort influents sur les ouvriers, auxquels ils font crédit. « Savez-vous ce qu’est un comité électoral, écrit un des plus vaillants défenseurs de la démocratie actuelle, M. Schérer ? Tout simplement la clef de nos institutions, la maîtresse pièce de la machine politique. La France est aujourd’hui gouvernée par les comités [1]. »

Aussi n’est-il pas trop difficile d’agir sur eux, pour peu que le candidat soit acceptable et possède des ressources suffisantes. D’après les aveux des donateurs, 3 millions suffirent pour obtenir les élections multiples du général Boulanger.

Telle est la psychologie des foules électorales. Elle est identique à celle des autres foules. Ni meilleure ni pire.

Aussi ne tirerai-je de ce qui précède aucune conclusion contre le suffrage universel. Si j’avais à décider de son sort, je le conserverais tel qu’il est, pour des motifs pratiques qui découlent précisément de notre étude de la psychologie des foules, et que pour cette raison je vais exposer.

Sans doute, les inconvénients du suffrage universel sont trop visibles pour être méconnus. On ne saurait contester que les civilisations ont été l’œuvre d’une petite minorité d’esprits supérieurs constituant la pointe d’une pyramide, dont les étages, s’élargissant à mesure que décroît la valeur mentale, représentent les couches profondes d’une nation. Ce n’est pas assurément du suffrage d’éléments inférieurs, n’ayant pour eux que le nombre, que la grandeur d’une civilisation peut dépendre. Sans doute encore les suffrages des foules sont souvent bien dangereux. Ils nous ont déjà coûté plusieurs invasions ; et, avec le triomphe du socialisme, qu’ils préparent, il est probable que les fantaisies de la souveraineté populaire nous coûteront beaucoup plus cher encore.

Mais ces objections théoriquement excellentes perdent pratiquement toute force, si l’on veut se souvenir de la puissance invincible des idées transformées en dogmes. Le dogme de la souveraineté des foules est, au point de vue philosophique, aussi peu défendable que les dogmes religieux du moyen âge, mais il en a aujourd’hui l’absolue puissance. Il est donc aussi inattaquable que le furent jadis nos idées religieuses. Supposez un libre-penseur moderne, transporté par un pouvoir magique en plein moyen âge. Croyez-vous qu’après avoir constaté la puissance souveraine des idées religieuses qui régnaient alors il eût tenté de les combattre ? Tombé dans les mains d’un juge voulant le faire brûler sous l’imputation d’avoir conclu un pacte avec le diable, ou d’avoir été au sabbat, eût-il songé à contester l’existence du diable et du sabbat ? On ne discute pas plus avec les croyances des foules qu’avec les cyclones. Le dogme du suffrage universel possède aujourd’hui le pouvoir qu’eurent jadis les dogmes chrétiens. Orateurs et écrivains en parlent avec un respect et des adulations que n’a pas connus Louis XIV. Il faut donc se conduire à son égard comme à l’égard de tous les dogmes religieux. Le temps seul agit sur eux.

Il serait d’ailleurs d’autant plus inutile d’essayer d’ébranler ce dogme qu’il a des raisons apparentes pour lui : « Dans les temps d’égalité, dit justement Tocqueville, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable, qu’ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre. »

Faut-il supposer maintenant qu’avec un suffrage restreint — restreint aux capacités, si l’on veut — on améliorerait les votes des foules ? Je ne puis l’admettre un seul instant, et cela pour les raisons que j’ai déjà dites de l’infériorité mentale de toutes les collectivités, quelle que puisse être leur composition. En foule les hommes s’égalisent toujours, et, sur des questions générales, le suffrage de quarante académiciens n’est pas meilleur que celui de quarante porteurs d’eau. Je ne crois pas du tout qu’aucun des votes tant reprochés au suffrage universel, tel que le rétablissement de l’Empire, par exemple, eût été différent si les votants avaient été recrutés exclusivement parmi des savants et des lettrés. Ce n’est pas parce qu’un individu sait le grec ou les mathématiques, est architecte, vétérinaire, médecin ou avocat, qu’il acquiert sur les questions sociales des clartés particulières. Tous nos économistes sont des gens instruits, professeurs et académiciens pour la plupart. Est-il une seule question générale : protectionnisme, bimétallisme, etc., sur laquelle ils aient réussi à se mettre d’accord ? C’est que leur science n’est qu’une forme très atténuée de l’universelle ignorance. Devant des problèmes sociaux, où entrent de si multiples inconnues, toutes les ignorances s’égalisent.

Si donc des gens bourrés de science formaient à eux seuls le corps électoral, leurs votes ne seraient pas meilleurs que ceux d’aujourd’hui. Ils se guideraient surtout d’après leurs sentiments et l’esprit de leur parti. Nous n’aurions aucune des difficultés actuelles en moins, et en plus nous aurions sûrement la lourde tyrannie des castes.

Restreint ou général, sévissant dans un pays républicain ou dans un pays monarchique, pratiqué en France, en Belgique, en Grèce, en Portugal ou en Espagne, le suffrage des foules est partout identique, et ce qu’il traduit en définitive, ce sont les aspirations et les besoins inconscients de la race. La moyenne des élus représente pour chaque pays l’âme de la race. D’une génération à l’autre on la retrouve à peu près identique.

Et c’est ainsi qu’une fois encore nous retombons sur cette notion fondamentale de race, déjà rencontrée si souvent, et sur cette autre notion, qui découle de la première que les institutions et les gouvernements ne jouent qu’un rôle insignifiant dans la vie des peuples. Ces derniers sont surtout conduits par l’âme de leur race, c’est-à-dire par les résidus ancestraux dont cette âme est la somme. La race et l’engrenage des nécessités de chaque jour, tels sont les maîtres mystérieux qui régissent nos destinées.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Éd. Baillière et Cie et Félix Alcan, Paris, 1895.

Notes

[1Les comités, quels que soient leurs noms : clubs, syndicats, etc., constituent peut-être le plus redoutable danger de la puissance des foules. Ils représentent, en effet, la forme la plus impersonnelle, et, par conséquent, la plus oppressive de la tyrannie. Les meneurs qui dirigent les comités étant censés parler et agir au nom d’une collectivité sont dégagés de toute responsabilité et peuvent tout se permettre. Le tyran le plus farouche n’eût jamais osé rêver les proscriptions ordonnées par les comités révolutionnaires. Ils avaient, dit Barras, décimé et mis en coupe réglée la Convention. Robespierre fut maître absolu tant qu’il put parler en leur nom. Le jour où l’effroyable dictateur se sépara d’eux pour des questions d’amour-propre, il fut perdu. Le règne des foules, c’est le règne des comités, c’est-à-dire des meneurs. On ne saurait rêver de despotisme plus dur.

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