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Alexandre Cullerre

Inventeurs, rêveurs, utopistes

Les frontières de la folie (Ch. IV, §. IV)

Date de mise en ligne : mardi 9 octobre 2007

Mots-clés :

Alexandre Cullerre, Les frontières de la folie, Chapitre IV, §. IV : « Inventeurs, rêveurs, utopistes », Éd. J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888, pp. 152-160.

CHAPITRE IV
EXCENTRIQUES

—  — —
IV
INVENTEURS, RÊVEURS, UTOPISTES

Plusieurs des excentriques que nous nous proposons d’étudier ici ont un point de commun avec ceux de la catégorie précédente : l’orgueil, avec cette différence que l’enflure des premiers est généralisée, se montre dans tous les détails de leur personne, s’étale dans les moindres circonstances de leur vie, tandis que chez les autres elle est en quelque sorte localisée, et se traduit à l’extérieur par des prétentions précises à tel ou tel mérite, tel ou tel talent. Tels sont les inventeurs, les chercheurs, les utopistes, les réformateurs, les artistes et les poètes incompris. Si les orgueilleux que nous avons étudiés dans le précédent article sont des déséquilibrés maniaques, ceux-ci sont plus spécialement monomaniaques et ont souvent été considérés comme appartenant à une variété de la mégalomanie.

On appelait jadis, en médecine mentale, monomanies, des affections que l’on croyait consister en un délire roulant sur une seule idée et laissant intact le reste de l’entendement.

Ce point de vue était faux, comme il a été surabondamment démontré depuis, en ce sens que, même dans le cas d’un délire en apparence très restreint, les facultés intellectuelles sont toujours troublées dans leur ensemble, et que, si l’on suit un malade pendant tout le cours de son existence, on le voit passer successivement par plusieurs monomanies différentes.

Nous devions rappeler ces principes désormais classiques avant de passer aux faits qui vont encore ne nous révéler que des excentriques, des héréditaires, des dégénérés, fous à l’occasion seulement, mais détraqués toujours, tantôt semi-imbéciles et inconscients, tantôt doués d’une intelligence aiguë, mais incomplète ; tantôt bons enfants et de moeurs douces, tantôt immoraux, pervers et atrocement criminels.

La chose publique intéresse bon nombre de ces individus. Que de chercheurs de panacées, que d’habiles stratégistes, que de diplomates, que d’économistes, que de moralisateurs parmi eux.

— Monsieur, écrit l’un, je vous adresse une carte de France avec le plan et la position de mes huit camps retranchés. Avec eux, la France pourra dormir tranquille. Les journaux sont inondés de ses projets militaires, de ses devis, de ses mémoires qu’il publie à grands frais. C’est un excentrique semi-imbécile.

— J’ai appris, par la chronique scientifique de mon journal, écrit un autre, que les Prussiens se servaient, pour la traction de leurs canons, d’un petit appareil qui économise la force des chevaux. J’ai songé à appliquer cette invention aux étriers de la cavalerie. Suivent avec figures et croquis à l’appui, la théorie et le mode d’application. C’est un dégénéré qui compte de nombreux fous dans sa famille. Il a encore inventé un engin hydraulique destiné à supprimer les machines à vapeur et se propose de soumettre à l’Académie des sciences une nouvelle théorie du magnétisme.

Tout le monde a conservé le souvenir de ce sinistre aventurier, qui, pendant la guerre de 1870, s’improvisant diplomate, réussit dans l’affolement du moment à se faire prendre au sérieux. En s’entremettant entre généraux et ministres, il contribua dans une certaine mesure aux catastrophes qui fondirent sur son propre pays. Sa biographie, que certains journaux ont résumée à l’époque de sa mort, permet de lui assigner une place dans le panthéon des déséquilibrés.

C’est à Jules A… autre personnage célèbre, hôte habitué des établissements d’aliénés de la capitale, qu’est due une des plus mirifiques inventions de notre temps.

« Je ne ferai que rappeler, dit M. Laborde [1], sa fameuse invention du télégraphe escargotique fondée sur certains attributs de l’escargot dit sympathique, et qui lui a valu une notoriété toute caractéristique dans le public parisien. » Malgré l’absence complète de sens moral dont il fit preuve dans tout le cours de son existence, il ne s’en adonnait pas comme spécialement aux projets de réformes politiques et sociales, et au perfectionnement de l’éducation publique.

Une de nos aliénées qui, dit Morel, s’est signalée dès sa plus tendre enfance par un caractère bizarre, une intelligence peu droite, un jugement faux, devait le jour à un père chez lequel on n’avait remarqué qu’une disposition pour ainsi dire maladive à l’invention. C’était un de ces hommes vulgairement désignés sous le nom d’excentriques, d’originaux, d’individus à idées fixes ou bien encore de mononomanes, et qui compromettent leur fortune ou celles des autres par la mise à exécution de projets chimériques, impossibles à réaliser. Celui-ci croyait avoir trouvé le moyen de changer à volonté les conditions atmosphériques en modifiant par une culture spéciale et ruineuse la nature des terrains. Il légua à ses enfants plus que de l’originalité et de l’excentricité. [2]

L’apparente lucidité de tous ces personnages en impose parfois aux gens les plus éclairés. Une habituée de la Salpêtrière, citée par Trélat [3], se rend un jour chez un ministre des-finances de la Restauration, lui développe le plan d’un journal financier, et l’enthousiasme à tel point que le ministre, M. de Villèle, lui fait toutes les promesses qu’elle désire, parle toute la soirée de la communication qu’il a reçue et ne renonce à y donner suite que quand on lui prouve qu’il n’a eu affaire qu’à une folle.

Dans leur inconscience, dominés par leur idée fixe, ces individus s’abandonnent aux aberrations les plus monstrueuses.

Cette année même, un serrurier de Munster fut convaincu d’avoir déterré un mort et d’en avoir emporté une partie chez lui. Interrogé sur les motifs d’un crime aussi extraordinaire, il répondit qu’il voulait étudier la décomposition des cadavres ! [4]

Cléopâtre et Locuste essayant des poisons sur leurs esclaves trouvent des imitateurs parmi les cerveaux détraqués des inventeurs.

Le nommé Bouyn, qui fut jugé en février 1877 par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône et condamné à vingt ans de travaux forcés pour empoisonnement, était selon toute probabilité atteint du délire des inventeurs.

Il y a chez de Bouyn des antécédents héréditaires biens accusés : deux tantes et un oncle ont été aliénés. Après avoir terminé toutes ses classes, de Bouyn se livra à des études de mécanique et de chimie. Il ne tarda pas à se croire appelé à faire de grandes découvertes et arriva enfin à se convaincre qu’il avait inventé un chemin de fer à rails mobiles, une machine volante qui devait transformer l’art de la guerre, une composition chimique particulière qui, projetée par les trous d’un bouclier trouvé par lui, permettrait d’asphyxier à distance et sans danger pour soi-même des milliers d’hommes. À toutes ces splendides inventions. il ajoutait celle non moins belle de pouvoir obtenir le diamant naturel par un procédé nouveau de cristallisation. Complètement absorbé par ses découvertes, il s’en occupait nuit et jour et ne voulait point abandonner ses recherches pour se procurer les moyens de subvenir à ses besoins. Sans fortune, il vivait aux dépens d’une veuve, sa maîtresse, qui, éprise de lui, se soumettait à tous ses caprices. Sa rage d’invention et d’expérimentation était telle qu’il fit couver des oeufs à cette femme dans un appartement maintenu à la température de 25° et ne lui rendit sa liberté que lorsque les oeufs furent éclos. Au dire de cette personne il était souvent malade, très doux d’ailleurs, excepté quand on le contrariait sur ses machines. Il passait tout son temps à en faire, écrivait partout pour cela. Il se levait souvent la nuit et disait des choses étranges. En 1873 ii commit, dans une usine, un vol avec effraction. Il fut examiné par deux docteurs, le Dr Castellon, qui conclut à la responsabilité mitigée et le Dr Pontier qui le déclara irresponsable. Cette dernière opinion fut acceptée par le jury et de Bouyn acquitté. Tel est l’homme qui, en chemin de fer, se trouvant seul dans un compartiment avec un compagnon, le tua à l’aide de l’acide prussique, tandis que le train passait sous un tunnel, et lui vola ensuite son porte-monnaie et divers objets. De Bouyn, durant l’instruction et le cours des débats, a fourni de nombreuses versions sur ce crime. Il est parfaitement établi pour nous que l’empoisonnement a été commis par l’accusé, mais aussi nous sommes convaincu qu’il n’était que la conséquence de son délire. Qu’il ait tué son compagnon de route pour expérimenter sur un homme la puissance de ses engins destructeurs ou pour lui dérober l’argent nécessaire a la confection de ses machines, il a agi sous l’influence de conceptions délirantes dont le germe lui avait été transmis par hérédité. M.M les docteurs Lachaux et Rampal, chargés de statuer sur son état mental, ont conclu à une responsabilité limitée, par suite, ont-ils dit, de son tempérament et des antécédents héréditaires.

II est probable néanmoins qu’en 1873 le Dr Pontiei était dans le vrai quand il déclarait de Bouyn aliéné et irresponsable, et il est vraiment fâcheux qu’après son acquittement il n’ait pas été mis à la disposition de l’autorité administrative. [5]

N’oublions pas l’invention du mouvement perpétuel, l’une des excentricités les plus communes des utopistes et qui remplace de nos jours la recherche de la pierre philosophale, au temps passé. On connaît la célèbre observation de Trélat d’un individu qui, après avoir ruiné sa famille par ses essais et ses inventions, en était venu à chercher le mouvement perpétuel. Pour faire mouvoir indéfiniment une roue, il prétendait se contenter d’une eau stagnante. Dans toute discussion, il excipait de l’incompétence en mécanique de son interlocuteur. À bout d’arguments, le médecin de Bicêtre conduit son inventeur chez Arago qui lui démontre que ses prétentions sont chimériques. Le pauvre diable, un moment désabusé, fond en larmes. Mais bientôt, redressant la tête et reprenant son assurance : « C’est égal, dit-il, c’est M. Arago qui se trompe ! »

Tous les aliénistes ont remarqué cette tendance innée de beaucoup d’aliénés héréditaires à entreprendre dès leur jeune âge des études au-dessus de leur intelligence ou de leurs lumières, à se livrer à des lectures abstruses et sans fin, à composer eux-mêmes des élucubrations nuageuses, mystiques, incohérentes, sybilliques, à voir partout des emblèmes, à découvrir aux choses des significations symboliques, à faire des prophéties, à composer des vers, à peindre et à sculpter des images bizarres et incompréhensibles pour l’oeil de celui qui n’est pas au courant de leurs particularités mentales. Toutes ces tendances que l’on constate chez les fous véritables, se retrouvent chez les simples déséquilibrés. De là cette masse de ratés et d’incompris qui pullulent dans les bas-fonds de l’art et de la littérature, au sein des grandes cités ; ce flot de réformateurs et d’apôtres, de théoriciens, de pontifes, de poètes et même de philosophes, qui de temps en temps, à l’occasion d’un grand scandale ou même d’une révolution, émergent subitement de leur obscurité profonde, et traversent l’horizon à la façon d’un météore, provoquant l’étonnement, la crainte ou le rire ; soulevant des tempêtes d’idées, amenant parfois des catastrophes ; puis disparaissant soudain, aussi vite oubliés que disparus. Les aspirations de ces archi-penseurs et de ces archi-artistes atteignent rarement au développement moyen et s’arrêtent en deçà de la plus vulgaire médiocrité ; chez eux la nature s’est essayée à faire grand, mais la matière lui ayant manqué, elle a laissé son oeuvre inachevée. Aussi, est-ce par leurs bizarreries, leurs vices, leurs excentricités et leurs grimaces seulement qu’ils ressemblent aux grands talents, comme un singe ressemble à un homme. Nous n’insistons pas : tout le monde trouvera dans ces souvenirs ou dans le cercle de ses connaissances des preuves convaincantes de ce que nous venons d’avancer.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Alexandre Cullerre, Les frontières de la folie, Chapitre IV, §. IV : « Inventeurs, rêveurs, utopistes », Éd. J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888, pp. 152-160.

Notes

[1Laborde, Les hommes et les actes de l’insurrection de Paris. Paris, 1872.

[2Morel, Traité des maladies mentales. Paris, 1860.

[3Trélat, loc. cit.

[4Comme la partie soustraite par le coupable était la moitié inférieure d’un corps de jeune fille, cette observation pourrait subir une interprétation différente peut-être. (Voir le chapitre VII.)

[5Marandon de Montyel, Annales médico-psych., 1878.

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