Psychanalyse-Paris.com Abréactions Associations : 8, rue de Florence - 75008 Paris | Tél. : 01 45 08 41 10
Accueil > Bibliothèques > Livres > Les frontières de la folie > La psychologie morbide dans la littérature et l’art

Alexandre Cullerre

La psychologie morbide dans la littérature et l’art

Les frontières de la folie (Ch. X, §. III)

Date de mise en ligne : samedi 15 mars 2008

Mots-clés :

Alexandre Cullerre, Les frontières de la folie, Chapitre X, §. III : « La psychologie morbide dans la littérature et l’art », Éd. J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888, pp. 343-358.

CHAPITRE X
FOLIE ET CIVILISATION

—  — —
III
LA PSYCHOLOGIE MORBIDE DANS LA LITTÉRATURE ET L’ART.

La littérature d’une époque en reflète dans une certaine mesure les moeurs, les idées dominantes, et s’il est permis de parler ainsi, la santé intellectuelle. Nous ne pouvons développer cette question comme elle le mérite, mais nous essayerons du moins d’en indiquer à grands traits les principaux éléments.

Plus la civilisation est avancée et complexe, plus elle engendre d’esprits inquiets, troublés, dévoyés et malades. Plus elle est simple et primitive, et plus il y a d’uniformité dans les intelligences, plus elles sont sollicitées dans la même direction, moins elles risquent de s’égarer et de se perdre dans les régions encore inexplorées de la pensée et du sentiment. Si l’on se reporte aux poètes des premiers temps de la Grèce, on y constate l’absence de toute mention concernant la folie. « À l’exception de deux lignes de l’Iliade où il est fait allusion à la légende de la mélancolie de Bellérophon, observe le Dr J. R. Gasquet [1], on ne trouve aucun passage ayant trait à ce sujet dans ce merveilleux panorama de la jeunesse du monde. »

Sous de nombreux rapports, selon le même auteur, les Grecs de l’âge héroïque ressemblaient beaucoup aux nations de l’Europe occidentale entre le dixième et le treizième siècles : la Divine comédie, la grande épopée de cette époque, est tout aussi dépourvue que l’Iliade de toute description de la folie, quoi qu’elle soit remplie d’épisodes de passion et de violence. C’est que, dans les deux cas, les conditions de la vie étaient plus simples, la lutte pour l’existence moins terrible, les soucis inhérents à une civilisation avancée, absents. La religion avait plus d’empire sur les esprits, la violence des passions, que rien ne contenait, servait en quelque sorte de soupape de sûreté ; enfin, les individus psychiquement mal doués avaient sans doute moins de chances de survivre et de faire souche d’aliénés.

Il n’en fut plus de même à l’époque raffinée où fleurirent les grands tragiques. L’Oreste d’Eschyle, après avoir tué sa mère, sent sa raison l’abandonner ; bientôt il succombe à la mélancolie anxieuse, poursuivi par des hallucinations terrifiantes : « Voyez-les comme des Gorgones, vêtues de noir, entourées des replis de serpents innombrables… Ce sont bien les chiens irrités qui vengent ma mère… Vous ne les voyez pas, vous, mais moi, je les vois, elles me poursuivent. Je ne puis plus rester [2]. » L’Ajax, de Sophocle, irrité de perdre les armes d’Achille décernées à Ulysse est pris soudain pendant la nuit d’un accès de délire épileptique ou somnambulique, et massacre les troupeaux de l’armée achéenne. Revenu à lui, il demande avec stupeur ce qu’il a fait, il ne se souvient de rien [3].

Ainsi il semble que les poètes de l’Athènes civilisée ont compliqué les personnages des temps héroïques de la Grèce en leur donnant des caractères nouveaux, très probablement pris sur le vif de leur propre époque.

La littérature romaine est, dans ses oeuvres d’imagination, plus pauvre en documents sur la folie que la littérature grecque, à laquelle elle a tant emprunté ; mais dans les oeuvres d’histoire, elle prend une forte revanche, n’ayant eu pour cela qu’à peindre les monstrueux modèles qui s’offraient à elle et dont nous avons parlé précédemment, en traçant la physionomie de quelques uns des empereurs romains.

Au moyen âge et au commencement des temps modernes, la folie, qui conserve son caractère religieux, et dont les manifestations sont attribuées à l’intervention de l’esprit malin, est presque complètement absente de la littérature proprement dite. Elle encombre, au contraire, les oeuvres de controverse religieuse et de droit avec les procès de sorciers, et les relations de possessions démoniaques. Les troubles d’esprit de cette période, d’ailleurs si nombreux, ne sortaient guère de ce cercle d’aberrations provoquées par des superstitions irrésistibles et une foi grossière et aveugle.

Les possessions démoniaques, dont l’histoire nous a conservé de longs et minutieux procès verbaux, sont, en quelque sorte, décrites avec non moins de force et de véracité dans les oeuvres d’art, selon MM. Charcot et Richer, à qui nous devons de curieuses recherches sur ce point. Des miniatures, des plaques d’ivoire, des tapisseries, des bas-reliefs de bronze, des fresques, des tableaux, des gravures ont retracé des scènes d’exorcisme et figuré les attitudes et les contorsions des possédés, dans lesquels, disent ces auteurs, la science retrouve aujourd’hui les traits précis d’un état purement pathologique [4].

Les premières représentations de démoniaques qu’ils ont rencontrées datent du Ve, ou du VIe siècle. Elles ont un caractère absolument religieux, et ont d’autant plus de mérite artistique qu’on s’éloigne davantage de ces temps primitifs.

Tout d’abord, la représentation des démoniaques est purement conventionnelle ; l’attitude et les traits du possédé n’ont rien de caractéristique, et seule la figure du démon, qui s’échappe de son corps au moment de l’exorcisme, indique naïvement qu’en est en présence d’une scène de possession. Cette représentation du démon elle-même, d’abord vague et sans caractère, se précise peu à peu ; les artistes lui donnent des cornes, une queue, des griffes ; plus tard, ils le représentent sous la forme d’animaux fantastiques.

Il faut arriver à la Renaissance, au Dominiquin, à André del Sarte, à Rubens, pour rencontrer une exacte et scrupuleuse observation de la nature, et la représentation réelle des scènes de la possession démoniaque, c’est-à-dire de la grande hystérie.

Tandis que Raphaël, malgré tout son génie, n’a donné que des représentations tout à fait inexactes de convulsionnaires [5], Rubens, au contraire, semble avoir mis tout son talent dans la reproduction fidèle de la réalité. Dans toutes ses oeuvres, il sut voir la nature et la reproduire avec respect. « Aucun maître n’a été plus injustement discuté dans sa conception du dessin. Tel de ses possédés offre des caractères si vrais et si saisissants, que nous ne saurions rencontrer ou imaginer une représentation plus parfaite des crises que nous avons longuement décrites dans des ouvrages récents et dont nos malades de la Salpêtrière nous offrent journellement des exemples typiques. Il a fallu toute l’intuition du génie jointe à une rare acuité d’observation pour saisir et fixer avec tant d’effet et de sûreté les traits fondamentaux d’un tableau si changeante si complexe. »

C’est dans ses tableaux représentant Saint Ignace guérissant les possédés et ressuscitant les enfants [6] qu’on trouve la plus parfaite expression du talent de ce maître.

Un des auteurs qui ont le plus usé de la folie et qui l’ont le mieux décrite est Shakespeare, qui, de l’aveu des médecins lettrés d’Angleterre et de France, a fait preuve d’une connaissance approfondie de la marche des maladies mentales. De la foule des personnages qu’il a mis à la scène avec l’esprit plus ou moins troublé, se détachent : le Roi Lear, dont la folie, indiquée dès le commencement du drame par les prodromes habituels, c’est-à-dire la perversion des sentiments affectifs, se développe progressivement jusqu’à la manie furieuse ; Lady Macbeth, dont les accès de délire somnambulique affectent une forme qu’on pourrait qualifier de classique ; Hamlet, le grand déséquilibré mélancolique, que tourmentent l’idée du suicide et le dégoût de la vie, que son imagination rêveuse aidée des croyances superstitieuses de l’époque, pousse dans l’hallucination ; qui n’a ni volonté, ni décision, ni énergie ; qui, simulant la folie furieuse pour le public, désabuse ses amis et leur fait une si admirable description de l’ennui qui l’accable.

Shakespeare vivait à une époque troublée, au milieu d’esprits désorientés. Aussi, Hamlet est-il la peinture exacte d’un état moral, particulier à cette époque. « J’imagine, dit un auteur [7], que Shakespeare n’a eu qu’à réunir les traits épars que lui fournissaient ses contemporains pour en former ce personnage… Ils ont, les uns sa tournure d’âme, son inquiétude secrète et sa tristesse grave ; les autres sa subtilité métaphysique aisément chimérique, et son élévation de pensée mêlée de superstition ; ceux-ci sa fière allure, unie à ses boutades de dureté et à cette rudesse de ton qui lui sont habituelles ; ceux-là enfin, son esprit mâle et son irrésolution. Ce ne sont là toutefois que des traits isolés ; le trait essentiel est le trait historique. La situation dans laquelle se trouvèrent les héritiers du moyen âge, lorsque sonna le seizième siècle, est exprimée par Hamlet avec une étonnante fidélité. »

Cervantes a-t-il voulu, comme le prétendent de profonds critiques, faire ressortir une fois de plus, en écrivant son immortel Don Quichotte, le contraste éternel qui existe entre l’esprit poétique et celui de la prose, entre les affamés d’idéal, de désintéressement, de dévouement, de justice, et les positifs sectateurs du culte de l’intérêt ? Il est bien plus probable qu’il n’a eu d’autre but que de tourner en ridicule un travers de son époque : cet engouement irrésistible pour de mauvais romans de chevalerie, dont l’extravagance pervertissait le goût, le langage et les moeurs de ses contemporains. À force de lire ces aventures échevelées, le pauvre don Quichotte tombe dans une sorte de mégalomanie, dont la description semble indiquer que Cervantes avait visité les maisons de fous de son pays et y avait acquis des notions assez étendues sur l’aliénation mentale.

Le calme qui régnait dans les esprits à la grande époque de la littérature classique se reflète dans ses chefs-d’oeuvre tout empreints d’une beauté sereine et idéale. Tout y est général et impersonnel, les passions et les caractères. Ses types sont des types éternels, n’ayant de place déterminée ni dans le temps ni dans l’espace L’amour de Phèdre ne pourrait être, de nos jours, qu’une aberration mentale ayant sa place marquée entre le vice et la folie ; l’amour de la Phèdre de Racine, tout incestueux qu’il soit, n’est pourtant que de l’amour. Harpagon n’est pas un avare du temps de Molière ; c’est l’Avare. Il en est de même des principaux personnages satiriques du grand poète, le Malade imaginaire, Tartufe, le Misanthrope.

L’hypocondrie morale de ce dernier est aussi loin de celle d’Hamlet que de celle de René, de Werther, de Raphaël. On serait tenté de croire que c’est une hypocondrie bien portante, comparée à celle des autres personnages que nous avons cités. Nous avons vu qu’Hamlet résume en lui toutes les déséquilibrations morales d’une époque : ainsi font le René de Châteaubriand, le Werther de Goethe, le Raphaël de Lamartine et tant d’autres héros de cette littérature sentimentale et mélancolique qui prit naissance après les terribles orages de la Révolution française. L’ennui, le dégoût, la désespérance envahissent les esprits désemparés, qui n’ont plus ni foi ni croyance où accrocher leur faiblesse.

Le même malaise moral et social se retrouve dans la littérature du premier tiers de ce siècle ; dans la poésie, avec Childe Harold, Olympio, l’amant d’Elvire, Rolla ; dans le roman avec les premiers héros de George Sand ; dans le drame avec quelques-uns des personnages de Victor Hugo. Le pessimisme rigide de Didier, le ténébreux amant de Marion de Lorme est en avance de deux cents ans sur son époque.

Le nombre considérable de déséquilibrés, au temps présent, est dû en partie non seulement aux progrès incessants de l’individualisme et du scepticisme religieux, philosophique et politique, mais encore à l’extrême complication des moeurs, des intérêts, des idées et des impressions du milieu moderne. Dans l’existence humaine, une diversité sans limites a succédé brusquement à l’uniformité d’autrefois. On ne doit donc pas s’étonner de voir la littérature refléter de plus en plus les divers aspects de cette instabilité mentale, qui semble caractériser notre époque.

L’oeuvre de Balzac, consacrée à la description des espèces sociales, pour employer sa propre expression, fourmille de traits, de remarques, d’observations qui relèvent de la psychologie morbide, mais qui n’occupent presque nulle part une place importante, et ne jouent qu’un rôle secondaire dans les divers épisodes de la Comédie humaine. De son temps, au reste, les questions concernant l’hérédité psychologique et psychopathique, et les conséquences philosophiques et sociales qui en découlent, n’étaient pas à l’ordre du jour. « L’homme n’est ni bon, ni méchant » [8], dit-il lui-même ; et il explique par les influences de milieu les différences que l’on remarque entre les créatures humaines : « La société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? »

Toutefois, il ne pouvait décrire les types si nombreux et si variés qui représentent la société contemporaine sans rencontrer sous sa plume quelques-uns de ces esprits maladifs qui y jouent un rôle souvent aussi important que celui des esprits dont l’équilibration est meilleure. C’est à cette circonstance sans doute, servie par l’intuition d’un talent supérieur, que nous devons par exemple ce type remarquable d’hypocondrie morale, ce névropathe inintelligent, jaloux, défiant, férocement égoïste, follement colérique, avec des accès passagers de véritable excitation maniaque, le comte de Mortsauf ; ou encore le baron Hulot, ce sexuel salace, dont rien n’arrête le funeste penchant ; ni le chagrin, ni la ruine, ni la mort, ni le déshonneur qui s’abattent sur sa famille ; Claës, que la folie des inventeurs pousse à l’abîme ; Pons, le premier prix de Rome, l’artiste d’abord célèbre, dont le talent ne tarde pas à se fondre dans l’hébétement et la manie du collectionneur ; Grandet, cet avare dont la passion devient une folie.

On y trouve jusqu’aux nervosités et aux détraquements psychiques du magnétisme animal, alors à la mode, mais avec les idées et les théories du temps, d’après les expériences merveilleuses des Pigeaire, des Teste, des Lafontaine sur la double vue et la lucidité somnambulique. Ursule Mirouet est une voyante selon la formule de cette époque.

De nos jours, le magnétisme est redevenu à la mode, mais a revêtu une forme nouvelle plus en rapport avec les données actuelles de la science, quoique tout aussi merveilleuse [9]. La découverte de la suggestion hypnotique a été le point de départ de toute une littérature qui a cherché à exploiter soit à titre épisodique, soit à titre d’élément principal, les données de l’hypnotisme moderne. La possibilité de suggérer l’accomplissement d’un crime a surtout frappé les romanciers qui, devançant sur ce point la réalité des faits vécus et observés, ont exploité une pure hypothèse. Parmi les spécimens les plus remarquables de la littérature hypnotique, il faut noter le Jean Mornas de M. Claretie ; mais ce personnage n’a pas, que nous sachions, de prototype dans les annales judiciaires. Le Volkyne [10] de M. Gilbert-Augustin Thierry est un personnage plus merveilleux encore. Un jeune Français aime jusqu’au crime Marfa, l’épouse du prince Volkyne qu’il tue en traîneau, par une nuit de neige. Mais le prince, frappé à mort s’accroche à son meurtrier, l’hypnotise et lui dit : « Tu n’épouseras pas Marfa. Le jour de vos noces, toi-même tu raconteras tout au juge de ton pays. Je veux ! » Tel est le thème d’un récit dramatique et attachant, mais qui appartient à la littérature d’imagination, beaucoup plus qu’à la littérature réaliste.

Les théories littéraires qui ont peu à peu prévalu, et qui reposent sur le principe de l’observation exacte et de la représentation fidèle de la nature, ont conduit es écrivains à négliger de plus en plus les grandes lignes pour s’attacher aux détails, à laisser de côté les types généraux pour peindre des individualités particulières. Mais la puissance du talent est telle que, sans l’avoir cherché, il crée parfois de ces personnages en qui se résument toute une catégorie d’individus et qui, malgré les ornements d’emprunt qu’ils doivent au temps et au milieu où ils sont censés avoir vécu, n’en sont pas moins de tous les temps et de tous les milieux. Telle nous semble être l’héroïne de Flaubert, Madame Bovary, le prototype de toutes les détraquées, de toutes les déséquilibrées, de toutes les névropathes, de toutes les hystériques du roman contemporain.

M. Alphonse Daudet a poussé à un grand degré de perfection littéraire et psychologique cette analyse de quelques-uns des caractères morbides de notre société contemporaine. Nous trouvons, dans l’Évangéliste, la peinture de ce regain de mysticisme fanatique dont les sectes protestantes essayent de galvaniser la foi mourante des générations actuelles. « Névrose religieuse » — le mot y est, et peut s’appliquer à plusieurs des personnages de ce livre, qui devra rester comme un spécimen des aberrations mentales de notre époque.

Dans Les rois en exil, l’auteur aborde un autre sujet de psychologie morbide : la fin des races royales et princières ; sujet d’actualité s’il en fut, dans un temps où les maisons de santé s’ouvrent pour les rois et les reines, où les princes se livrent aux spéculations véreuses, et où les princesses montent sur les planches des cafés-concerts. — « Tous exilés ou fous ! » s’écrie la reine d’Illyrie qui gémit sur la dégénérescence dont est frappée la race de son époux : « le sang le plus vicié, le plus épuisé, le plus pauvre… du sang de roi ! »

Nous devons au même auteur quelques personnages épisodiques intéressants de ratés, de déséquilibrés, de toqués : l’illustre Delobelle, acteur et directeur de théâtre in partibus, « dépositaire d’un génie mystérieux et inconnu » ; le fantastique Bompart, ce bohème optimiste, parasite et brasseur d’affaires qui n’ont jamais existé, auteur de combinaisons merveilleuses où la fortune manque toujours d’être prise au piège ; Césaire Gaussin, le libertin prodigue, coureur de tripots qui, en quelques années d’incurie et de dilapidation, arrive à la ruine : « Ce type contradictoire qui apparaît de loin en loin dans les familles les plus austères, dont il est comme la soupape d’échappement. »

Ces types épisodiques ou fantaisistes sont à nos yeux une des plus intéressantes créations de la littérature moderne. Peut-être nous paraissent-ils plus vrais que les héros d’une importance plus considérable, parce que, moins prétentieusement fouillées, moins finement dessinées, leurs silhouettes se détachent avec plus de relief ; leurs contours plus saillants, plus roides, moins surchargés d’ombres et de nuances, nous rappellent davantage le type impersonnel de la variété clinique à laquelle ils appartiennent. Nous avons pris autrefois plaisir à lire dans Fa dièze de M. Alphonse Karr les angoisses d’un onomatomane à la recherche de quelques mesures d’un air de musique, dont l’oubli l’obsède au point qu’il en meurt. Dans ce roman la vérité d’observation s’allie de la façon la plus agréable à une fantaisie pleine d’humour. De même, chose plus rare qu’on ne croirait au premier abord dans l’oeuvre de M. Zola, on peut voir, dans un de ses derniers romans, le type épisodique, mais bien moderne, bien parisien, de l’oniomane, qui, fascinée par les fastueux étalages des grands bazars modernes, achète, achète, jusqu’à l’épuisement complet de sa bourse.

Enfin, avec M. Zola, la doctrine naturaliste arrive à sa floraison la plus parfaite ; la fatalité rentre dans la littérature, ramenée par la science et ses données sur l’hérédité morbide. On connaît le fameux arbre généalogique des Rougon-Macquart. On s’étonne seulement de le voir si feuillu, étant si véreux, et on se prend à souhaiter, en face de cette prétendue histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, que 1’auteur, poussant ses théories scientifiques jusqu’à leurs dernières conséquences, s’empresse de faire s’éteindre dans la stérilité une race si mal douée et si malfaisante. — « Ah ! s’écrie un de ces personnages, vous êtes bien la fille de votre mère ! Vous avez ses yeux, sa voix et son sang brûle dans vos veines. Elle m’a trahi ; elle s’est enfuie de la maison conjugale ; elle est allée tombant de chute en chute jusqu’au dernier degré du mépris. C’était une détraquée, vous en êtes une autre [11] ».

Tous détraqués ou vicieux, les personnages de cette monstrueuse épopée, mais plus vicieux encore que détraqués : voleurs, adultères, incestueux, alcooliques, sexuels, sexuels surtout. Un âcre relent de rut circule à travers l’oeuvre entière, et surtout dans les derniers récits, au point que les propres disciples du maître ont poussé la sévérité jusqu’à les traiter de recueils de scatologie et de coprolalie, de la compétence des médecins de la Salpêtrière.

« Les moins perspicaces, ajoutent-ils, ont fini par s’apercevoir du ridicule de cette soi-disant Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, de la fragilité du fil héréditaire, de l’enfantillage du fameux arbre généalogique, de l’ignorance médicale et scientifique du maître [12] ».

M. Zola ne semble avoir rencontré sur son chemin que des difformités, des monstruosités, des sujets relevant de la pathologie ou de la cour d’assises ; il semblerait, à le lire, que l’humanité, sans exception, pataugeât dans un immense bourbier, dont rien de pur et de sain n’émerge, jamais. Cependant la science n’a jamais prétendu qu’une tare accidentellement constatée dans une famille pût la condamner à jamais à ne produire dans toutes ses branches que des dégénérés, des criminels et des grotesques. La fatalité héréditaire est heureusement moins inéluctable que L’antique fatalité du Destin.

La nature se plaît à des exceptions, soit normales et prévues, soit bizarres et inattendues ; et peut, grâce aux inépuisables ressources de l’Atavisme, faire sortir des créatures bien nées d’une souche médiocre et même suspecte. Balzac énumère, avec complaisance, dans la préface de son oeuvre, le nombre imposant de personnages vertueux qui se trouvent mêlés à l’action de ses récits et se vante d’avoir résolu le difficile problème littéraire qui consiste à rendre intéressant un héros de cette espèce. M. Zola, son émule, n’en pourra pas dire autant et sans doute ne s’en soucie guère. Tant pis, car le réalisme de Balzac était plus vrai que le naturalisme de M. Zola.

FIN

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Alexandre Cullerre, Les frontières de la folie, Chapitre X, §. III : « La psychologie morbide dans la littérature et l’art », Éd. J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888, pp. 343-358.

Notes

[1S. R. Gasquet, Mental science, 1872.

[2Eschyle, Les choéphores, traduction Pierron. Paris, 1841.

[3Sophocle, Ajax, traduction Artaud. Paris, 1841.

[4Charcot et Richer, Les démoniaques dans l’art. Paris, 1887.

[5Dans le possédé du tableau de la Transfiguration (musée du Vatican) on ne retrouve aucun caractère précis soit de l’épilepsie soit de l’hystérie, quoique l’artiste ait eu l’intention de reproduire une scène de l’une de ces maladies. Dans la physionomie, les attitudes, les contorsions, tout est faux, et rien ne répond à une maladie convulsive connue.

[6Église Saint-Ambroise, à Gênes, et musée de Vienne.

[7Shakespeare, Œuvres complètes, traduction E. Montgut. Paris, 1877.

[8Balzac, avant-propos à la Comédie humaine.

[9Voyez Cullerre, Magnétisme et hypnotisme, 2e édition. Paris, 1887 (Bibliothèque scientifique contemporaine).

[10Gilbert-Augustin Thierry, Marfa (le Palimpseste). Paris, 1887.

[11Zola, Renée.

[12Le Temps, 19 août 1887.

Partenaires référencement
Psychanalyste Paris | Psychanalyste Paris 10 | Psychanalyste Argenteuil 95
Annuaire Psychanalyste Paris | Psychanalystes Paris
Avocats en propriété intellectuelle | Avocats paris - Droits d'auteur, droit des marques, droit à l'image et vie privée
Avocats paris - Droit d'auteur, droit des marques et de la création d'entreprise