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Leopold von Sacher-Masoch

Nazariouschka (Histoire russe)

Revue Bleue (1887)

Date de mise en ligne : jeudi 31 janvier 2008

Leopold von Sacher-Masoch, « Nazariouschka. Histoire russe », La Revue Bleue, t. XIV, 24e année, 2e semestre, Paris, 1887, pp. 660-662.

NAZARIOUSCHKA
Histoire russe

Chaque fois que je venais à Borotin, chez mes parents, ma première question était : « Comment va Nazarin ? » ou plutôt « Nazariouschka », comme tout le village l’appelait. Lui aussi demandait quelquefois de mes nouvelles lorsque j’étais absent, car notre amitié était réciproque.

Mon petit favori était orphelin. Son père, le garde-forestier Branka, un brave homme avare de paroles, mais toujours prêt à aider ceux qui en avaient besoin, s’en était allé un jour dans la forêt et n’était pas revenu. La mère de Nazarin avait sauvé la vie, pendant le choléra, à plus de cent personnes que cette maladie avait surprises en plein champ. Elle parcourait les environs nuit et jour, et, lorsqu’elle trouvait un de ces malheureux, elle lui donnait à boire, puis, baissant sa chemise, le frappait avec des orties jusqu’à ce que son corps fût tout couvert de grandes cloches et que la circulation du sang fût rétablie. Elle périt un jour victime de son dévouement.

La vieille Zastavna recueillit le petit Nazarin et l’éleva comme son enfant. Elle ne s’était jamais mariée, et, bien qu’elle idolâtrât le petit garçon, elle ne l’avait pas gâté.

Jamais je n’oublierai ce garçon déjà grand et beau, à la fois si fort et si doux, ce visage rose et blanc, cet ovale si pur et ce mélange d’espièglerie et de gravité qui le distinguait. Je vois encore ses grands yeux pensifs et rêveurs et ses beaux cheveux blonds.

À l’école, aucun n’apprenait comme lui ; quand le curé l’apercevait à la sacristie, dans sa robe rouge d’enfant de choeur, il ne manquait jamais de lui sourire et de lui caresser le front. Pendant la messe, Nazariouschka était le recueillement même. Quand il balançait l’encensoir ou qu’il agitait la sonnette, il semblait que l’orgue résonnait plus joyeusement et que les nuages bleuâtres et le son argentin s’élevaient des marches de l’autel, droit vers Dieu, comme la fumée du sacrifice d’Abel.

Nazariouschka était à la tête de toute la jeunesse du village. Il n’avait pas recherché cet honneur qui lui était échu tout naturellement. C’était lui qui conduisait la bande lorsqu’on allait chercher des fraises ou des champignons, lier les gerbes ou secouer les arbres fruitiers. Lorsque, par de belles nuits d’été, il était assis au milieu des petits garçons et des petites filles, près des feux autour desquels les chevaux pâturaient, ou en hiver, devant le grand four ouvert sur lequel les flammes s’agitaient, il devenait poète, rapsode. Il narrait les vieux contes d’Ivanok, du Loup ailé, les légendes sur la vengeance terrible de la czarine Olga et sur le marchand héroïque de Moscou, et comme il narrait !

Quand je sortais avec mon fusil, il m’accompagnait toujours, et il avait alors une manière de me faire des questions qui avait quelque chose de touchant. Je lui montrais dans la carrière les coquillages et les plantes pétrifiées, et je lui racontais comment la terre s’était formée. Je découpais les fleurs pour lui expliquer leur construction admirable. Je lui nommais les étoiles et lui faisais connaître ces mondes lumineux qui peut-être sont habités par des créatures destinées comme nous à lutter, à se réjouir et à souffrir. Il écoutait, réfléchissait et m’interrogeait de nouveau.

Une fois, je le rencontrai dans le petit cimetière ; il me prit par la main et, me conduisant dans un petit coin paisible et attirant, il me montra du doigt une tombe couverte de hautes herbes : « C’est ta mère qui repose ici », dis-je. Il inclina la tête. Nous sortîmes ensemble ; à la porte il s’arrêta tout d’un coup.
 Personne ne sait où mon père est enterré, dit-il ; mais Dieu le retrouvera au jour du Jugement.

*
* *

Je revins de nouveau à Borotin pour passer la Noël. L’hiver était encore plus rigoureux que de coutume, au point que la faim poussait les bêtes fauves jusque dans les villages. Un paysan avait tué peu de temps auparavant, dans sa cour, un grand lynx à coups de fourche, et chaque soir on voyait du château étinceler les yeux des loups comme des feux errants.

Une après-midi, les enfants du village étaient sortis avec leurs petits traîneaux, dans la forêt voisine, pour chercher du bois. Les masses de neige pesaient si lourdement sur les arbres depuis des semaines, que partout le sol était jonché de branches cassées. Nazariouschka était à la tête de la petite caravane ; il venait d’atteindre sa dixième année.

Le travail fini et les traîneaux chargés, Nazarin dit :
 Enfants, maintenant que nous avons fait nos devoirs, nous pouvons songer à nous amuser ; je vais vous préparer une belle glissade.

Tous poussèrent des cris de joie et, pendant qu’une partie des enfants retournait à la hâte au village pour rapporter le bois, Nazariouschka, aidé des autres, commençait à organiser la glissade sur la pente de la forêt. Peu de temps après, toute la jeunesse du village avec ses traîneaux était de nouveau réunie autour de lui. Les petites, avec leurs foulards multicolores d’où les figures sortaient comme des pommes d’api, et les petits garçons avec leurs bonnets de peau de mouton, tous étaient joyeux, et, une fois les premiers traîneaux lancés, personne ne pensa plus à retourner chez soi. Chaque fois qu’une bande descendait en riant sur la pente, les autres criaient et battaient des mains. Bientôt les enfants furent surpris par le crépuscule et même par la nuit ; les étoiles étincelaient au ciel pâle, le croissant de la lune planait au-dessus des coupoles rondes de l’église de bois et les enfants jouaient toujours à la lisière de la forêt.

Assis près de la cheminée, je lisais dans un journal illustré de Varsovie un conte charmant de Mme Orszeszko, lorsque tout d’un coup des cris se firent entendre :
 Un ours ! un ours a attaqué nos enfants !

Je me levai brusquement, pris mon fusil et me précipitai dehors, tel que j’étais, tête nue. II est étrange que, pendant que je courais vers la forêt, je ne songeais qu’à Nazariouschka, dont je voyais devant moi la bonne figure souriante. Je rejoignis quelques paysans qui, armés de fléaux et de couteaux, se dirigeaient aussi vers la forêt ; d’autres suivaient, les femmes criaient, tout le village était en émoi.

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Tandis que les enfants s’ébattaient dans la neige sous le ciel étoilé, un grand ours était sorti tout à coup de la forêt. Dans la joie générale, personne ne l’avait remarqué, et, quand il fit entendre au milieu des enfants son grognement farouche, il était trop tard pour prendre la fuite.

Les pauvres petits ne poussèrent qu’un cri de terreur, qui semblait ne sortir que d’une seule poitrine, et se serrèrent autour de Nazarin ; auprès de lui, ils cherchaient instinctivement une protection, et de lui ils attendaient le salut. L’ours resta quelques instants immobile devant eux, comme s’il voulait faire choix d’une victime digne de lui ; tous les enfants se mirent à prier tout haut.
 Ne bougez pas, mes enfants, dit Nazarin, fixant un regard ferme sur la bête colossale. Je vous sauverai, même s’il devait m’en coûter la vie.

Il tira lentement un large couteau de sa ceinture. Était-ce l’éclair que jetait la lame qui provoqua l’ours au combat ? Au même instant il s’élança sur les enfants.

Nazarin fit un signe de croix et se précipita sur lui.

L’ours se dressa sur ses pattes, et le petit garçon lui enfonça dans le corps le couteau jusqu’au manche ; mais déjà les griffes terribles l’enserraient.

Nazarin lâcha le couteau et empoigna l’ours par la gorge ; tous deux roulèrent dans la neige.

Quand nous arrivâmes, tout était fini : l’enfant et la bête étaient morts !

Nazarin avait encore ses petits bras agrippés au cou de l’ours et les dents serrées, comme quelqu’un qui aurait ramassé toutes ses forces. Lorsque nous l’eûmes dégagé et couché doucement sur la neige, l’expression sauvage que cette volonté héroïque avait donnée pour quelques instants à sa bonne figure disparut ; ses traits se détendirent et maintenant l’enfant reposait là, paisible, un sourire sur les lèvres, comme ceux qui ont fait une action grande et bonne.

Les petits l’entouraient, muets, avec des regards craintifs et une sorte de vénération.

Enfin une voix douce s’éleva — personne ne sut d’où elle venait — et dit :

« Dieu l’a rappelé ; il avait sans doute besoin d’un ange. »

*
* *

Pendant qu’on transportait Nazariouschka au village sur un petit traîneau, je pris par un autre chemin : des larmes coulaient sur mes joues, et je ne voulais pas qu’on me vit pleurer. Je me demandai : d’où vient chez le peuple russe cet héroïsme, ce sentiment du devoir, ce caractère spartiate ? Aucun Lycurgue pourtant ne lui a dicté ses lois. Lorsque, écoliers, nous lisions Plutarque, nous nous jurions d’accomplir un jour des actes dignes d’un Léonidas ou d’un Horace Coclès ; mais ces gens simples qui ordinairement ne savent ni lire ni écrire, où donc ont-ils appris l’héroïsme ? Qui leur sert d’exemple ?

Serait-ce la nature qui les entoure ? Est-ce cette lutte perpétuelle des éléments dont ils sont les témoins qui leur donne cette triste conviction que la vie n’est pas une joie ? Oui, aucun d’eux ne craint de regarder la douleur en face, et ils ont tous pour souffrir et se sacrifier un courage plus sublime que celui du conquérant. Enfin, pour eux, il n’y a pas d’énigme au-dessus des étoiles. Nous méditons, nous cherchons, nous creusons, et pourtant la nature reste muette pour nous ; mais eux comprennent cette voix, à la fois sévère et maternelle, qui se fait entendre des profondeurs de la mer, du mugissement de l’ouragan et du grondement du tonnerre.

*
* *

Quand je revins, l’année suivante, à Borotin, je trouvai, à la place où Nazariouschka avait péri, une grande croix de bois. Elle me sembla plus belle dans sa simplicité que tous nos monuments. Sur cette croix était écrit en caractères cyrilliques :

Ici se sacrifia pour sauver nos enfants,
Nazarin Bronka de Borotin,
Agé de dix ans.
Que celui qui passe
Récite trois Pater pour sa pauvre âme !

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’histoire de Leopold von Sacher-Masoch, « Nazariouschka. Histoire russe », La Revue Bleue, t. XIV, 24e année, 2e semestre, Paris, 1887, pp. 660-662.

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