Psychanalyse-Paris.com Abréactions Associations : 8, rue de Florence - 75008 Paris | Tél. : 01 45 08 41 10
Accueil > Bibliothèques > Livres > Les frontières de la folie > Érotomanes

Alexandre Cullerre

Érotomanes

Les frontières de la folie (Ch. VI, §. III)

Date de mise en ligne : mardi 28 août 2007

Mots-clés : ,

Alexandre Cullerre, Les frontières de la folie, Chapitre VI, §. III : « Érotomanes », Éd. J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888, pp. 216-221.

CHAPITRE VI
MYSTIQUES

—  — —
III
ÉROTOMANES

L’amour platonique poussé jusqu’au délire est ce qui caractérise l’état mental des érotomanes. Ce sont des extatiques d’un genre particulier et ils occupent dans ce chapitre une place des plus légitimes, car le mysticisme religieux et l’érotomanie, comme le prouve surabondamment l’histoire des religions, ont toujours fait bon ménage ensemble. Le rapprochement est tellement naturel, que selon Esquirol, « l’érotomanie est une affection mentale dans laquelle les idées amoureuses sont fixes, dominantes, comme les idées religieuses sont fixes et dominantes dans la théomanie ou dans la lypémanie religieuse. »

L’érotomanie doit être soigneusement distingués des troubles mentaux qui sont liés à une perturbation fonctionnelle des organes sexuels [1]. Le culte de l’érotomane est pur, exempt de toute arrière-pensée charnelle. Il s’adresse à un être imaginaire ou à des personnes, qui, en raison de leur rang, de leur fortune ou de leur position sociale, ne sauraient l’accepter. Ce travers est peut-être plus commun chez la femme que chez l’homme, ou tout au moins il aboutit plus souvent chez elle à la folie confirmée. On le rencontre à tous les âges de la vie, mais beaucoup plus fréquemment dans la jeunesse, et même dans l’enfance.

De véritables érotomanes se rencontrent sur les bancs de l’école ou de la pension. Certaines jeunes filles s’imaginent volontiers qu’on s’occupe d’elles, qu’on les remarque, qu’on les aime. Certains collégiens se livrent à une correspondance interminable qu’ils adressent d’abord à un objet inconnu et idéal, mais qui finit par prendre corps dans une actrice, une femme du monde, ou une fille à la mode.

Madame C… a donné à un autre l’affection qu’elle devait à son mari. Elle aime un M. P… qui vient lui-même de contracter un mariage. On lui dit qu’il ne lui est pas permis de placer là ses espérances et son attachement, mais elle ne croit rien de ce qu’on lui affirme : « On la trompe, il n’est pas possible qu’un homme comme lui se soit marié. Avec un pareil amour dans l’âme on ne s’unit, on ne peut s’unir qu’avec celle qu’on aime. On ne coupe pas plus volontairement, dit-elle, un morceau de son coeur qu’on ne se couperait volontairement le bras. — Vous savez que vous êtes mariée vous-même et que vous ne pouvez vous marier ailleurs ? — Notre amour est au dessus du mariage. Pour lui j’ai quitté mon mari : C’est à lui que j’appartiens et que j’appartiendrai toujours. »

Elle écrit à M. P… autant de lettres qu’elle peut se procurer de papier. Elle n’a pas reçu d’instruction, elle n’est qu’une pauvre ouvrière, son écriture est très-mauvaise, son orthographe détestable, et pourtant, à part la différence de mérite littéraire, chacune de ses lettres est passionnée et brûlante comme celle d’Héloïse.

« Mon Théodore chéri, viens me chercher, je ne puis plus rester ici, je mourrai ou je deviendrai folle, emmène-moi avec toi. Que j’ai donc souffert ! C’est par cela même que tu m’es devenu si cher. Tu sais bien que je n’ai plus de famille, que je l’ai brisée. Tu es ma famille, ma seule affection que tout le monde connaît. Je n’ai rien à taire, je suis compromise de tout côté ; c’est avec toi, j’en suis heureuse, l’ai fait un mariage impossible, il n’a pas duré longtemps. C’est toi qui as tout fait. Merci, merci ! Tu vois bien, mon joli Théodore, que nous devons rester ensemble, que je dois vivre pour toi. Dis-moi que tu ne m’as pas trompée, que tu n’es pas marié, que c’est moi qui te prodiguerai toute mon affection. Je ne puis plus ni veiller, ni dormir seule. Je ne saurais non plus mourir seule, et pourtant je ne puis vivre sans toi. Dans mes nuits d’insomnie je te vois pâli, je te crois malade. Viens ici décider de mon sort [2] ! »

L’érotomane ne reste pas toujours dans le domaine de la contemplation idéale ; et quand il passe à l’action, c’est parfois pour tomber dans le crime. L’érotomanie mutuelle conduit souvent à un double suicide. C’est bien ainsi, selon l’expression de Marc, qu’on doit qualifier ces catastrophes où la mort, consentie réciproquement, est donnée à l’un des amants par l’autre, qui se tue ensuite ou tente de se tuer.

Souvent, l’érotomane devient un véritable persécuteur pour l’objet aimé et qui ne le paie pas de retour.

M. M…, tailleur, âgé de 32 ans, est éperdument amoureux de Mlle Van Zandt, de l’Opéra-Comique, et s’imagine remplir lui-même le coeur de la cantatrice.

Le père de ce malade, très bizarre, a toujours cherché fortune par l’extraction, à l’aide des procédés les plus primitifs, du métal précieux contenu dans de vieux objets dorés qu’il achetait chez des marchands de bric-à-brac. À la suite de la perte d’un enfant hydrocéphale de seize mois, mort dans les convulsions, il a quitté sa femme, l’accusant d’avoir laissé mourir l’enfant faute de soins.

M. M…, laborieux, rangé, s’était fait remarquer lui-même par quelques singularités ; il était vaniteux, avait une haute opinion de son intelligence et parlait à ses parents, à ses amis, d’un ton de supériorité que rien ne justifiait. Il s’occupait d’inventions, de direction de ballons, du vol des oiseaux, sans toutefois abandonner son travail. Dans le courant de septembre, sa femme part dans le Midi avec sa fille qui avait été malade. Resté seul, il va pour se distraire quelquefois au théâtre. À une représentation de Lakmé â l’Opéra-Comique, il lui semble, placé au parterre, qu’il est l’objet de l’attention de Mlle Van Zandt ; la cantatrice porte sans cesse ses regards dans sa direction. Très ému, il rentre chez lui et ne dort pas ; il n’a garde de manquer les représentations suivantes ; il s’installe à la même place et se croit remarqué par la jeune actrice. Celle-ci, dit-il, le regarde, en plaçant la main sur son coeur, puis elle sourit et, le regardant toujours, elle porte la main à sa bouche ; de son côté, il lui envoie un baiser et elle continue à sourire.

Elle part pour Hambourg ; il l’apprend par les journaux et explique ce départ par le désir de l’attirer auprès d’elle à Hambourg ; mais il résiste, dit-il, et ne fait pas le voyage.

Elle revient, et son attitude au théâtre ne varie pas. Elle part pour Nice ; cette fois, il n’y avait plus â douter, il se décide à la rejoindre. Dès son arrivée, il se présente chez l’actrice, il trouve la mère qui répond que sa fille ne reçoit personne ; tout confus, il hésite, il se trouble et se retire balbutiant des excuses. Au but de huit jours, il revient à Paris, très attristé, craignant d’avoir compromis sa bien-aimée. Celle-ci rentre à Paris plus tôt que ne l’avaient annoncé les affiches. Ce retour prématuré ne peut avoir d’autre cause que le désir de le revoir. C’est ainsi que M. M… interprète tous les actes de la cantatrice.

Il renouvelle ses visites à l’Opéra-Comique et il est de plus en plus convaincu de l’amour de Mile Van Zandt. Il voit dans un étalage des boulevards une photographie dans laquelle l’actrice, dans son rôle de Mignon, est représentée en pleurs. Pourquoi pleurer, si ce n’est pour lui ?

Il l’attend la sortie du théâtre, ou bien encore, il va se poster à côté de sa demeure pour la voir quand elle sera dans son appartement.

Au mois de mai, sa femme revient à Paris, il s’empresse de lui raconter ce qui se passe, son ardent amour pour Mile Van Zandt. « Je sais que j’ai tort dit-il, mais c’est plus fort que moi ; du reste, il me suffit de la voir. » Ces révélations sont suivies de brouilles et de scènes de ménage ; il ne se décourage pas et continue ses visites à l’Opéra-Comique.

Il manque deux représentations et, à la troisième, apprenant par l’affiche que Mlle Van Zandt indisposée ne jouera pas, il se croit la cause de cette indisposition ; elle ne l’a pas vu, elle ne peut pas continuer. Le lendemain, il va au théâtre, elle joue, plus séduisante, plus aimante que jamais, dit-il ; c’est donc visible, elle a besoin de moi. La pièce finie, il court à la porte de l’actrice. Dès que la voiture arrive, il s’approche voulant remettre une lettre ; un sergent de ville intervient et l’arrête. Chez le commissaire de police, on trouve un revolver sur lui et il raconte, avec toutes les apparences de la sincérité, que désireux de voir Mlle Van Zandt à la sortie du théâtre, il s’attarde dans les rues et a besoin d’une arme pour se protéger contre des attaques nocturnes ; il repousse avec indignation le soupçon d’une tentative d’assassinat. Il raconte dans les moindres détails tout ce qui s’est passé et conclut à la vive affection de Mlle Van Zandt pour lui. Il est conduit à Sainte-Anne dès le lendemain.

Pendant les huit mois d’absence de sa femme, sa conduite a été des plus régulières, son amour pour Mlle Van Zandt est trop pur pour qu’il songe jamais à abuser des sentiments si vifs qu’il a inspirés. Maintenant, s’il désire la voir et lui parler, c’est pour s’expliquer, pour dire à Mlle Van Zandt qu’il l’aime toujours, mais qu’il l’engage à l’oublier, car il n’est qu’un pauvre ouvrier. Il n’a jamais eu d’idées charnelles à son endroit ; il avait, lu, dit-il, Paul et Virginie, et cet amour chaste et élevé avait pour lui le plus grand charme.

Cette belle observation due à Magnan [3] est d’autant plus intéressante qu’elle montre bien sur quel terrain germe l’érotomanie. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, un accident isolé dans l’existence, mais l’un des anneaux de toute une chaîne d’incorrections intellectuelles. L’érotomane, comme tous ceux que nous avons déjà passés en revue, est un déséquilibré et un héréditaire, et souvent son casier d’antécédents est des plus chargés, comme dans une autre observation du même auteur, où un jeune érotomane, élève de l’école des Beaux-Arts, comptait parmi ses parents une bisaïeule mélancolique suicidée, une aïeule mélancolique, une mère psychopathe, un père excentrique et une soeur névropathe.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Alexandre Cullerre, Les frontières de la folie, Chapitre VI, §. III : « Érotomanes », Éd. J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888, pp. 216-221.

Notes

[1Voir plus loin chapitre VIII.

[2Trélat, loc. cit., p. 133.

[3Magnan, Annales, 1885.

Partenaires référencement
Psychanalyste Paris | Psychanalyste Paris 10 | Psychanalyste Argenteuil 95
Annuaire Psychanalyste Paris | Psychanalystes Paris
Avocats en propriété intellectuelle | Avocats paris - Droits d'auteur, droit des marques, droit à l'image et vie privée
Avocats paris - Droit d'auteur, droit des marques et de la création d'entreprise