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Leopold von Sacher-Masoch

La Résurrection (Récit galicien)

Revue Bleue (1887)

Date de mise en ligne : jeudi 31 janvier 2008

Leopold von Sacher-Masoch, « La Résurrection. Récit galicien », La Revue Bleue, t. XIV, 24e année, 2e semestre, Paris, 1887, pp. 85-89.

LA RÉSURRECTION
Récit galicien

J’ai rencontré peu de gens, dans le cours de mon pèlerinage terrestre, qui aient autant touché mon coeur et que j’aie aussi sincèrement aimés que le vieux père Magioki. Aujourd’hui encore je pense à lui avec amour et vénération, quoique bien des années se soient écoulées depuis que j’ai vu sa bonne figure et son sourire qui tombait comme un rayon de soleil dans l’âme païenne la plus endurcie.

Il était aumônier de notre régiment lorsque je fis sa connaissance. Déjà alors des cheveux blancs flottaient autour de son visage rosé ; mais il se tenait droit et raide comme un soldat, et dans ses yeux bleus se reflétait la jeunesse éternelle d’une âme pure, pieuse et innocente.

Le jour de la bataille de Magenta, il était au milieu de nous, plein de courage et de gaieté, comme si on eût marché droit vers le ciel.

Un aide de camp avait apporté à notre général l’ordre d’aller à la rencontre de la division Espinasse, qui s’avançait de Marcallo sur Magenta. Nos soldats avaient orné leurs shakos de feuilles vertes. On chargeait les fusils ; à ce moment notre aumônier apparut devant le front du régiment. On n’avait plus le temps de se confesser et de communier, car au loin les canons grondaient déjà, et les premières balles sifflaient au-dessus de nos têtes.

Le vieillard se tenait debout, tête nue, revêtu du surplis et de l’étole. Il se détachait sur le ciel bleu et lumineux, entouré des rayons dorés du soleil comme d’une auréole. Il se contenta de prononcer quelques paroles énergiques et chaleureuses qui pénétrèrent dans le coeur de tous ces pécheurs marchant vers la mort. Sa voix retentissait belle et sonore avec un accompagnement solennel de balles, de tambours et de hurrahs éloignés.

Il parla du serment que nous avions fait à l’empereur François-Joeph, du devoir du soldat, de la patrie ; puis il nous donna l’absolution à tous. Au moment où il élevait les mains pour nous bénir, quatre mille hommes se jetèrent à genoux : catholiques, grecs, protestants et juifs, tous étaient émus, et chacun, inclinant la tête, fit une courte prière.

Le premier roulement de tambour se fit entendre. On remit les shakos, les colonnes serrèrent leurs rangs, et au son de la Marche de Radetzki on s’avança vers l’ennemi, drapeaux flottants.

*
* *

Je revis le brave aumônier quelques années plus tard dans notre pays. Il avait été nommé curé dans un village de Galicie, et ce fut là, à Sayka, que je le rencontrai un jour qu’il portait les sacrements à un mourant, traversant la neige et la glace, ses boucles blanches flottant au vent.

Je lui rendis visite et, dans la suite, j’allai souvent au presbytère.

Le village, situé dans une petite vallée paisible, au milieu d’arbres fruitiers, de framboisiers et de haies vertes, semblait niché dans un jardin, tandis que la vieille église, avec sa tour au toit luisant, et le presbytère dont les murs blancs étaient couverts de vignes grimpantes dominaient la vallée du haut de la colline. Le curé aimait à s’occuper de son jardin et de ses abeilles ; il était aussi très amateur de jeu d’échecs. Lorsqu’il jouait avec moi et méditait quelque bon coup, un sourire satisfait et malin apparaissait sur ses lèvres.

Pour moi, je ne connais personne qui puisse lui être comparé. Une fois seulement j’ai retrouvé son image dans le désert agreste, au-dessus des nuages : c’était à une chasse dans les hautes vallées rocheuses des Carpathes. Tout d’un coup une montagne couverte de neige se dressa devant moi. Elle s’élevait, sublime et riante à la fois, au-dessus des sombres précipices et des sapins noirs ; cette montagne me rappela mon curé !

Une autre fois, j’étais avec lui dans son jardin, quelques jours avant le dimanche des Rameaux. Il faisait froid ; de légers brouillards voilaient l’horizon. La terre sommeillait encore. On n’entendait ni chant d’oiseaux, ni bourdonnement de mouches, ni bruissement de feuilles ; mais déjà tout se mouvait dans les entrailles de la terre, où s’accomplissait un doux mystère, et un frisson passait sur la nature comme un souffle de vie. Le bon vieillard regardait les premiers bourgeons des arbres fruitiers adossés à la muraille qui les protégeait, et ses yeux bleus brillaient de contentement. Il me montra un petit brin d’herbe qui sortait de la terre noire d’un air timide et deux souris qui jouaient au soleil.

Des pas lourds, résonnant sur le gravier, nous interrompirent. C’était un jeune paysan avec sa femme, presque une enfant. Ils venaient pour une chose sérieuse, nous le devinâmes de loin, car ils étaient vêtus de leurs habits de fête et regardaient devant eux d’un air sombre et préoccupé. Le paysan, qui se nommait Nicolaï Kosak, tenait dans ses mains son bonnet de peau de mouton.

Son maintien trahissait l’ancien soldat. Je le connaissais, car il s’était battu à Sadowa contre les Prussiens. Ses grandes bottes noires et sa longue redingote brune, en drap rugueux, avec le capuchon tartare, lui donnaient un air sombre et solennel.

Son visage régulier, brûlé par le soleil, et ses cheveux rougeâtres, coupés sur le front, dénotaient une résolution opiniâtre. La femme, svelte dans sa pelisse de peau de mouton brodée en couleur, semblait craintive et embarrassée. Sa jolie figure ronde était toute rougissante, et ses yeux noirs se fermaient à demi comme si le soleil leur eût fait mal. Mais, en réalité, c’était le curé qu’elle redoutait.

Les jeunes gens se tenaient debout devant lui sans trouver une parole. Enfin le paysan soupira profondément.
 Que voulez-vous donc ? commença le curé.
 C’est pour une chose…, répondit le paysan.
 Nous désirons…, nous voudrions…, balbutia la paysanne.

Elle abaissa sur son front le foulard blanc qui entourait ses cheveux blonds et se mit à regarder fixenient le bout de sa botte de maroquin rouge.
 Mais enfin qu’y a-t-il ? demanda de nouveau le curé ; je pense que vous n’avez tué personne ?

Le paysan secoua la tête.
 Vous avez eu une querelle ?
 Oui, répondit la paysanne à voix basse.
 Et c’est moi qui dois vous réconcilier ?
 Mais non, interrompit-elle vivement.
 Alors que me voulez-vous ?
 Nous voulons divorcer.
 Comment ? quoi ? Voyons, Marquita, tu as perdu la raison !
 Je ne veux pas rester plus longtemps avec mon mari.
 Et pourquoi ?
 Parce que…, parce qu’il m’a battue.

Elle me regarda de côté, d’un air embarrassé, et se mit à jouer avec les coraux rouges qui ornaient son sein opulent.
 0h ! battue, murmura le curé, et pour quelle raison ?
 Mais tu l’as peut-être mérité, Marquita ?
 Il est rentré ivre à la maison.
 Toujours l’eau-de-vie ! murmura le curé ; mais voyons, tu étais donc hors de toi, Nicolaï ? Peut-être même ne sais-tu pas pourquoi tu as maltraité ta femme ?
 J’étais en colère, répondit-il, parce qu’elle avait fait des yeux à Valenti, le kosak du comte.
 Des yeux ? répéta le curé. Tu sais donc faire des yeux, Marquita ? Mais quelle espèce d’yeux as-tu faits à Valenti ?
 Il passait devant la maison, répondit la jeune femme en rougissant, et je ne pouvais m’empêcher de rire du chapeau de papier qu’il avait sur la tête.
 Je ne vois pas là un motif de jalousie, ni qu’il y ait de quoi battre sa femme.
 Il est comme une vraie bête quand il a bu, dit Marquita.
 Tu ne boiras plus, n’est-ce pas, Nicolaï ? dit le curé se tournant vers le paysan.
 Il le fera tout de même, reprit la jeune femme, et il me battra encore. Non, je ne veux plus vivre avec lui.
 Et moi, dit Nicolaï, je ne supporterai pas de lui voir faire des yeux à d’autres.
 Mais le divorce n’est pas possible, fit le curé eu abaissant les yeux, car, si je ne me trompe, vous attendez un enfant.

Marquita rougit.
 Comment pouvez-vous songer à vous séparer dans un pareil moment ? continua le vieillard. Ce serait un péché. N’êtes-vous pas chrétiens ?
 Nous ne pouvons plus demeurer sous le même toit, répondit Nicolaï ; nous ne le pouvons plus.
 Je le hais. S’il me maltraitait encore une fois, dit Marquita avec un accent naïf et sauvage, je le tuerais !

Et ses yeux étincelaient comme ceux d’une louve.
 Patientez encore. Il faut que vous attendiez quand l’enfant sera là, tout ira bien. Vous ignorez encore ce que c’est que de posséder un petit être chétif qui nous est confié par Dieu. Un enfant, c’est un trésor, un ange envoyé du ciel.
 Vous parlez comme cela, répondit le paysan, et pourtant vous n’avez pas d’enfants. Ce sont de belles phrases.
 De belles phrases ! s’écria le curé ; mais qui vous dit que je n’ai pas d’enfants ? Vous tous êtes mes enfants, mais pas des anges, malheureusement. Vous êtes plutôt des enfants désobéissants et opiniâtres qui ne me causent que du chagrin, de la douleur et du tourment. On ne voit parmi vous que colère, désunion, envie, haine, orgueil et débauche, et chacun sollicite mon secours. Je voudrais vous venir en aide, mais je ne le puis pas.
 Pour nous il n’y a qu’un secours, répliqua le paysan le divorce.
 Non, je ne vous divorcerai pas.
 Alors nous reviendrons une autre fois, répondit Nicolaï.
 C’est inutile ; épargnez-vous celte peine.
 Mais n’est-il pas mieux de se séparer, reprit Marquita en soupirant, que de s’assassiner ?
 Je ne vous séparerai pas, répéta le curé. Comment pouvez-vous me faire une pareille demande aux approches de Pâques ? Avez-vous donc oublié que le Sauveur est mort sur la croix pour nous tous et que nous allons célébrer la fête de la réconciliation ? Dieu vous pardonne, lui qui a envoyé son fils pour vous sauver ; mais vous, vous entretenez la haine dans vos âmes ; vous ne voulez pas pardonner, hommes faibles et mortels qui n’êtes que poussière et retomberez demain en poussière ! Allez maintenant, et priez Dieu de faire luire sa lumière sur vous et de mettre dans vos coeurs la soumission et l’amour.

Nicolaï et Marquita restèrent encore quelque temps debout, muets devant le curé ; puis ils s’éloignèrent lentement, le front courbe, et sortirent par la petite porte du jardin. Le digne prêtre, après les avoir suivis quelques instants du regard, se tourna vers moi et me dit en secouant la tête : « À quoi bon envoyer des missionnaires dans les pays de sauvages, en Afrique ou en Asie ? Nous avons ici assez de païens à convertir, assez d’esprits sombres et de coeurs endurcis ! »

*
* *

La semaine sainte était commencée. Au dimanche des Rameaux avait succédé le jeudi saint. On voyait dans l’église un groupe de figurines en bois, de grandeur naturelle, coloriées d’une façon naïve et primitive, représentant Jésus à genoux au jardin des Oliviers, entouré des apôtres endormis, et l’ange tenant le calice d’amertume.

Le vendredi saint, j’étais allé à Mogilani, chez mon oncle, et je revins dans l’après-midi. Mon chemin me conduisit tantôt à travers l’épaisse forêt, tantôt parmi des groupes d’arbres isolés, au bord des collines qui côtoyaient la vallée, s’étendant de l’est à l’ouest. La nature et l’humanité étaient en deuil. Un air sombre et étrange était répandu sur le paysage, enveloppé d’un ton gris et plombé comme d’une mélancolie muette.

Tandis que je longeais le mur blanc formé par des bouleaux, j’aperçus tout d’un coup, parmi les courtes broussailles, une figure de femme.

Assise sur un arbre que l’ouragan avait déraciné, elle me tournait le dos et paraissait triste et souffrante.

Je restai debout pour la contempler. Bientôt elle leva la tête, et son profil ferme se dessina nettement sur le fond noir.

Je reconnus Marquita. Elle avait le menton appuyé sur ses deux mains ; ses yeux hagards étaient fixés sur la plaine silencieuse étendue à nos pieds. Les champs labourés, les semences vertes d’hiver, les pâturages avec leurs herbes naissantes, tout cela formait un tableau sans couleur, sans lumière, sans voix et sans mouvement. Au loin on apercevait les montagnes avec leurs roches sévères et leur ceinture noire de sapins.

Une nuée silencieuse de corbeaux passa dans l’air. Les lugubres oiseaux battaient à peine de l’aile. L’air semblait les porter et les chasser en avant. Ils prirent la direction de la forêt et disparurent bientôt derrière les cimes dénudées des chênes, parmi les squelettes gris des hêtres, comme engloutis par l’abîme noir des sapins qui couvraient la pente.

Marquita soupira, se leva et se dirigea lentement vers le village. Je la suivis sans qu’elle s’en doutât. À gauche, dans le fouillis, s’ouvrait une sorte de grande porte qui semblait de marbre romain. On apercevait, à travers un arc de triomphe formé de bouleaux, un petit lac entouré de marais. Des roseaux jaunes et desséchés s’élevaient au milieu de l’eau dormante et sans reflet qui apparaissait parmi eux de distance en distance. On entendait dans ce désert humide et triste un murmure sourd comme un chant de mort ou un sanglot douloureux.

Marquita fit un signe de croix et reprit précipitamment sa route. Elle pensait sans doute que c’était l’esprit mauvais des ondes dont parlent les contes popupaires qui l’appelait et l’attirait pour perdre son âme.

Déjà le village apparaissait à nos pieds, et devant nous s’élevait l’église.

Le calme régnait aux alentours, dans la forêt et dans les champs, au village et à l’église, un calme à serrer le coeur.

Au bord du chemin se dressait une grande croix de bois grossièrement travaillé, à laquelle était attaché le corps du Sauveur, sculpté d’une manière toute primitive. Pourtant je visage était empreint d’une expression surhumaine de douleur, de résignation et de majesté. La croix se dessinait puissamment sur le ciel calme et lugubre. Le Christ, dont la tête couronnée d’épines était penchée sur l’épaule, semblait avoir rendu le dernier soupir.

Marquita s’arrêta et déposa aux pieds du Sauveur les fleurs qu’elle tenait à la main. Elle baisa ses plaies et leva les yeux vers lui, les mains jointes et peudantes, dans une altitude muette et résignée.

La lueur du soir perçait maintenant le ciel plombé et formait derrière le divin Crucifié un fond doré dans le style byzantin. Quelques reflets de lumière et un faible rayon de soleil tombèrent sur la pâle figure du Sauveur et glissèrent jusqu’à ses lèvres entr’ouvertes, comme un sourire las et doux. De grands nuages passaient lentement au-dessus de nous. Des profondeurs de la vallée montaient des brouillards. Une troupe d’êtres sombres et d’esprits surnaturels semblait grimper le long de la colline. La terre semblait s’être entr’ouverte pour envoyer ses morts se prosterner devant le Fils de Dieu comme au jour du Jugement. La jeune femme fut prise d’un frisson ; mais, se raidissant, elle marcha vivement vers l’église, de laquelle tombait, à travers les vitraux de couleur, une lumière errante dont le reflet rouge éclairait notre route.

Quand j’entrai par la porte ouverte, la maison de Dieu était enveloppée d’une profonde obscurité. À gauche seulement, dans un des bas côtés, brillaient sept lampes rouges devant le sépulcre de granit dans lequel reposait le Sauveur.

Ici Marquita se mit à genoux et pria.

Des fleurs entouraient le Christ enseveli ; leurs doux parfums formaient un ensemble étrange avec la lumière rouge et le murmure des lèvres ferventes.

Il faisait nuit quand je quittai l’église. Au dehors, des peupliers se tenaient droits et fiers comme des gardiens gigantesques, et au-dessus d’eux les étoiles brillaient au ciel dans une sublime mélancolie.

*
* *

Le samedi saint, dans l’après-midi, je traversai le village pour me rendre à l’église ; c’était avant la cérémonie de la Résurrection.

Devant la chaumière de Nicolaï, dont le toit de paille, noirci par la fumée, s’inclinait fortement, quelques femmes debout s’entretenaient à mi-voix. J’eus peur pour Marquita, et, m’arrêtant, je les questionnai. On me dit qu’à l’intérieur, derrière la porte vermoulue et les petites vitres ternies, la pauvre femme sur sa couche de paille attendait son enfant. Les douleurs avaient commencé.

Tout à coup Nicolaï sortit brusquement de la maison, son bonnet de peau de mouton sur la tête, et se précipita vers l’église sans saluer personne ni même regarder autour de lui. Son visage était sombre ; dans ses yeux brillait une lueur sauvage. Il me faisait l’impression de Cain prenant la fuite ; jamais je n’avais vu une telle expression de terreur et de désespoir.

Oui, ce jeune homme vigoureux, au coeur plein de courage, qui n’avait pas tremblé devant les balles prussiennes, se sentait pris de peur devant les traits contractés par la douleur, les lèvres tremblantes et les gémissements de cette femme dont il avait voulu se séparer.

L’église, lorsque j’y entrai, était pleine de monde. La nuit y régnait encore et les lampes brûlaient toujours devant le sépulcre. Personne ne remuait. Un silence profond et religieux les enveloppait tous. Comme je regardais au-dessus des têtes nues des paysans et des foulards rouges et blancs des femmes, j’aperçus Nicolaï debout, adossé à une colonne. Il ne priait pas et paraissait ne rien voir et ne rien entendre ; il était comme pétrifié.

À ce moment, le curé sortit de la sacristie suivi des deux chapelains, du sacristain et des enfants de choeur. Lentement et pas à pas ils se frayèrent un chemin à travers la foule ; quand ils furent arrivés devant le tombeau où reposait l’ostensoir derrière des voiles, le service divin commença.

Le vieux curé, debout, avec ses boucles blanches, prononça d’une voix émue les prières, auxquelles répondirent les fidèles dans un murmure pieux. Un poids semblait peser sur chaque poitrine. Enfin on entendit ces paroles de salut : Le Christ est ressuscité. Au moment où le vieillard, de ses mains tremblantes, levait l’ostensoir, et où l’encens formait un nuage mystérieux autour de lui, les tentures noires qui cachaient les fenêtres tombèrent tout â coup, et aussitôt la lumière du jour et le soleil doré pénétrèrent de tous côtés, brillants et joyeux. L’orgue commença à résonner, et les cloches, qui s’étaient tues depuis le dimanche des Rameaux, se mirent à sonner.

Hommes et femmes, tous tombèrent à genoux. Mais au milieu de cette lumière éblouissante, de ce nuage parfumé, de ces sons joyeux d’orgue et de cloches, on entendit un homme sangloter à haute voix. C’était Nicolaï.

De son âme aussi les voiles noirs étaient tombés, et dans son coeur pénétrait maintenant la lumière. En lui était ressuscité une chose grande et sainte : l’Amour.

L’orgue grondait de plus en plus majestueusement. Le chant d’allégresse montait veis les voûtes, tandis que le curé se rapprochait avec le saint-sacrement du grand autel tout resplendissant de la lumière des longs cierges de couleur. Mais Nicolaï ne voyait et n’entendait plus rien.

Il refoula les assistants et gagna la porte. Quelque chose l’attirait dehors, et moi avec lui. C’était comme une force inconsciente qui me poussait à le suivre. Pourtant j’avais peine à le rejoindre, car il s’éloignait à grands pas et se mit à courir.

Le village était désert. Par les portes ouvertes on voyait le feu des fours ; des toits de paille s’échappait une fumée bleue, s’élevant droite et gaie vers le ciel serein et sans nuage. Le soleil, déjà bas en se couchant, entourait les hauteurs et les vallées, les forêts et les champs d’une lueur rougeâtre qui, avec un air de fête, transformait les brouillards du lointain en portes d’or d’un paradis perdu et reconquis.

Au-dessus de nous des grues planaient dans l’espace, revenant de l’exil ; dans l’air passait un souffle de printemps.

La porte de la chaumière de Nicolaï était ouverte. Là aussi brûlait ce feu saint, symbole des moeurs et de l’humanité, et à la lueur de ce feu et des rayons flamboyants du soir j’aperçus l’homme entrant dans la grande pièce et la jeune femme couverte de sa peau de mouton étendue sur sa couche misérable.

Une voix arriva jusqu’à moi, larmoyante et joyeuse à la fois, une pauvre petite voix faible, mais pourtant si puissante, qui parlait dans ce langage inarticulé du premier jour de la Création. C’était la voix de la nature, la voix d’un nouveau-né.

Pendant que Nicolaï se tenait debout devant cette misérable couche, la pauvre femme se redressa sur la paille, non plus comme une paysanne, mais comme une princesse fière et heureuse. Elle était mère ! Ses cheveux pendaient, dénoués par les convulsions de la douleur ; ses grands yeux étaient illuminés ; sa figure pâle s’inondait de larmes. Elle tendit en souriant l’enfant à son mari.

Nicolaï regarda avec une sorte de crainte cet être chétif, tremblotant et pleurant ; puis soudain la nature en lui répondit à cette petite voix qui l’appelait sans le connaître encore.

Il prit le petit garçon et l’éleva dans ses bras, avec le même mouvement touchant et solennel du prêtre à l’église présentant le corps du Sauveur à l’adoration des fidèles agenouillés.

Il semblait montrer l’enfant au monde entier, qui retenait son souffle pour admirer cette nouvelle merveille de la Création, et l’élevait en l’air comme s’il voulait rendre grâce pour le don le plus précieux que Dieu puisse nous faire, le Dieu au pied duquel passent les étoiles.

Nicolaï se mit à sangloter et tomba à genoux devant la couche de sa femme. Celle-ci, transfigurée par la douleur et la joie, d’un mouvement brutal, mais beau, le pressa sur son coeur.

*
* *

Une semaine s’était écoulée ; j’avais déjeuné chez le curé et j’étais assis avec lui devant l’échiquier. Il fumait sa chibouque et regardait à travers la fumée, comme Jupiter prêt à lancer sa foudre. Derrière lui, au mur, était suspendu un trophée d’armes qui contrastait étrangement avec le prie-Dieu sur lequel était ouvert un bréviaire. À ses pieds était couché un grand chien de chasse. Car mon digne curé ne dédaignait pas la noble passion de la chasse.

La porte s’ouvrit doucement ; sur le seuil se présenta Marquita, dans une nouvelle pelisse de mouton, les pieds chaussés de bottes rouges, son cou blanc orné de corail et de ducats, sa figure fraîche et florissante entourée de ses cheveux blonds retenus par un foulard bleu. Elle tenait son enfant dans ses bras ; sur ses lèvres errait le sourire d’une madone de Raphaël. Derrière elle apparut la tête sévère de Nicolaï, qui avait l’air craintif et embarrassé.

Le vieux curé regarda les jeunes gens et sourit.
 Eh bien, entrez donc, dit-il.

Les jeunes mariés s’approchèrent de lui et Marquita baisa sa main.
 Que voulez-vous ? demanda le curé. Avez-vous toujours envie de divorcer ?

Marquita rougit et cacha son visage derrière la manche de sa pelisse, pendant que Nicolaï paraissait absorbé dans la contemplation du casque piémontais suspendu au mur.
 Nous voudrions…, balbutia Marquita ; il est temps, je crois, de baptiser l’enfant.

Le curé prit le petit être qui était sur les genoux de sa mère, dormant paisiblement entre ses bras. Elle écarta le linge qui couvrait l’enfant et le contempla d’un air émerveillé avec l’expression du plus pur amour.
 Un beau garçon ! dit le curé. Dieu vous donne sa bénédiction pour cet enfant ! Nous allons le baptiser à l’instant même. Mais n’avez-vous pas un parrain ?

Nicolaï se mit à admirer de nouveau le casque du lancier, tandis que Marquita me regardait en souriant.
 Si peut-être… notre gracieux seigneur voulait…
 Mais certainement, dit le curé ; c’est lui qui tiendra l’enfant sur les fonts baptismaux.

Nous nous levâmes et, quand nous sortîmes, le printemps semblait avoir fait soudain son apparition dans le pays.

Le soleil inondait le ciel et la terre d’une lumière rosée. Dans l’air étaient répandues de fraîches et enivrantes senteurs. Les arbres fruitiers, revêtus de leur parure de fleurs blanches, se balançaient doucement dans la brise légère qui caressait leur sommet. Les premieres hirondelles s’envolaient vers le village, rasant les tiges vertes des semences. Les cloches nous saluaient de leur voix d’airain grave et sonore, tandis que nous nous acheminions vers l’église, le curé tête nue avec ses belles boucles blanches, et derrière lui la jeune mère tenant l’enfant dans ses bras.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après le récit de Leopold von Sacher-Masoch, « La Résurrection. Récit galicien », La Revue Bleue, t. XIV, 24e année, 2e semestre, Paris, 1887, pp. 85-89.

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