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Alexandre Cullerre

Délire de la chicane (Persécuteurs processifs)

Les frontières de la folie (Ch. V, §. II)

Date de mise en ligne : mercredi 17 octobre 2007

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Alexandre Cullerre, Les frontières de la folie, Chapitre V, §. II : « Processifs », Éd. J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888, pp. 177-186.

CHAPITRE V
PERSÉCUTEURS

—  — —
II
PROCESSIFS

À côté des persécuteurs il convient de placer les processifs, chez qui Casper le premier a entrevu une forme délirante spéciale, étudiée récemment par le Dr Krafft-Ebing [1], sous le nom de Délire de la chicane. Selon cet auteur, Brosius, Snell et Liebmann ont complété Casper, en ce qu’ils ont deviné l’origine héréditaire de ce délire. C’est, en effet, une espèce de folie de persécutions ou de manie raisonnante ; comme cette dernière, elle ne se rencontre que chez les héréditaires et les dégénérés.

Chez les processifs, il y a, le plus souvent, anomalie de développement du crâne et divers autres symptômes de dégénérescence qui sont l’indice certain d’un trouble de nutrition congénital. Leur sens moral est dévié, car ils sont prématurément immoraux, insoumis, peu scrupuleux du bien d’autrui. La notion du droit n’existe pour eux qu’en tant qu’il donne prise sur les autres ; c’est une arme légale, pour parvenir à leurs fins. Pétris d’égoïsme, incapables de la moindre concession, du moindre sacrifice, tout ce qui leur porte préjudice les met hors d’eux-mêmes. Entêtés, emportés, ergoteurs et présomptueux, ils sont peu intelligents et leur faconde, qui en impose quelque fois pour du talent, ne couvre pas longtemps l’indigence de leur judiciaire. Notons encore un trouble de l’imagination, qui défigure les faits, et ne les présente que déformés et altérés à la conscience. Comme les hystériques et les enfants, ils se mentent ainsi à eux-mêmes et ont le travers d’inventer. Pleins d’eux-mêmes et de leur infaillibilité, ils ne supportent aucune contradiction, d’où des conflits permanents avec leur entourage.

Un grand nombre de processifs se maintiennent à ce degré de simple anomalie du caractère, véritables fléaux pour ceux qui les approchent. S’ils n’ont pas de procès ou ne peuvent en faire pour eux-mêmes, ils excitent les autres à en inventer et se font alors avocats.

Le véritable délire de la chicane naît sous l’influence du motif le plus futile, la perte d’un procès, quelquefois même une simple contestation. Alors, la passion s’exalte et atteint instantanément son paroxysme ; le processif sacrifie tout, bien-être, fortune, famille, au besoin qui le tourmente de rentrer dans ses droits. Il s’acharne de plus en plus, et ce qui jusque-là n’était que folle passion devient délire. L’idée ne lui viendra pas que sa cause est perdue parce qu’elle est mauvaise ; il se considère comme martyr ou dupe ; les juges sont prévaricateurs, fourbes ; il en vient à maltraiter les exécuteurs de la loi. On en voit s’ériger en protecteurs ou avocats interlopes des opprimés ; témoin cet homme qui fonda la Société des opprimés, c’est-à-dire des évincés juridiques.

Le plus souvent, les malheureux fous procéduriers ne sont reconnus tels que lorsqu’ils ont gaspillé leur fortune en procès, troublé l’ordre public, ou même commis quelque crime.

Madame C… [2] avait 40 ans quand elle songea à faire l’essai loyal du mariage ; elle se croit recherchée par un étranger jeune, beau et riche, qui habitait un hôtel situé en face de la maison où elle était employée comme caissière. Un jour il disparaît ; madame C… désespérée, se rend chez le commissaire de police de son quartier et accuse son patron de l’avoir desservie auprès de son amant.

Le commissaire de police reste sourd à ses prières ; elle s’adresse au préfet de police, aux tribunaux, demande 10,000 fr. de dommages et intérêts. Déboutée de ses poursuites, elle reste pendant deux ans toute à ses douleurs. Madame C… après maintes réflexions, se décide encore une fois à se marier ; même insuccès, mêmes déceptions. B…, d’où vient tout le mal, est poursuivi de nouveau. Me Jules Favre, chargé de sa cause, l’abandonne, Me Grandperret la prend. L’affaire était à la veille d’être portée devant les tribunaux lorsque la malade fut séquestrée. Rendue à la liberté elle ne quitte les cabinets des avocats que pour errer dans la salle des Pas-perdus du Palais de justice. Elle s’arrête enfin à Me Lachaud qui ne peut plaider, une partie de son dossier étant restée entre les mains des premiers avocats. Elle était à la recherche de ses pièces, lorsqu’elle a été séquestrée pour la deuxième fois.

Combien de Chicaneau devraient trouver place dans nos maisons de santé !

Une vieille fille [3] avait été renversée par une voiture, et cet accident n’avait eu d’autres suites que des contusions sans gravité. Elle avait reçu une indemnité très équitablement fixée par le tribunal, conformément aux conclusions d’un certificat de M. le docteur Marjolin et d’un rapport de moi. Mais ne se trouvant pas satisfaite, et attribuant à sa chute toutes les indispositions, tous les malaises qu’elle éprouvait, elle poursuivit pendant plus de dix ans, par toutes les voies judiciaires, la réparation d’un dommage chimérique : et comme elle attribuait au témoignage des médecins les échecs répétés qu’elle essuyait dans toutes ses prétentions, elle finit par nous prendre à partie mon honorable confrère et moi. N’ayant pu trouver ni un avoué pour poursuivre, ni même un huissier pour nous signifier une assignation, elle alla jusqu’à s’adresser, non moins vainement mais sans se lasser, au syndic pour lui demander la désignation d’office d’un huissier pris à l’assistance judiciaire, donnant ainsi la mesure de l’altération des facultés qu’avait amenée chez elle l’exagération d’une disposition hypocondriaque. (Ambroise Tardieu.)

Le délire de la chicane peut, comme on vient de le voir, se développer sur un fond d’hypocondrie. Il se développe aussi sur un fonds d’idées de persécution.

B… [4] attire tout d’abord l’attention par son physique étrange. Sa figure d’enfant vieillot est complètement imberbe, le nez largement épaté, les pommettes saillantes, les yeux écartés, le teint d’une pâleur blafarde. La tête est mal conformée, et élargie dans le sens transversal. Bien que sa taille soit assez élevée, elle est déformée dans sa partie supérieure par des traces de rachitisme. Les organes génitaux ont subi un arrêt complet de développement et ont l’apparence de ceux d’un enfant de quatre ans. Quand il parle, c’est avec la voix grêle et glapissante d’un castrat.

D’un accord unanime, il est considéré comme violent, impulsif. chicaneur acharné, processif, n’ayant jamais pu vivre en bonne intelligence avec personne. À propos d’un peu de fumier ou de quelques volailles, il intentait des procès à ses voisins et faisait des menaces de mort. D’une avarice extrême, bien qu’il eût le moyen de vivre comme un cultivateur aisé, il végétait dans un taudis sordide où il n’y avait pour tout meuble qu’une paillasse sans literie et une armoire vermoulue qui suffisait à contenir ses hardes et sa nourriture.

Ombrageux à l’excès, se défiant de tous ceux qui l’environnaient, il s’imaginait qu’ils n’avaient d’autres préoccupation que de le voler ou d’empiéter sur son terrain. L’un de ses voisins était surtout l’objet de ses défiances et de son animadversion parce qu’il possédait un terrain riverain du sien propre ; aussi ne cessait-il de porter contre lui devant les gendarmes, les gardes-champêtres, le maire, ses griefs absolument imaginaires. Il lui intenta vainement de nombreuses poursuites devant la justice de paix ; et à fin, ne pouvant obtenir justice à son gré, il prit un fusil, et le déchargea sur le malheureux voisin, qui heureusement ne fut pas atteint.

B… sur mes conclusions, fut acquitté par la cour d’assises comme irresponsable.

Cette observation est surtout intéressante en ce qu’elle fait bien ressortir le rôle que joue la dégénérescence dans les aberrations mentales de ce genre. Elle montre, en outre, que les chicaneurs sont dangereux et poussent parfois jusqu’au crime leur appétit de revendications et de justice. Les observations suivantes compléteront cette démonstration.

Le 15 avril 1876, j’ai eu à examiner, dit Legrand du Saulle [5], un sieur P… accusé d’avoir porté des coups de barre de fer à M. D…, agent d’affaires, à l’occasion d’une réclamation d’un billet ancien. Il s’était présenté avec le plus grand calme chez M. D…, qu’il obsédait depuis longtemps, et il se servait de la barre de fer comme d’une canne. J’ai rarement rencontré un homme plus difficile et plus astucieux que P… ; aussi, la situation qui lui était faite me préoccupa-t-elle vivement. Voici textuellement le certificat que je rédigeai, après un interrogatoire très serré de trois heures consécutives : « Niveau intellectuel moyen. Élocution facile. Volonté énergique. Tendances éminemment processives. Somme de 120,000 francs dépensée en comptes, chicanes, expertises, procès, liquidations, séparation de corps, etc. Prétendu inceste (sa femme aurait été la maîtresse de son propre père). Haine violente contre les officiers ministériels qui l’ont ruiné et contre la justice qui l’a sciemment desservi. Fausses interprétations. Crainte de passer dans son pays pour un voleur, à la suite d’un billet qu’il aurait fait payer deux fois. Idées véritables de persécution. Désir maladif de passer devant un tribunal correctionnel ou une cour d’assises, afin de faire plaider à nouveau tous ses anciens procès et de faire savoir par son avocat qu’il est un honnête homme et qu’il a été victime toute sa vie. Préméditation avouée. Acte violent non regretté. Part considérable de volonté et de liberté morale. Placement difficile aujourd’hui dans un établissement d’aliénés ».

P… fut remis entre les mains d’un juge d’instruction, à la suite de cette pièce ; mais des scrupules se firent tour et M. Motet fut commis à titre d’expert. Notre collègue confirma mon opinion clinique. P… fut traduit en police correctionnelle et condamné à six : mois de prison.

Entre le processif et le persécuteur, la nuance est parfois insensible, et les deux personnages se fondent souvent en un seul. À preuve, la très intéressante observation suivante, empruntée aussi à M. Legrand du Saulle.

C… [6] courtier de commerce, âgé de trente-cinq ans, très intelligent, mais non éduqué, a une bonne tenue, le teint pâle, les traits réguliers, le regard incertain, les pupilles égales, la mémoire fidèle, la parole facile, abondante et dégagée. Il a été commis pendant quatre ans et demie chez M. B…, manufacturier à Aubervilliers. Il déclare qu’il a fait des efforts inouïs pour améliorer les affaires de son patron et pour enrichir ce dernier. Il gagnait simplement 150 francs par mois, mais il était l’âme de la maison. Une contestation s’élève tout à coup entre M. B… et C…, au sujet d’une somme de 658 francs, et C… accusé d’abus de confiance, passe en police correctionnelle et est condamné, principalement sur la déposition de M. B…, à six mois de prison.

À l’expiration de sa peine, C… se rend chez M. B…, lui donne des explications interminables, tente de lui prouver son innocence, sollicite sa réintégration, puis, ne pouvant pas l’obtenir, il demande un certificat de bonne conduite, un billet de confiance, un témoignage d’estime. Toujours éconduit et désespéré, il diffame partout son ancien patron, se place dans une maison rivale de la sienne et invente tous les moyens possibles pour porter préjudice à M. B…, en attendant les débats publics d’un procès civil en dommages-intérêts, « pour préjudice causé par une fausse déposition à l’audience ».

C… n’a point d’argent pour entamer le procès qu’il médite, mais il vole une barrique de gélatine livrée par M. B… et avec le produit de la vente de cette barrique, il pourra enfin plaider contre l’homme qui lui a ravi son honneur. Il est honnête, dit-il, et ne détournerait pas cinq centimes à qui que ce soit, mais vis-à-vis d’une marchandise appartenant à M. B…, il a non seulement le droit, mais le devoir de se l’approprier. « Sa conscience l’exige ». Soupçonné bientôt et arrêté, il est jugé et condamné à treize mois de prison.

C…, scandalisé de l’injustice des hommes et abreuvé de dégoût, pensant sans cesse aux crimes dont il a été la victime, commence à écrire le journal de ses impressions intimes. Il ne veut causer qu’avec lui, car lui seul est estimable, et il noircit trois ou quatre cents pages de grand papier. On relève ça et là les pensées suivantes : « Je ne suis retenu à la vie que par l’espérance de servir la cause humaine avec une abnégation totale de ma personnalité. — Les souffrances que la malice nous inflige ne sont rien, puisque la paix de la conscience et la santé de l’esprit les tournent en jouissances. — La folie est un démon sans fin qui, pour se faire nourrir et adorer, ne craint pas d’assassiner les lois de la nature, de détruire le siège de la raison. — Je tiens à la vie pour être le libérateur du genre humain. De l’enfer terrestre je veux faire un paradis terrestre, sans secousse pour personne, par la seule lumière de la persuasion. Je veux rendre Dieu et le Diable visibles comme une matière que l’on tient dans sa main, que l’on peut interroger, toucher, distinguer et comprendre comme la nuit d’avec le jour. — Une opinion est une passion. Une passion, dès qu’elle est victorieuse, domine ; tout ce qui domine, opprime, tout ce qui opprime avilit ; tout ce qui avilit dégrade. De là le forfait au grand jour par l’adoration du crime vertueux, par le vol honnête, par la probité malicieuse, par la sagesse de convention, et aussi par la supériorité décrétée tout comme si elle dépendait d’une volonté. »

Sorti de prison depuis trois ans, C… renouvelle auprès de M. B… toutes ses entreprises de réhabilitation, ne recule devant aucune obsession, déclare d’abord qu’il se contentera d’un aveu écrit de « l’erreur commise » ; puis il élève progressivement ses prétentions, sollicite un emploi largement rétribué dans la maison, et, enfin, à titre de réparation, une somme de 3,000, de 10,000, 30,000 et enfin de 100,000 francs. II va plus loin encore : M. B… doit lui abandonner immédiatement sa fortune et sa manufacture. Ce n’est pas trop pour le mal qu’il a fait !

C… imagine en dernier lieu le guet-apens que voici : Il loue une chambre rue des Jardins Saint-Paul, près le quai des Célestins, et, sous un faux nom, il fait donner à M. B… un important rendez-vous d’affaires. M. B… sans défiance, arrive à l’heure dite, et est reçu par C…, qui lui demande poliment si, oui ou non, il veut lui rendre son honneur. M. B… parlemente, constate qu’il a été trompé par la lettre reçue, et, toujours suivi par C…, descend l’escalier, passe devant le concierge, tourne la rue des Jardins-Saint-Paul et se dirige vers sa voiture qui stationnait au coin du quai des Célestins. Au moment où il entre dans sa voiture et adresse la parole à sa femme, C… lui tire aux jambes un coup de revolver, qui n’atteint personne. M. B…. afin de ne plus exposer sa femme, sort brusquement de voiture et se met à courir sur le quai. C… le poursuit, fait feu une seconde fois et M. B… reçoit une balle dans le coude.

Le plan de C… était celui-ci : « Je vais blesser M. B… et je passerai devant la cour d’assises ; là je démontrerai que j’ai été littéralement martyrisé, que j’avais droit à une éclatante réparation, et que, ne l’obtenant pas, j’avais le devoir d’en appeler à l’opinion publique. Si je viens maladroitement à tuer M. B…, toute réhabilitation possible m’échappe et je me brûle immédiatement la cervelle. Je suis, en effet, un honnête homme, et je n’ai pas envie de passer pour un assassin ».

Satisfait et fier de ce qu’il a fait, C… est écroué à Mazas. MM. Motet et Voisin ré-examinent à diverses reprises et concluent à l’irresponsabilité. Le parquet hésite et ordonne un supplément d’instruction. Je suis commis et je dépose un rapport très net dans le même sens que nos deux collègues.

Une ordonnance de non-lieu est rendue, et, en février 1877, le malade arrive à Bicêtre.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage Alexandre Cullerre, Les frontières de la folie, Chapitre V, §. II : « Processifs », Éd. J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888, pp. 177-186.

Notes

[1Krafft-Ebing, Allgemeine Zeitschrift für Psychiatrie, 1878, et Annales médico-psychologiques, 1880, 4.

[2Taguet, Annales médico-psychologiques, loc. cit.

[3Tardieu, Étude médico-légale sur la folie, Paris 1880, p. 166.

[4Observation personnelle.

[5Annales médico-psychologiques, 1878.

[6Annales médico-psychologiques, 1878.

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