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Ph. Chaslin et P. Chatelin

Délire érotique avec perversion sexuelle

Annales Médico-psychologiques (1921)

Date de mise en ligne : samedi 8 septembre 2007

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Ph. Chaslin et P. Chatelin, « Délire érotique avec perversion sexuelle », Annales Médico-psychologiques, 11e série, t. I, 79e année, Éd. G. Masson et Cie, Paris, 1921, pp. 132-142.

Délire érotique avec perversion sexuelle
par Ph. CHASLIN et P. CHATELIN

L’observation que nous allons rapporter nous a paru intéressante, non seulement en raison de la perversion sexuelle manifestée par la délire, mais par la richesse des interprétations que celui-ci présente, ainsi que par le lyrisme des écrits qu’il suscite.

Mlle G… Lucie, figée de 30 ans, entre à l’hospice le 3 juillet 1918, étant dans un mutisme absolu. Elle demeure immobile, les yeux clos et semble dans un état de torpeur. Mise au lit, elle se cache la tête dans ses draps et résiste. quand on veut la faire se tourner. Elle refuse absolument. toute nourriture. On note un peu de t. (37,8), des traces d’albumine.

Les renseignements nous apprennent que la malade — élevée par sa grand-mère, un peu contre son père, très gâtée d’un caractère timide et très fermé, même avec ses sœurs — depuis trois ou quatre mois environ éprouve une amitié fort exagérée pour la première de l’atelier de broderie où elle travaille depuis deux ans. Peu de temps après son entrée dans la maison, elle avait d’ailleurs confié à ses compagnes qu’elle ressentait de la sympathie pour cette demoiselle. Cependant, depuis trois mois, ce sentiment de sympathie, puis d’admiration s’est exalté. Lucie poursuit constamment de ses assiduités Mile R… qui porte bien ses quarante ans. Elle cherche toujours à être auprès d’elle, l’accompagne partout, en veut aux autres ouvrières qui, d’après ses dires, cherchent à monter la tête à « la première » contre elle. Puis elle commence à envoyer à l’objet de son amour des lettres dont les termes expriment une grande passion et dont nous verrons les caractères plus loin.

Enfin, trois semaines avant son entrée dans le service, elle devient taciturne, pleure souvent, mange difficilement, disant que la nourriture est malsaine…

Le dernier dimanche de juin, elle revient en sanglotant d’une visite chez Mlle R… et ne prononce pas un mot. Cependant, les jours suivants, elle sort parfois de ce silence pour parler de son amour et elle verse d’abondantes larmes, surtout quand son père lui dit que Mlle R… a renvoyé les lettres que Lucie lui avait écrites.

Cet état s’accentue. La malade est conduite à l’hospice, présentant les symptômes de mutisme et de négativisme que nous avons dits en commençant.

D’après les autres renseignements fournis par le père et les ouvrières de l’atelier, on sait que Lucie travaillait bien, mais qu’elle était capricieuse et boudeuse comme une enfant. Très peu attirée par le sexe masculin, elle aurait eu un fiancé qu’elle n’encourageait nullement et le projet de mariage aurait été rompu. Enfin, elle aurait eu, quelques années auparavant, une passion pour une autre femme, ce qui aurait motivé le renvoi de l’atelier précédent.

Dans le service, pendant le mois de juillet, la malade doit être nourrie à la sonde. Elle persiste à ne pas vouloir parler. Au lieu de répondre aux questions, elle cache sa figure avec un coin du drap ou ses nattes entrecroisées. De plus, elle gâte dans son lit après avoir été conduite aux cabinets où elle s’est contenue. En un mot, elle a l’aspect d’une démence précoce.

La nuit, parfois, elle parle avec une voix de rêve. elle appelle à diverses reprises sa grand-mère, dit que celle-ci est morte et qu’elle veut mourir aussi et aller la retrouver… Elle demande néanmoins de quoi écrire à Mlle R… elle lui compose tous les jours, quelque fois soir et matin, des épîtres dont la tenue littéraire est parfois surprenante étant donné l’instruction rudimentaire qu’a reçue la malade et le peu d’intelligence dont elle parait douée.

En voici quelques extraits :

Les premières lettres sont respectueuses et réservées.

Bien chère Mademoiselle,

… Je suis à l’hôpital et je voudrais bien avoir une toute petite visite de vous, parce que je vais peut-être mourir et j’aurais tant voulu vous revoir ! Oh ! mademoiselle, pardonnez-moi une dernière fois toutes mes maladresses, cause de ma timidité et de mon indécision. Je pense que me sachant malade vous me pardonnerez et ne serez plus en colère avec moi. Dans cette espérance, recevez mademoiselle, mes bien respectueuses salutations…

Peu à peu, le ton devient plus pressant.

… Oh ! dites, voulez-vous venir ! Je suis à la Salpêtrière et je ne veux pas manger ni boire, je voudrais que ce soit vous qui me donniez à boire. Oh ! dites, ne me refusez pas cela ; si vous saviez la joie que votre visite me procurerait et combien vous me rendriez heureuse… Que votre présence me fasse renaître aux choses de la vie pour laquelle je n’ai plus de goût… Oui, j’ai confiance que vous allez revenir près de moi.

Dans les lettres suivantes, son imagination se donne libre cours. La femme que Lucie adule devient pour elle une bienfaitrice insigne qui l’amie et la protège.

… J’ai bien compris quel coeur dévoué vous êtes pour moi ; qu’une amitié comme la vôtre n’a pas de prix et que jamais je ne vous aimerai assez pour vous prouver ma reconnaissance : vous êtes devenue pour moi plus qu’une sœur, car jamais personne ne m’a témoigné une aussi profonde amitié. Oh ! je sais que toutes les choses se passent pour mon bien et je vous en rends hommage…

Dès ce moment, Lucie interprète les événements passés à la lueur de son amour.

J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps, écrit-elle à la fin de juillet, et je sais maintenant tout ce que je vous dois de reconnaissance et d’amitié. C’est vous qui m’avez conduit ici parce que je vous ai raconté mes malaises. Oh ! j’ai compris que depuis longtemps vous vous intéressiez à moi. Je n’aurai pas assez de chaque minute de ma vie pour vous aimer de toutes mes forces et vous prouver ma reconnaissance.

Et quelques jours plus tard :

… J’attends que vous me rameniez à la vie morale et physique, car vous seule m’intéressez et je n’aime que vous… Bientôt, dites, venez ! Je sais que vous m’aimez, alors, venez !… Quel désir j’ai de vous embrasser ! Quel désir j’ai de vous serrer bien fort contre moi, en vous disant les mots les plus doux, ô ma bien-aimée…

Au début d’août, la malade sort de son négativisme, elle s’alimente seule, travaille beaucoup, fait de la dentelle pour une chemise destinée à son amie. Elle écrit même au médecin pour lui demander sa sortie afin qu’elle s’en aille avec Mlle R… qui l’a fait soigner, dit-elle, et à qui elle doit une infinie reconnaissance.

Bientôt, elle raconte qu’elle a fait toutes les extravagances du début pour attendrir Mlle R…, mais maintenant quelle ne veut plus s’occuper de tout cela et qu’il lui tarde de s’en aller.

Cependant, Lucie continue d’écrire à sa soi-disant bienfaitrice, dont elle interprète toujours les sentiments.

Un jour, elle avoue même qu’elle ne connaît pas ces sentiments, mais qu’elle les conclut à de certaines petites phrases qu’elle aurait entendues autrefois, telle que : « Je n’en aurai jamais fait autant pour personne… »

Enfin, Lucie ajoute que son amour pour Jeanne (prénom de Mlle R…, qu’elle tutoie maintenant), n’est pas comparable à une amitié que l’on a pour un homme, mais elle ne s’explique pas davantage.

Notons que naturellement Mlle R…, qui a été horriblement ennuyée par les assiduités de la malade, n’a aucune correspondance avec elle et qu’elle n’est nullement en relation avec la famille de celle-ci.

Cependant Lucie lui dit : « … Oh ! Jeanne, pourquoi nier que tu t’occupes de moi, pourquoi nier que tu es l’amie de ma famille ? Je sais bien, moi, que tu es l’amie de ma famille ; viens me voir. Toi qui aime bien donner, tu auras de quoi faire des heureuses. Viens les mains pleines de gâteries, apporte du tabac et j’aurai la joie de voir proclamer celle qui m’est si chère, autour de moi, d’entendre des louanges de toi. Et puis, tu viendras me chercher avec mon père ; je sais bien que tu as beaucoup d’estime pour papa et si j’aime bien mon père je ne fais en cela que t’imiter… Je sais que je t’ai manqué beaucoup. Viens me voir, dis : je te demande ta visite comme un malade demande de la santé, comme une pauvre demande la charité… Oh ! dis, vois-tu, comme ce serait beau que tu viennes et que tu aies l’air d’une grande dame, d’une bienfaitrice, et moi je te verrais !

Que ma lettre t’apporte mon baiser du soir, ma bien-aimée… Qu’elle t’apporte aussi mes regrets sincères, qu’elle t’apporte ma peine, mes larmes et mon amitié… »

D’août à octobre, la malade continue à écrire, parfois deux lettres par jour à sa « grande amie », pour célébrer leur amour et leurs souvenirs communs, et en signant, elle entrecroise son prénom avec celui de Mlle R…

« Sais-tu à quoi je pense cc soir ? Non ! Et bien, je revis un moment exquis… C’était un soir à la veillée, et nous finissions un grand métrage de galon et tu étais derrière nous, j’étais devant toi et ton métier touchait mon dos. Ah ! quand je pense à ces moments-là… quand je pense que tu venais près de moi, que tu te penchais vers moi, que ton visage se penchait vers le mien. Oh ! je ne t’ai pas encore assez admirée ! Si j’avais su je t’aurais encore plus regardée de tous les instants.

Et parfois, elle se décourage et s’accuse devant l’objet aimé.

Je te vois bien entourée par tout le monde, aimée par tout le monde… Tant mieux ! En effet, que suis-je moi, pour prétendre supplanter tout le monde auprès de toi ! Tu as des amies, peut-être des ouvrières gentilles, jeunes, élégantes comme toi, bien élevées, qui recherchent tes sourires… Moi je suis vieille, j’ai des cheveux blancs, dépourvue de toute élégance… Que vais-je faire en prétendant devenir ton amie.

Et ailleurs :

Il fait bien lourd ce soir… As-tu chaud ? Il n’y a pas beaucoup d’étoiles au ciel… À cette heure-ci, tout se tait, les oiseaux sont couchés. Aucun bruit. Les arbres se découpent en très noir sur le ciel, plus clair. On entend cependant les sifflets des trains de la gare voisine… Tiens, voici l’aboiement d’un chien. Cela fait plusieurs fois que je l’entends ce soir… Brave toutou ! Malgré la lourdeur de l’atmosphère, les malades sont calmes… Si j’étais poète, je prierais la muse de venir à mon secours, mais elle ne me connaît pas, elle ne m’écouterait pas… Légère comme une hirondelle, cette nuit, je voudrais aller te dire que loin de toi mon coeur est bien triste et ne peut se consoler. Reçois mes caresses les plus tendres. J’embrasse tes jolis yeux noirs, tes mains et toute ta personne.

Ou encore, Lucie demande pardon à Jeanne de ne pas lui avoir assez dit sa tendresse et de ne pas avoir compris plus tôt combien celle-ci avait d’affection pour elle. Et les épîtres succèdent, pleines de descriptions des scènes passées, de regrets, d’interrogations sur mille détails de la vie de l’absente, d’attente passionnée enfin…

« Jeanne, tu auras pitié de moi. Je manque beaucoup de courage. J’ai entendu les pigeons ce soir et cela m’a fait plaisir puisque l’on dit, que ce sont des messagers d’amour. » Et elle interprète en faveur de cet amour ou contre lui, tel bruit qu’elle entend, ou tel signe qu’elle voit.

… Oui, Jeanne, si j’étais riche, si j’étais reine ou princesse, j’irais me mettre à tes genoux… mais je suis pauvre, dénuée, et je veux croire que, malgré cela, je te plais quand même… À la tombée de la nuit, il me semblait que tu me voyais et je ne pouvais détacher mon regard du ciel. Tu es fâchée après moi, grande amie, est-ce vrai ? Tiens… je n’entends pas la voix de mon chien de tous les soirs… Pourquoi ? Tu ne me crois pas fidèle ? Oh ! bonsoir, grande amie. J’embrasse avec ferveur ton cher visage…

Et le lendemain matin, elle poursuit sa lettre en disant :

J’ai entendu chanter la Madelon, ce matin. Est-ce un baiser que tu m’envoies ? Merci, grande amie !…

Cependant, vers la fin d’octobre, la malade, vraisemblablement chapitrée par son père, qui désire beaucoup la faire sortir, n’écrit presque plus ; elle affirme même qu’elle ne veut plus penser à Jeanne. D’ailleurs, on la voit dans le service travailler avec acharnement au ménage. Elle ne s’adresse jamais au médecin, ne lui demande rien. Bien plus, elle lui tourne systématiquement le dos et quand, par exception, elle répond quelques mots brefs, c’est tout en continuant son labeur et pour prier qu’on la laisse tranquille. Elle ne regarde jamais en face. D’après les renseignements de la surveillante, elle se comporte très bien dans le service. Dans les premières semaines de son séjour, il a été noté qu’elle se masturbait, mais cela a cessé rapidement.

Le mois de novembre se passe sans aucun incident. Lucie ne parle plus de son amie, elle n’écrit pas. Enfin, comme elle semble très apaisée, on la laisse sortir le 22 décembre 1918, en recommandant au père de la surveiller étroitement.

Elle part à la campagne, dans les environs de Royan, et de là, elle trouve moyen d’adresser à Mlle R… de longs messages pleins d’appels. Voici l’un d’eux, qui nous a été communiqué par la destinataire, parmi beaucoup :

Ma bien-aimée et douce Jeannette,

Que fais-tu cette après-midi de dimanche ? Quelle est ton occupation ?… J’ai cru comprendre que tu étais fatiguée ?… Ah ! ma bien-aimée, que n’es-tu près de moi, comme je saurais t’éviter toute fatigue et te soigner de toute mon âme. Oh ! je nous vois toutes les deux, que de beaux rêves je fais !

Figure-toi que tu es là, avec moi, tu te reposerais et je te lirais quelque belle histoire de ton choix, toi qui aime la lecture. Et puis, à certains passages je m’arrêterais pour t’en causer et puis aussi pour t’embrasser car je ne pourrais pas, tu sais, rester comme cela à côté de toi, l’histoire aussi captivante soit-elle ne me suffirait pas… D’ailleurs, je serais bien près de toi, tout près de toi, tu reposerais ta tête fatiguée, sur mon épaule et je n’aurais qu’à tourner la tête pour t’embrasser. Ah ! comme nous serions bien et que je serais heureuse de plonger mes yeux dans tes veux. Dis, ma Jeannette, je t’aime, je t’aime follement, donne-moi des baisers fous, embrasse-moi, dis embrasse-moi encore. Oh ! je t’aime !… si tu savais comme je t’aime… Tu vois, je suis dans ma chambre, toute seule, j’ai fermé la fenêtre afin d’être plus toute à toi et j’ai pensé de toute mon âme à toi. Je l’ai rouverte un peu, une enfant m’a saluée, j’ai accepté son salut comme un sourire de toi… Ce matin, j’ai entendu le son du piano, j’ai pensé que c’était toi encore qui me souriais de loin… Quand tu seras là, nous sortirons tant que tu voudras et pourtant je t’avoue que quand nous serons réunies, j’aimerai mieux rester avec toi, dans la chambre que d’être parmi la foule. Oh ! ma bien-aimée ! si tu étais là, dis, ta joue contre la mienne, j’ôterais tes lorgnons pour pouvoir embrasser tes yeux, tes jolis yeux et puis ton cou… enfin, nous verrons cela… Écoute, il me semble que tu es là, que tu penches la tête vers moi… Oh ! je ne puis t’écrire tout ce qui se passe en moi, je voudrais tant te serrer su mon coeur, de toutes mes forces, t’asseoir sur mes genoux, t’avoir toute à moi, passer mon bras autour de toi, te prendre sur ma poitrine, sentir ta respirations ton coeur battre… Ah ! Jeanne, baiser tes cheveux, tes mains, ton cou, tes yeux, — enfin, je ne puis te dire tout ce que je voudrais, tout ce, que je pense… Ah ! ma bien-aimée, je suis folle, folle de toi, amoureuse de toi… Fais de moi ce que tu voudras, je suis tienne. Oh ! oui, je suis tienne, ma bien-aimée. Je voudrais ne plus quitter ce joli rêve jusqu’au moment de la réalité. Ah ! chère bien-aimée, je sais bien que l’amour est enfant de bohème, qui n’a jamais, jamais connu de loi, mais je t’en supplie, ne me fais pas trop languir, dis, ma Jeannette… Je te quitte pour te reprendre ce soir, oh ! ma bien-aimée. Mes baisers les plus doux et les plus fous pour toi, de Lucie qui est blottie contre toi !…

Naturellement, elle ne reçoit jamais de réponse, alors elle elle n’y tient plus, s’échappe de la campagne, rentre à Paris, court à son ancien atelier, fait du scandale pour voit Mlle R… qu’elle attend dans la rue, enfin, est ramenée à l’hospice par son père, le 17 juillet 1919.

Là, on constate le même délire que l’année précédente.

« Rien n’existe, pour elle, affirme-t-elle, en dehors de son amie. » Mais de plus en plus, la malade interprète les moindres événements de sa vie, en raison de sa passion.

Elle dit qu’elle est très contente de rentrer à l’hôpital parce que c’est le meilleur moyen pour elle de rencontrer celle qu’elle aime.

Dès le lendemain, elle écrit :

Oh ! chère grande amie, chère bien-aimée… Quelle joie c’est pour moi d’être ici et d’espérer que je te reverrai enfin ! Je suis toute, toute à toi maintenant. Pardonne-moi, vois-tu, ce matin, toute à ma joie, j’ai beaucoup causé… Es-tu mécontente de moi ? Tu me le feras savoir, ce soir, ou demain matin si tu es mécontente… Bah ! Je viens de comprendre quelque chose… C’est bien de m’avertir, je ferai attention…

Et plus loin : « Je te demande d’être stricte avec moi, quand j’ai fait quelque chose qui ne te plais pas punis-moi… »

Si la surveillante prête à Lucie un journal, si quelqu’un vient la voir, lui donne de l’argent ou quelques provisions, si l’on apporte du tabac à priser aux vieilles, s’il fait du soleil ou s’il pleut : tous ces menus événements, elle les interprète comme des manifestations de la pensée de Jeanne à son égard. De même, elle voit constamment, dans les « petits échos » du journal des avertissements et des conseils signifies par son amie ; elle est renseignée aussi sur sa sauté. Une de ses voisines de lit étant malade, Lucie écrit à Jeanne : « Est-ce que tu n’es pas malade ? Pourquoi la vieille dame est-elle souffrante ? Est-ce vraiment pour elle ou pour toi ?… Est-ce que tu n’es pas trop mécontente de moi ce soir ? J’ai vu un chat ce matin ici, et un autre ce soir, dans la cour, alors c’est signe que ni ce matin, ni ce soir, tu n’as été contente de moi. »

Ces réflexions sont très fréquentes. La malade vit dans une communion perpétuelle avec son amie, elle ne désire même plus s’en aller, elle aime le service, parce qu’elle sait que c’est la volonté de Mlle R… qui l’y a conduite et que celle-ci organise tout pour le mieux. Elle lui demande même de ne pas la faire renvoyer, de la laisser à l’hôpital, tout le temps qu’il lui semblera bon, mais seulement de venir la voir.

Je recommence à donner un peu de pain à mes petits oiseaux… Cela me rappelle les jours heureux où j’étais près de toi, et où j’allais aux Tuileries, chaque midi. Ah ! que je voudrais encore y être à ce moment et savoir ce que je sais et que je comprends maintenant… Chère bien-aimée… Oh ! quand te reverrai-je ? Je demande à la brise des nuits de t’apporter mes baisers bien doux, que la nuit t’apporte de beaux rêves où tu seras heureuse et que les Dieux te protègent… Tu sais, dans l’antique Rome, il n’était pas de meilleur salut que celui de demander aux Dieux de l’amour, de la vie, leurs trésors et leurs bienfaits. Ah ! puisses-tu avoir du bonheur, beaucoup de bonheur et recevoir mes plus fous et doux baisers.

Dans d’autres lettres, ce sont des souvenirs que la malade évoque et qu’elle interprète encore. L’une des plus curieuses est la suivante :

Je pensais cet après-midi à ce grand général qui est passé dans notre rue, avec son escorte, lors de la revue du 14 juillet… Oh ! Jeanne, ces braves — qui avaient affronté mille dangers — se déranger pour moi ! Si tu savais comme cela m’a frappé. C’est toi qui avais voulu me faire cet honneur et je m’en rappellerai toute ma vie, car je suis toujours effrayée par les honneurs, car, que suis-je, moi, si peu de chose… un grain de sable…

Ou encore, dans les multiples pages qu’elle écrit, elle raconte en termes parfois émouvants son besoin de solitude, son désir de s’absorber dans l’objet aimé.

Et puis, prends mon coeur : le voilà ! Il est las d’écouter les vains bruits de 1a terre, ta secrète parole est si douce pour moi. Ah ! cache-le bien vite, enfermé dans le tien, et si quelquefois je te le redemande. Oh ! ne me le rends pas et dis-moi, dès ce jour, dis-moi que tu ne peux accueillir ma demande., que je te l’ai donné et qu’il est tien, sans retour. Voilà, Jeanne adorée, des paroles vraies… tu me les a fait chanter. Je t’en remercie.

Enfin, pour terminer, notons encore un des rêves qu’elle fait et qu’elle décrit ainsi à son amie :

Oh ! le beau rêve que j’ai fait grande amie ! Mais laisse-moi tout d’abord t’embrasser comme dans mon rêve, c’était si beau !… J’étais chez des gens qui avaient commis un crime et qui m’avaient forcé à les aider. Je voyais le cadavre, le sang, et j’étais épouvantée. Puis j’avais tellement peur que j’étais venue me réfugier près de toi… C’était grand chez toi et c’était joli et bien éclairé. Je n’osais rester quand une personne m’a rassurée que tu ne me dirais rien. Je suis donc restée et quand tu es venue… je me suis jetée à tes genoux et t’ai expliqué dans quelles transes j’étais, alors tu as eu pitié de moi, tu m’as prise dans tes bras et nous nous sommes embrassées sur les lèvres, grande amie ! Oh ! longtemps, longtemps, et je te disais : « Jeanne, je voudrais bien être ta petite femme, veux-tu que nous nous unissions ensemble ? » Et toi — ah ! c’était beau — tu ne cessais de m’embrasser comme réponse.

Par opposition à ces épîtres passionnées, la malade, pendant ce second séjour, envoie à son père quelques courts billets d’un ton fort sec, où elle lui signifie de ne pas venir la voir et qu’elle n’a besoin de rien en dehors de son amie.

Dans le service, mêmes observations que l’an passé : un travail acharné, une attitude correcte, une ignorance systématique des médecins et le refus de répondre à tout interrogatoire.

Ensuite dix mois après son entrée, c’est-à-dire en mai 1920, la malade cesse d’écrire. En même temps elle répond plus facilement aux questions. Elle regarde en face. Cette fois elle dit qu’elle s’est trompée, qu’elle a beaucoup souffert, qu’elle a été malade, qu’elle a fait une terrible expérience et qu’enfin elle demande à oublier cette pénible torture. Elle accueille aussi beaucoup mieux les visites de son père.

Celui-ci demande avec insistance un nouvel essai de sortie. II promet de ne pas quitter sa fille qui part le 20 juillet 1920. Pendant six semaines elle reste très calme en apparence, puis tout à coup (en septembre) est reprise par le besoin d’exprimer son délire ; de la campagne elle s’enfuit à Paris. En quelques jours elle accable ta malheureuse Mlle R… de lettres, de paquets de tous genres, de bouquets qu’elle va jeter dans l’escalier de la maison, elle reste de longs moments devant les fenêtres de son amie en leur jetant des baisers, enfin pour attendrir le coeur de Jeanne, Lucie se fait avec un tisonnier rougi deux énormes balafres sur les joues… C’est dans cet état que la pauvre fille est ramenée à l’hôpital par son amie qu’elle a suivie, soumise et joyeuse d’obéir, dit-elle, à celle qu’elle aime, la dévorant des yeux et lui rendant grâce de toutes ses bontés.

Elle recommence alors l’existence dont nous avons parlé. Transférée à Maison Blanche le 29 nov. 1920, elle continue, d’après les renseignements qu’a bien voulu nous communiquer le Dr Sérieux, à écrire les mêmes lettres d’amour, à travailler beaucoup, à éviter le médecin. Depuis trois semaines environ elle est entrée dans la seconde période que nous avons connue dans les deux séjours précédents : elle a cessé complètement les lettres, paraît redevenue sociable et a déjà plusieurs fois demandé spontanément une sortie qu’il est impossible maintenant de lui accorder.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Ph. Chaslin et P. Chatelin, « Délire érotique avec perversion sexuelle », Annales Médico-psychologiques, 11e série, t. I, 79e année, Éd. G. Masson et Cie, Paris, 1921, pp. 132-142.

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