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Alexandre Cullerre

Dipsomanie

Les frontières de la folie (Ch. III, §. II)

Date de mise en ligne : mercredi 19 septembre 2007

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Alexandre Cullerre, Les frontières de la folie, Chapitre III, §. II : « Dipsomanie », Éd. J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888, pp. 102-109.

CHAPITRE III
IMPULSIFS

—  — —
II
DIPSOMANIE

L’impulsion irrésistible à boire ne saurait, pas plus que les impulsions précédentes, être considérée comme une affection indépendante ; et abstraction faite de l’ensemble symptomatique que l’on désigne sous le nom de dipsomanie, on retrouve, chez le malade qui en est atteint, un fond psychique dont les particularités tiennent par bien des points à la psychologie morbide.

En somme, le dipsomane comme l’homicide, le suicide, est un héréditaire, un déséquilibré ; outre le besoin irrésistible et paroxystique de boire, on peut relever chez lui, à diverses époques de son existence, d’autres accès monomaniaques, comme le prouvent les observations citées par les auteurs, et on lui trouve à l’état permanent bon nombre des incorrections mentales qui appartiennent aux dégénérés.

Esquirol, Morel, Marcé, Griesinger, Foville [1], Lasègue [2] ont donné, quoique dans un esprit différent, de bonnes descriptions de la dipsomanie.

Trélat [3] a fourni, en quelques mots qui méritent d’être conservés, les éléments du diagnostic de cet état maladif : « Les ivrognes, dit-il, sont des gens qui s’enivrent quand ils en trouvent l’occasion ; les dipsomanes sont des malades qui s’enivrent toutes les fois que leur accès les prend. »

Comme l’a, en effet, très-bien fait ressortir Magnan [4], cette névrose a pour caractère de se traduire par des accès essentiellement intermittents et paroxystiques. L’accès est précédé de prodromes toujours les mêmes : sentiment vague de tristesse, découragement, dépression croissante, incapacité de tout travail et même de toute réflexion. Puis viennent les idées noires, les obsessions, les perversions du caractère. En même temps les malades éprouvent de l’anxiété épigastrique, du dégoût pour les aliments, un sentiment d’ardeur et de brûlure à l’estomac et au gosier. Une soif ardente s’éveille, soif particulière, accompagnée du désir irrésistible de boire quelque chose d’excitant.

Désormais rien ne les arrête ; tous les moyens, fussent-ils honteux et criminels, comme les abus de confiance, le vol, la prostitution, leur sont bons pour se procurer la boisson désirée. On a vu des mères vendre leurs enfants pour quelques verres d’eau-de-vie.

Les malades ont pleine conscience de leur trouble mental ; ils le déplorent et luttent contre l’obsession qui les envahit. Ils se morigènent, s’encouragent à la résistance, et après avoir succombé se vouent eux-mêmes à l’opprobre et au mépris. « Bois donc, misérable ; bois donc, ivrogne, vilaine femme qui déshonores ta famille ! » se disait une dipsomane, qui mêlait en vain des excréments à son breuvage alcoolique [5].

Beaucoup de dipsomanes se cachent, et disparaissent de chez eux pendant leurs accès. Toutes les boissons leur sont bonnes : le vin, l’eau-de-vie, l’absinthe, le vulnéraire, la teinture de menthe, l’eau de Cologne ! La plupart boivent sans choix, et au hasard des occasions.

La durée de l’accès n’a rien de fixe, elle est comprise entre deux et quinze jours. Il n’y a aucune périodicité régulière dans le retour de l’obsession, qui peut même ne pas se faire sentir pendant des années. Mais il est plus ordinaire de voir les accès se rapprocher de plus en plus à mesure qu’ils augmentent de nombre.

Les femmes y semblent plus sujettes que les hommes dans une assez forte proportion.

Mme B… [6], âgée de trente-cinq ans, porte dans sa conformation physique des signes marqués de dégénérescence. Sa grand-mère paternelle était épileptique, son père se livrait à de grands excès alcooliques et a eu, il y a une quinzaine d’années, un accès de délire furieux d’une durée de quinze jours. Il y avait une certaine intermittence dans ses excès ; sa femme avait observé que dans certains de ses voyages, il buvait, et pas dans d’autres ; la moindre contrariété le poussait à boire. Il en est de même de Mme B…, sa mère est paralysée depuis deux ans, elle est en démence et délire. Toute sa vie elle a été sujette à des maux de tête tellement violents qu’elle s’évanouissait parfois. Sa soeur unique a des névralgies dans la tête, elle présente divers stigmates physiques de dégénérescence et, par moments, elle n’a pas d’idées, ses idées s’en vont, elle a toujours peur de perdre la tète.

Mme B…, dès l’enfance, était bizarre, exaltée, difficile à réduire ; elle n’a jamais été comme les autres. À neuf ans, elle eut une fièvre cérébrale. Elle n’a jamais fait d’autres maladies graves.

Le premier accès de dipsomanie de Mme B… s’est produit à la puberté, lors de l’éruption menstruelle, et s’est renouvelé à diverses reprises au moment des règles. Les accès étaient moins intenses qu’aujourd’hui ; elle ressentait un grand malaise, de la tristesse, de l’oppression ; elle étouffait et éprouvait un irrésistible besoin de boire ; elle buvait d’abord de l’eau, puis du vin. Ils duraient huit à neuf jours, mais parfois étaient beaucoup plus courts, et ne se prolongeaient guère au delà de vingt-quatre heures. Un jour, sans avertissement d’aucun genre, on la voyait ivre, hargneuse et s’abandonnant à la violence ; dans la nuit, les règles arrivaient et le lendemain elle était guérie. D’habitude, pendant ses accès, elle cesse tout travail et se cache le plus possible.

Depuis la puberté, les crises dipsomaniaques n’ont cessé de se produire. Chose bizarre, elles coïncident souvent avec les grandes fêtes de l’année, les précédant ou les suivant de huit jours environ. Elle en a eu, depuis cette époque, à peu près quatre par an. Elle s’est mariée à dix-huit ans : pendant le cours de ses grossesses, les accès se suspendaient d’une façon complète, mais se reproduisaient quelques jours après l’accouchement.

Les accès sont devenus de plus en plus intenses. On reconnaît l’imminence de la crise à ses yeux égarés ; elle devient triste, absorbée, somnolente ; elle est méchante et frappe brutalement ses enfants. Elle parle peu, marche beaucoup, se plaint de souffrir dans le côté et dans la tête. Alors elle se met à boire : surtout de l’eau-de-vie, mais au besoin, tout ce qui lui tombe sous la main. Il est difficile d’évaluer les quantités qu’elle absorbe, parce qu’elle dissimule habilement ses excès et après l’excès on trouve des bouteilles cachées dans des endroits où l’on n’aurait jamais songé à les chercher. Elle devient menteuse, et titubante, en état d’ivresse, prétend n’avoir pas bu. Si on peut l’empêcher de boire, l’accès avorte en partie, mais le suivant est plus rapproché : il est d’ailleurs très difficile de s’y opposer, car, même sans argent, elle réussit à se procurer de l’alcool. Elle a volé plusieurs fois. Il lui est arrivé de dire : Si vous m’empêchez de boire, je me ferai du mal. Elle est souvent ivre au point de rouler dans les rues et les chemins.

L’accès dure maintenant quinze jours ; il se juge par une sorte d’attaque : elle perd connaissance, et pendant une demi-heure reste dans le coma, les dents serrées, la langue coupée et l’écume à la bouche. L’attaque est unique, ou se renouvelle deux ou trois fois suivant qu’elle boit plus ou moins. Revenue à elle, elle cesse de boire et en deux ou trois jours revient progressivement à son état normal.

Cette malheureuse femme déplore sa funeste passion qui a été cause de nombreux malheurs domestiques, mais est impuissante à la dominer. Elle est venue réclamer mes soins qui ne semblent pas lui avoir été tout à fait inutiles.

Beaucoup de ces malheureuses finissent par tomber dans le dernier degré de l’abjection. Telle qui est chaste et réservée dans ses intervalles de sobriété, n’a pas plutôt commencé à boire qu’elle perd toute retenue. Pour un verre d’alcool elle se donne au premier venu. Elle fréquente les bouges de la plus basse prostitution et s’adonne aux débauches les plus honteuses. Parfois elle est obligée de laisser jusqu’à ses vêtements pour solder sa dépense.

L’observation personnelle que nous venons de résumer est de nature à donner une juste idée de la dipsomanie dans son état le plus simple. Cependant on remarque déjà chez madame B… l’impulsion au vol et l’impulsion au suicide. Cette dernière est en effet une complication fréquente de la dipsomanie. Parfois les impulsions homicides viennent s’ajouter aux deux précédentes. L’existence bien démontrée de ces particularités prouve donc ce que nous disions en commençant, à savoir que la dipsomanie n’est pas une maladie.

Les actes de toute la vie des dipsomanes, dit Magnan, sont là pour démontrer que toujours ils se comportent et réagissent comme se comportent les individus mal équilibrés.

Outre les tendances suicides et homicides dont nous avons parlé, on retrouve chez ces malades du mysticisme, des impulsions érotiques ; une apparition trop précoce, ou encore trop tardive de l’intelligence, certains phénomènes nerveux de nature convulsive ou hystérique. S’ils ne sont pas toujours dans un état délirant, ils tiennent toujours, comme le dit encore justement l’auteur précédemment cité, un pied dans le domaine de la folie. Ils ont un caractère fantasque, emporté, enclin à l’exagération et surtout à la tristesse.

Nous résumons succinctement, d’après M. Magnan, une observation éminemment propre à donner la preuve de la justesse des considérations précédentes.

Madame B… est une institutrice âgée de 48 ans ; son père était ivrogne, et s’enivrait de vin blanc ; sa grand-mère maternelle s’est noyée ; elle a deux frères en bonne santé.

À 20 ans elle se sentit irrésistiblement attirée vers la vie religieuse, et entra aux carmélites. Sa ferveur fut telle que la soeur la donnait en modèle aux autres religieuses. Elle eut des hallucinations et des extases, et vit les anges. Elle distingua ensuite une de ses compagnes et se sentit attirée vers elle par une vive sympathie. Cette affection, comme de juste, ne resta pas dans les bornes du mysticisme, et devint une passion violente ; elles s’abandonnèrent à de mutuelles caresses et aux vices secrets.

À la suite de ces pratiques elle crut avoir trouvé définitivement sa voie et s’enfuit un jour du couvent dans l’espoir de rencontrer un mari. Il fut bientôt question d’un mariage qui se rompit ; ne pouvant surmonter le chagrin qu’elle en éprouva, elle s’enferma dans sa chambre et chercha à s’asphyxier à l’aide du charbon.

Cependant elle se marie, mais elle ne rencontre pas dans le mariage le bonheur qu’elle avait rêvé. Elle a à ce moment 28 ans : elle commence à boire pour noyer ses chagrins. Deux ou trois verres de vin la mettent hors d’elle-même. Peu à peu elle se sent poussée à boire par un irrésistible besoin. Il s’écoulait plusieurs jours sans que ce besoin se fit sentir ; il lui semblait même qu’il dût ne plus jamais revenir, et quelques jours après, elle se sentait triste, découragée, la tête devenait douloureuse, son estomac semblait se resserrer ; l’accès éclatait. Elle buvait alors tout ce qui lui tombait sous la main. À plusieurs reprises elle mit dans sa boisson des matières fécales et du pétrole pour se dégoûter, mais en vain.

Sous l’influence d’excès répétés, les idées de suicide se réveillent et elle cherche à plusieurs reprises à se détruire. Parfois même, il lui vient l’idée de tuer des personnes contre lesquelles elle ne ressentait aucune haine, et même son mari, qui finit par l’abandonner.

Recueillie par sa famille, elle ne tarde pas à lui fausser compagnie pour boire plus à l’aise. La misère et les privations surviennent ; les accès dipsomaniaques se rapprochent ; enfin le délire alcoolique éclate elle se jette dans le canal Saint-Martin. Peu de temps après, elle se jette dans la Seine ; le lendemain elle s’entaillait un bras avec un rasoir, pour s’ouvrir les veines ; plus tard elle avale de l’eau de cuivre. Elle finit par ne plus sortir de l’asile d’aliénés.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Alexandre Cullerre, Les frontières de la folie, Chapitre III, §. II : « Dipsomanie », Éd. J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888, pp. 102-109.

Notes

[1Dict. de méd. et de chir. pr., t. XI, art. DIPSOMANIE par le Dr Foville.

[2Archiv. gén. de méd., septembre 1862.

[3La folie lucide.

[4Leçons sur la dipsomanie Progrès méd.

[5Trélat, loc. cit., p. 263.

[6Observation personnel.

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