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P.-J. Proudhon

De la Pornocratie dans les Temps modernes

De la Pornocratie (Chapitre V)

Date de mise en ligne : dimanche 24 juin 2007

P.-J. Proudhon, De la pornocratie ou Les Femmes dans les Temps modernes (Chapitre V), Œuvres posthumes de P.-J. Proudhon, Éd. A. Lacroix et C°, Paris, 1875, pp. 1-150.

V

Savez-vous, Mme J*** L***, ce qu’il y a au fond de vos idées antiproudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage ? Je suis sûr que vous ne vous en doutez seulement pas. D’abord votre brochure de 196 pages semble l’oeuvre de plusieurs mains. Il y a des parties qui sont de vraies catilinaires : là surtout apparaît le génie de la femme ; d’autres sentent le professorat d’une lieue. Vous parlez, avec une facilité de verbe capable d’effrayer les ignorants, de métaphysique, de synthèse, d’antinomie ; l’absolu, l’idéal, le concret et l’abstrait se jouent sous votre plume, comme les amours à la ceinture de Vénus. Ici se voit la pédante qui répète, mot pour mot, sa leçon de la veille, si tant est que ce ne soit pas son professeur qui lui ait fait son thème. Eh bien ! madame, quelque pénible qu’il soit de dire à une femme instruite, douée d’esprit naturel, qu’elle ne voit goutte dans les choses dont elle parle, il faut que je me résigne à cette cruelle extrémité. Votre brochure, de même que les deux volumes de Mme Jenny d’H***, est ce que j’ai rencontré jusqu’à présent de mieux pour démontrer, par l’exemple, cette proposition, qui fait tout le fonds de ma réponse : — La PROMISCUITÉ DES NOTIONS ABOUTIT À LA PROMISCUITÉ DES AMOURS, et vice versa. — Là est le caractère de notre époque, dont tous les écrivains de quelque valeur s’accordent à signaler l’analogie avec celle qui marqua la fin de la civilisation païenne, et que signale l’avènement du christianisme.

Vous avez suivi un méchant guide : M. Enfantin, abandonné depuis vingt ans par tout ce que l’école saint-simonienne comptait d’esprits vigoureux et de consciences lucides, et dont la police correctionnelle a parfaitement apprécié, selon moi, la doctrine, bien qu’il soit regrettable qu’elle n’ait pas laissé à la morale éternelle, par lui niée, non pas abrogée, le soin de se trouver des défenseurs. M. Enfantin est un de ces hommes à mémoire facile, à imagination complaisante, et qui, ne produisant pas d’idées par eux-mêmes, ont le talent de gâter tout ce qu’ils touchent. Depuis quelques années, son habitude est de se tenir derrière le rideau ; il me semble que le moment serait venu au contraire, pour lui, de s’affirmer hautement, sans le secours de femmelettes, et de dire : Me voilà !…

J’examinerai votre livre, madame, froidement, sérieusement, et, comme vous le désirez sans doute, doctrinalement. À l’exemple des théologiens, laissant de côté tout l’accessoire, je me bornerai à extraire les propositions qui forment la charpente de vos idées et sans lesquelles il n’y aurait pas d’idées enfantines, et bientôt plus de femmes libres. Un peu de patience ce ne sera pas long.

I. — À propos de mon dernier ouvrage sur la Justice, vous avez trouvé piquant de dire que mon livre est un nouveau voyage à la recherche de l’absolu. Moi, qui suis aussi connu aujourd’hui pour la guerre que je fais à l’absolu, que je l’ai été autrefois pour mes attaques à la propriété, être convaincu de chercher l’absolu sous un autre nom, c’était, en effet, bien malheureux. Aussi, à propos de cet absolu dont je me suis infatué, ne manquez-vous pas de m’accuser hautement de désapprendre au peuple la justice. L’accusation est grave : si je suis convaincu d’absolutisme, me voilà suspect ; je ne mérite plus d’être en rien écouté ; je n’ai pas le droits entre autres, de parler du mariage ni de la femme. C’était inquiétant en vérité.

Examinant là-dessus, non pas ma conscience, qui en fait d’absolu ne me reproche rien, mais la vôtre, je me suis demandé si vous saviez vous-même ce que vous disiez quand vous parlez de justice et d’absolu. Et voici ce que j’ai trouvé ; c’est assez curieux, et, pour votre grand-prêtre, c’est très-grave :

Si par ABSOLU on entend le certain, alors certainement je crois à l’absolu et je l’affirme, puisque je crois à des idées certaines, à des idées d’une certitude absolue, telles que les vérités mathématiques, la loi de série, la succession du temps, le rapport de causalité, la notion d’équilibre, etc. Si par ABSOLU on entend encore l’universel, je réponds encore que je suis partisan de l’absolu, puisque je crois à des idées universelles, puisque j’admets, comme l’on dit, des universaux et des catégories, auxquelles j’attribue une vérité également objective et subjective ; et que de toutes ces idées universelles ou catégories, la plus universelle à mes yeux est la JUSTICE.

Mais jamais, à ma connaissance, on n’a considéré ces termes : l’universel, le certain et l’absolu, comme synonymes, si ce n’est peut-être lorsqu’on les accouple de cette manière : cela est d’une absolue certitude, absolu devient alors un adjectif qui s’applique à toutes sortes d’idées et d’objets, pour en marquer la plus haute puissance, idéalité ou réalité.

Quand je repousse l’absolu, j’entends, avec tous les logiciens, ce me semble, une essence ou entité qui réunirait en elle à la fois, et dans un degré infini, toute puissance, toute vie, toute beauté, toute vérité, toute justice, etc. L’absolu se prend alors dans une acception logique, ontologique, esthétique, juridique : rien-de plus clair que tout cela.

D’après cette explication, il est clair que la Justice, que je prends pour base de ma philosophie, n’est point l’absolu, bien qu’elle soit pour moi d’une réalité et d’une certitude absolues. La preuve, c’est que, si de la notion de Justice je puis déduire toute la législation humaine et toute la morale, cependant je ne puis, avec cette même notion, donner l’être à une mouche ; je ne découvrirai pas 1e système du monde ; je ne ferai pas une statue comme celle du gladiateur ; je n’inventerai pas l’algèbre. Je n’improviserai même pas, avec cette seule notion du droit, une constitution politique, puisque, pour appliquer le droit, il faut connaître à fond d’autres rapports qui ne relèvent pas directement du droit : rapports politiques, économiques, géographiques, historiques, etc. ; ce qui n’empêche nullement la Justice d’être absolument certaine de sa nature, dans tous les temps et dans tous ses décrets ; absolument comme la science arithmétique est certaine dans toute son étendue, qu’on la limite à la formation des nombres ou qu’on l’étende jusqu’aux logarithmes.

Vous, madame, au contraire, et votre patron, M. Enfantin, ce n’est pas ainsi que vous entendez ni la justice, ni l’absolu, ni l’universel, ni la certitude.

Pour vous, rien n’est certain, rien n’est universel, rien n’est de soi juste. TOUT EST RELATIF, changeant, variable, la justice, la beauté, la dignité, comme les flots. Soutenir le contraire, c’est-à-dire admettre des idées certaines, des notions universelles, des principes de justice immuable, c’est chercher L’ABSOLU, c’est dépraver la morale ; la sagesse consiste à prendre les choses selon les circonstances et sous le point de vue qui semble le plus profitable. Aujourd’hui république, demain monarchie ; jadis mariage et famille, plus tard libre amour ; tantôt démocratie socialiste, tantôt féodalité industrielle et propriétaire ; chrétien au moyen âge, protestant avec Luther, déiste avec Rousseau, malthuséen, agioteur au XIXe siècle. Osez donc parler clairement, si toutefois vous y voyez clair ; dites ce que vous avez sur le coeur, et qu’on vous juge. Ce que vous qualifiez et découvrez en moi d’absolu, madame, est la raison, la vérité, la réalité, la justice, la certitude, toute la morale, toute loi de nature et de société ; — et votre relatif, à vous, c’est le pyrrhonisme, la destruction de toute raison, de toute science et de toute morale, de toute liberté. Pour vous, pour M. Enfantin, ii l’a prouvé, ainsi que ses disciples, depuis dix ans, la société, c’est l’arbitraire dans le pouvoir, l’agiotage en économie, le concubinat, je me sers du terme le plus honnête, dans la famille, la prostitution des consciences, partout l’exploitation de la crédulité, de la cupidité et de tous les mauvais instincts de l’homme. Oh ! votre brochure de 196 pages, que peu de gens ont lue, est un signe de l’époque : elle nous montre que la corruption est descendue, par l’esprit, par le coeur, par les sens, jusqu’aux femmes ; demain, elle sera descendue aux enfants.

2. Maintenant que nous vous avons saisie dans votre fort ou dans votre faible, nous pourrons vous suivre. Il ne manque pas chez vous et M. Enfantin d’une certaine logique : il est vrai qu’elle ne vous coûte pas de grands efforts de tête, c’est la logique de la confusion, la logique du chaos, la logique, je l’ai dit, de la promiscuité. Avec vous, madame, nous marchons à grands pas vers la pornocratie.

Toute vérité d’ensemble implique harmonie, symétrie, série entre plusieurs termes, c’est-à-dire RAPPORT. Dès que l’harmonie est rompue, la série mutilée, il n’y a plus rapport ; le relatif n’existe pas.

Autre cause de votre erreur : certains êtres, certains ensembles se produisent par accroissement continu ; tels les êtres vivants, telle aussi la justice.

Vous dites, dans votre logique à vous : l’esclavage est meilleur que l’anthropophagie, le servage est meilleur que l’esclavage, le prolétariat meilleur que le servage, etc. Donc, concluez-vous, l’esclavage est relativement bon, le prolétariat relativement bon, etc. ; et, comme on ne saurait arriver, au parfait, à l’absolu, tout est relativement bon et mauvais.

Mais tout cela est de la logique de myope, de gens qui raisonnent par à peu près, ou qui prennent des phrases de convention pour maximes dialectiques. La vérité logique, philosophique, exacte, sévère, est tout autre. Cette vérité, la voici : la justice, vraie en soi, dans toutes ses parties, se développe progressivement dans l’humanité. À mesure que ce progrès s’accomplit, l’humanité s’élève au-dessus de la condition animale, pour entrer dans l’état de société ou de justice. Il en résulte que l’esclavage, par lui-même, n’est pas plus vrai, ni en soi, ni relativement, que l’anthropophagie ; c’est encore, comme celle-ci, de l’animalité ; le servage, le prolétariat sont de l’animalité, du fatalisme, progressivement réduits par l’action de la liberté et de la justice.

J’en dis autant du développement des institutions politiques et religieuses.

Ainsi, votre scepticisme ne repose absolument sur rien, que sur la confusion de vos idées et l’arbitraire de vos définitions : votre philosophie, je vous le répète, c’est du chaotisme, c’est de la promiscuité, je vous dirai tout à l’heure que c’est de la prostitution.

2. Vous parlez de relatif, de vérité relative, et vous opposez ce mot à l’absolu.

Mais là encore vous n’êtes pas dans le vrai, et vous ne voyez que confusion. Toute vérité est vraie, à un double point de vue : en soi, et considérée individuellement ; et comme partie intégrante ou constituante du système des choses ; dont la pleine intelligence nous donnerait, en effet, une face de l’absolu.

Ainsi, chaque proposition d’Euclide est vraie en elle-même, et abstraction faite de toute la géométrie ; et elle et vraie, comme terme sériel de la géométrie, dont l’ensemble est vrai aussi. — La théorie des marées est vraie, indépendamment du système copernicien ; — la circulation du sang, le système des fonctions de nutrition sont des faits vrais en eux-mêmes, indépendamment de toute théorie de la reproduction ; ce qui ne les empêche pas d’être vrais aussi, dans leurs rapports avec la génération, le système cérébral, etc. Voilà ce que c’est que l’absolu et le relatif ; et vous parlez d’imagination, d’après une lueur incertaine, quand vous les opposez l’un à l’autre : ils subsistent ensemble, et même, si nous considérons que chaque idée, chaque phénomène, chaque être créé, pris à part, forme un tout, un universel, un absolu (bien des philosophes n’hésitent pas ici à appliquer ce terme), vous reconnaîtrez que l’absolu et le relatif sont encore identiques.

Ainsi, la vérité a double face ; et la face la plus lumineuse, c’est celle de relation, puisque quand on connaît une proposition en elle-même, on n’en connaît pas la vérité dans toute son étendue ; on en sait quelque chose, mais on n’en sait pas tout.

D’où il résulte que les idées de relation qui, chez vous, ne sont pas des vérités, sont les plus grandes de toutes ; ce qui prouve que vous prenez le mot à contre-sens.

La cause de votre erreur, ici, c’est que vous faites l’erreur, la désharmonie, l’anomalie, synonyme de relatif, ce qui est encore un contre-sens.

Ainsi, toute votre métaphysique, si orgueilleuse, si leste, se réduit à une profonde inintelligence, non-seulement des termes, mais des rapports et des notions. Vous ne savez pas plus ce que c’est que l’absolu que le relatif ; pour vous, il n’existe ni certitude, ni réalité, ni universaux, ni catégories : vous en êtes à l’état d’une idole qui a des yeux, et ne voit pas ; des oreilles, et qui n’entend point ; un entendement, et qui ne saisit plus ni impressions ni rapports. C’est à cela que se réduit la force spéculative de M. Enfantin ; et c’est par là qu’il vous a séduite, vous et toutes celles en qui certaines dispositions masculines ont oblitéré le sens moral et détruit le sens commun. En tout cela, M. Enfantin a été l’homme de son époque, le digne apôtre de la religion de la chair, représentant de la destruction des principes et de la dissolution des consciences, dont le règne de Louis-Philippe fut la préparation.

3. Maintenant que nous avons le secret de votre doctrine, nous pouvons vous suivre, et vous expliquer à vous-même. Je ne veux pas vous faire un cours de logique : ce n’en est pas le moment, et vous ne me comprendriez pas. — Je vous ai promis une autopsie, l’autopsie de votre âme ; je ne veux que tenir parole.

La justice écartée par, vous comme absolu, quel sera votre point de repère ? car il faut bien vous diriger dans votre scepticisme. Je ne vous parle pas de principes, vous n’en reconnaissez pas : les principes vous conduiraient à l’idée universelle, à la certitude, à ce que vous appelez absolu. Il vous faut une loi au moins conventionnelle.

Cette loi rectrice, cette lumière, a pour nom l’idéal. Mais, conséquente avec vous-même, je veux dire fidèle aux ténèbres qui vous assiègent, vous vous empressez de dire que cet idéal n’a rien d’absolu. Sur quoi je vous arrête de nouveau pour vous montrer : 1° que vous ne savez pas de quoi vous parlez, quand vous parlez d’IDÉAL ; 2° que, le connaissiez-vous, vous tombez dans la plus triste des erreurs, quand vous eu faites le guide de votre raison et le Dieu de votre coeur.

« Ii n’est pas vrai, dites-vous (page 13), que l’idéal soit fatalement voué à l’absolu. »

Et là-dessus vous expliquez comme quoi vous prenez un idéal ad libitum, soit en vous-même, soit dans la nature, sans jamais lui attribuer ni l’infinie bonté, ni la suprême perfection, ni rien qui rappelle l’absolu.

Tout ceci veut dire que pour vous, madame, qui faites profession de cultiver l’idéal, il n’y a pas réellement d’idéal, il n’y a que des objets qui attirent plus ou moins le désir, la concupiscence. L’idéal, pour tout homme qui s’entend avec lui-même, est un mot par lequel on exprime la conformité d’un être avec son type. Il se dit aussi de la faculté de l’esprit, par laquelle, en vue des réalités qui, toutes, comme je l’ai dit plus haut d’après Raphaël, sont plus ou moins défectueuses, nous remontons par la pensée au modèle parfait que nous supposons invinciblement exister dans la pensée de la nature créatrice, dans la raison de Dieu. En ce sens, l’idéal, chose non réelle, mais parfaitement intelligible, est un absolu, puisqu’il réunit la vérité, l’harmonie, l’exactitude, la proportion, la force, la beauté. Nous n’y atteignons pas, c’est chose certaine ; mais nous agissons d’après lui, sauf les droits de la justice qui sont ici réservés : nous nous dépravons quand nous suivons autre chose. Le renoncement à l’idéal est un signe de notre décadence.

Vous, au contraire, vous niez a priori cet idéal, puisque vous le niez en tant qu’absolu, et que, dans votre pensée, absolu est synonyme de vérité, de loi, de certitude. Pour vous, il n’y a pas, je le répète, d’idéal ; et ce que vous appelez de ce nom, c’est tout ce qu’il vous plaît. C’est le laid. L’idéal est un mot qu’il faut rayer de votre dictionnaire, de même que l’absolu, le relatif, le certain, l’universel, parce qu’il ne signifie rien, absolument rien pour vous. Il faut le remplacer par un autre, qui s’appelle, en latin libido, en français : fantaisie.

Ici, vous retrouvez une parenté nombreuse, mais qui vous fait peu d’honneur. En littérature, en poésie, en peinture, dans l’art dramatique, — inutile de citer la danse, — nous en sommes à l’école fantaisiste, dernier mot du romantisme ; et nous voyons ce qu’elle produit. La même chose arrive en morale ; et le résultat est toujours le même : la prostitution. Vous y reconnaissez-vous ? Lisez les feuilletons de M. Th. Gautier, toute cette masse de romans, de drames, de petits vers, etc., qui illustrent notre époque.

Un des effets de cette substitution de la fantaisie à l’idéal, c’est que nous n’avons plus, en France, de théorie de l’art, partant plus d’art. — Des oeuvres de débauche, rien de plus. Autrefois, l’art avait pour but de reproduire, soit l’idéal, autant qu’il est donné à l’imagination de s’en emparer d’après les données de l’intelligence ; soit le réel, mais comme antithèse ou expression plus ou moins complète de l’idéal. L’école de Raphaël est le représentant de la première manière ; l’école flamande de la seconde. Ces deux buts divers de l’art sont également légitimes, aussi légitimes que la comédie et la tragédie. Il y a autant d’art à représenter le réel que l’idéal. Les anciens connaissaient cette double théorie. Aujourd’hui, la multitude des artistes et des gens de lettres ne connaît qu’une chose, le fantaisie, et, par la fantaisie, elle s’éloigne également du réel et de l’idéal. Il n’y a ni vérité, ni sublimité dans ces oeuvres ; c’est de la marchandise à la mode, articles de pornocratie.

Mais nous ne sommes pas au bout. Vous vous méprenez du tout au tout sur le caractère de l’idéal ; après l’avoir nié en tant qu’absolu, vous en faites votre DIEU, ce qui se comprend très-bien dans une religion sans principes, sans loi, sans certitude, sans idées universelles, sans notion, sans justice, sans moeurs, dans un siècle où toutes ces choses sont remplacées par la fantaisie, ce qui implique une inconséquence, une contradiction.

J’ai expliqué, dans la théorie que j’ai essayé de donner du progrès, comment le progrès avait son principe dans la justice ; comment, en dehors de la justice, tout autre développement politique, économique, littéraire, philosophique, devenait subversif et dissolvant, comment l’idéal nous était donné pour nous porter à la justice, et comment enfin, si ce même idéal, au lieu de servir d’auxiliaire et d’instrument au droit, était pris lui-même pour règle et but de la vie, il y avait aussitôt pour la société décadence et mort. En un mot, à la justice, j’ai subordonné l’idéal, dont l’idée, au point de vue de la raison spéculative, est moins universelle ; et le sentiment, au point de vue de la raison pratique, moins social que celui du droit.

Vous, au contraire, vous subordonnez le droit à l’idéal, à l’exemple des idolâtres polythéistes, dont j’ai raconté la décadence : en quoi vous êtes tout à fait d’accord avec la moderne bohème, dont la maxime est, comme vous savez, l’art pour l’art. — Or, le principe de l’art pour l’art conduit à des corollaires de toute sorte, qui naturellement entrent dans votre catéchisme : le pouvoir pour le pouvoir, la guerre pour la guerre, l’argent pour l’argent, l’amour pour l’amour, la jouissance pour la jouissance. Quand je vous dis, madame, que toutes vos pensées mènent à la prostitution ; que vous n’avez dans le cerveau, je ne dis pas dans le coeur, vous êtes la femme de M. L***, que je considère pour vous comme un sauveur, un rédempteur, un Christ, — que la prostitution, et tout cela parce que vous avez prêté l’oreille à ce magnétiseur d’Enfantin !…

L’école de la fantaisie, dont vous nous donnez, sans le savoir, et par le seul fait du détraquement de votre cerveau et de la maladie de votre âme, l’absurde métaphysique, c’est la jouissance, c’est le vice, l’immoralité, la dégradation politique, c’est. la PORNOCRATIE.

4. Vous me reprochez de confondre perpétuellement le concret et l’abstrait : à ce propos, vous niez l’existence des collectivités et de leurs attributs. Sur quoi j’aurai l’honneur de vous faire observer, madame, qu’avant de me reprocher de les confondre, vous eussiez dû vous assurer que vous-même vous saviez distinguer, ce qui, par malheur, n’est pas vrai. — Votre notion de l’abstrait est inexacte, et celle que vous vous formez du concret, encore plus.

Vous répétez, après les vieux nominalistes, que la société est un mot, qu’il n’y a point d’être social en dehors ou au-dessus de l’individu, homme ou femme ; que le couple qui résulte de leur union n’est qu’une création morale, non une création réelle ; à plus forte raison qu’on ne saurait attribuer à ce couple, comme à un être positif sui generis, des qualités, attributs et fonctions, desquelles on argumentera ensuite, pour, contre ou sur, les individus, l’homme et la femme.

« Phénoménalement, l’être social n’est rien. Il ne saurait tomber sous nos sens ; mais, abstractivement considéré, il est le résultat des qualités propres à l’homme et des qualités propres à la femme. » Ainsi dit le maître ; ainsi redit l’élève.

Voici bien une autre affaire. Tout à l’heure vous avez nié, sous le nom d’absolu, les idées universelles, la certitude ; — vous avez méconnu le relatif ; vous avez détruit l’idéal, auquel vous avez substitué la fantaisie ; vous avez éliminé la justice : voici maintenant que vous niez les collectivités, les existences générales, et par suite les idées générales, les lois générales, ce qui veut dire, la nature même et la société. Du chaotisme, nous tombons dans le nihilisme ; de la pornocratie, dans la mort. C’est logique, autant que ce mot de logique peut se dire des ténèbres, de la mort, du néant.

Une idée est dite abstraite quand elle sert à représenter un simple rapport, indépendamment et à l’exclusion même de toute réalité. Le nombre 5, par exemple, est une idée abstraite ; le nombre 7 en est une autre. La formule 5 x 5 = 25, est abstraite, par la même raison, 7 x 7 = 49 est une formule abstraite. Si, généralisant davantage et écartant les nombres particuliers 5, 7, 25, 49, je dis A x B = C, la formule sera plus abstraite encore que les deux autres.

Il y a des idées abstraites de toute sorte, il suffit de cet exemple.

Mais les idées de collectivité, de groupe, de genre, d’espèce, sont autre chose que des idées abstraites ; elles en sont diamétralement l’opposé. Celles-ci, comme nous venons de voir, excluent l’idée de matière ; celles-là, au contraire, la supposent essentiellement. Lorsque je prononce le nombre 5 ou ses multiples 25, 150, 250, 2,500, 25,000, etc., il est évident que je ne sous-entends ni des hommes, ni des chevaux, ni des arbres, etc. ; mais quand je dis une ruche, un troupeau, une nation, une forêt, il est tout aussi évident que je sous-entends des abeilles, des animaux, des hommes, des arbres, quel qu’en soit d’ailleurs le nombre ; les mots ruche, troupeau, forêt, nation, etc., ne signifieraient rien sans cela.

L’idée abstraite et l’idée collective, idée de groupe, genre et espèce, sont donc diamétralement inverses l’une de l’autre, ce à quoi, madame, ni vous, ni votre maître, M. Enfantin, n’avez jamais pris garde. Votre chaotisme eût été impossible, si cette distinction, pourtant bien apparente, était entrée dans voire esprit. Mais ce n’est pas tout.

Les collectivités, groupes, genres, espèces, ne sont pas de pures fictions de notre entendement ; ce sont des réalités aussi réelles que les individualités, monades ou molécules, qui les constituent, et au même titre que ces dernières. En effet, qu’est-ce qu’un arbre, un homme, un insecte ? Un être formé de parties en rapport les unes avec les autres, et donnant lieu, par ce rapport, à une unité d’ordre supérieur, qu’on appelle homme, arbre, insecte. D’être simple, nous n’en connaissons pas pour nous, c’est l’absolu, cet absolu que vous repoussez, madame. Or, une nation, une société, une ruche, une roche, un minéral, un gaz, une forêt, tous les ordres, genres et espèces de plantes et d’animaux, sont des unités d’ordre supérieur, des existences positives, formées par le rapport d’unités inférieures, et ayant des propriétés, des qualités, des facultés spéciales. J’ai traité maintes fois ce sujet, sur lequel je me crois dispensé ici de revenir.

En fait, nous ne connaissons, nous ne saisissons, voyons, touchons, palpons, mesurons que des collectivités, des groupes, des volumes, des conglomérats ; l’unité élémentaire ne se laisse prendre nulle part. Le réel, c’est le multiple, la série, la synthèse ; l’abstrait, l’absolu, c’est l’atome. Comment donc se fait-il, madame, que, cherchant le réel, le concret, l’idéal, et fuyant l’absolu, vous arriviez constamment, dans votre philosophie, à vous tromper d’adresse ; que vous preniez toujours l’absolu pour le relatif, le concret pour l’abstrait et vice versa ? Comment ne voyez-vous pas que ce qui fait, pour notre intelligence, la réalité des êtres, c’est le rapport de leurs parties ; que, par conséquent, l’homme et la femme étant complémentaires l’un de l’autre, comme les parties du corps humain sont complémentaires les unes des autres, l’homme et la femme forment par leur union un organisme très-positif, très-réel, très-concret, nullement abstrait, mais d’ordre supérieur ; et qu’il en est absolument de même de la famille, de la cité, de la nation ?

Pendant un certain temps, l’esprit humain a hésité sur cette proposition : la lutte des réalistes et des nominalistes en est un monument. Il faut un degré d’attention de plus pour apercevoir le rapport des parties séparées, quelquefois fort distants, que pour saisir celui des membres d’un corps vivant : cette faiblesse d’aperception est un des traits qui caractérisent l’enfance de l’esprit humain, l’entendement des enfants et des femmes. Il a fallu la théorie de Newton pour comprendre que le système planétaire est aussi certainement une chose, que le soleil et chacune des planètes.

Voulez-vous voir maintenant où conduit la confusion des idées abstraites avec les idées générales ; et la négation que vous faites, en conséquence, de la réalité des existences collectives ? Je vais vous le dire en deux mots.

Pour moi, la société humaine est un être réel, au même titre que l’homme, qui en fait partie. Cet être, formé d’hommes, mais qui n’est pas la même chose qu’un homme, a sa vie, sa puissance, ses attributs, sa raison, sa conscience, ses passions. J’en ai touché quelque chose dans mes IVe et VIe Études [1]. — Elle a donc aussi ses lois propres, lois et rapports que l’observation nous révèlent, et que ne donnerait pas la seule connaissance organique et psychologique de l’individu. De là, pour moi, tout un monde de rapports, dont l’ensemble forme ce que j’appelle droit public, droit économique, droit des gens ; absolument comme, de l’étude des facultés de l’homme, résulte la morale privée et individuelle.

Pour vous, au contraire, qui dans la société ne voyez qu’une abstraction, qui par conséquent ne lui reconnaissez ni attributs, ni fonctions, ni rapports, rien en un mot de ce qui constitue l’existence et la vie, l’état social n’est que le résultat des rapports que vous offrent les individus, rapports, selon vous, essentiellement changeants et variables. Il n’y a pas de constitution de la société, pas de droit international, pas de système économique : tout est régi par la fantaisie, au gré des circonstances et selon la sagesse de ceux que le hasard, le caprice de la multitude, la corruption ou la force ont proposés à la gestion des intérêts généraux. Je vous cite, page 173 :

« La société n’est pas une autorité sui generis, une puissance externe ; elle n’a pas de sphère qui lui soit propre ; elle est le milieu dans lequel les êtres sociaux fonctionnent, comme l’éther est le milieu dans lequel les sphères célestes accomplissent leur révolution. »

Pour certains centralisateurs, la société ou l’État est tout ; l’individu, rien ; la première absorbe le second. — Pour vous, la société n’est rien ; l’individu seul existe, mâle ou femelle ; la société est un mot qui sert à désigner l’ensemble des rapports des individus entre eux (comme si des individus pouvaient soutenir des rapports, et ne pas créer, ipso facto, un tout concret, une réalité supérieure qui les dépasse !) Les premiers aboutissent au communisme, ce qui est la même chose que le despotisme ; les autres à l’anarchie ou à la fantaisie ; mais comme la fantaisie et l’anarchie sont impraticables de leur nature, force est à ces nominalistes de faire appel à la force ; c’est ainsi que, partant des deux points extrêmes de l’horizon, on arrive à la tyrannie.

Toujours le pêle-mêle, toujours la promiscuité, gouvernée par les jouissances, par l’idéalisme des voluptés, appuyée au besoin de la force.

Y êtes-vous, madame ? Votre maître, M. Enfantin, n’oserait soutenir aujourd’hui le système communiste, contre lequel l’opinion s’est prononcée sans retour. Mais il est évident que, niant la réalité de l’Être social, n’admettant qu’une justice variable et arbitraire, subordonnée à l’idéal, c’est-à-dire à la fantaisie des jouissances, il tombe fatalement dans le communisme, dans une promiscuité, dans une pornocratie générale.

Une dernière citation va le démontrer.

5. Votre livret se termine par une suite de questions et réponses, que vous intitulez : Résumé synthétique. Ce mot synthétique est mis ici avec intention. Vous avez voulu opposer la synthèse de M. Enfantin à mon antinomie, dont vous vous moquez çà et là fort agréablement. Vous le déclarez vous-même, page 152 : « L’erreur fondamentale de M. Proudhon a été d’étudier deux termes dans leurs rapports, sans vouloir référer ces rapports à un TROISIÈME TERME, qui en détermine l’expression, la signification réelle. »

M. Enfantin tout pur. Pauvre femme ! comment avez-vous eu le courage de vous engouffrer dans cette discussion trinitaire, où M. Enfantin a dépassé de cent coudées en ridicule, déjà colossal, le père de la triade lui-même, le bon et honnête Pierre Leroux. Je dis bon et honnête, malgré les petites railleries que P. Leroux s’est permises à mou égard : il a beau mordre, ii ne fait pas de mal, il n’a point de dents.

Faut-il que je vous prouve, madame, pour la vindicte de la philosophie, dont vous, faites de si étonnantes charges, que votre pontife vous a misérablement induite en erreur avec sa soi-disant synthèse ; que sa dialectique est une caricature de celle de Hégel ; que l’antinomie ne se résout pas ; que les termes opposés ne font jamais que se balancer l’un l’autre ; que l’équilibre ne naît point entre eux de l’intervention d’un troisième terme, mais de leur action réciproque ; qu’aucune puissance ne saurait fixer la valeur ; que cette fixation est une convention des échangistes, applicable seulement à l’instinct de l’échange ; qu’ainsi il n’y a pas d’unité naturelle ou étalon de poids, de mesure, de valeur, et que ce qu’on appelle de ce nom sont de pures conventions ; que votre théorie de la banque est celle de l’agiotage, etc. ? Tout cela serait bien long et ne vous deviendrait pas plus intelligible. J’aime mieux procéder, par exemple, en laissant de côté la démonstration : cela sera plus amusant pour vous, vous touchera davantage, produira plus d’effet. Ceci est très-intéressant : vous allez voir comment M. Enfantin arrive par la synthèse, soit la Triade, à la PORNOCRATIE.

Je me souviens qu’un jour, en 1848, dans une réunion où j’exposais les principes de la Banque du Peuple, Pierre Leroux entreprit de réfuter mon système, en me faisant voir qu’ils contredisaient, d’un bout à l’autre, les lois de la Triade. Impatienté, je voulus faire observer au philosophe, que la Triade, en matière de finance, d’escompte, était inapplicable, attendu que tout roule ici, comme dans la comptabilité, sur deux termes : doit et avoir, actif et passif, vente et achat, consommation et production, etc. : « Votre économie politique, s’écria P. Leroux, est fausse ; votre comptabilité fausse ; je vous dis, moi, au nom de la Triade, que la tenue des livres doit se faire en partie TRIPLE, non en partie double, ce qui est absurde ! » Je vis le moment où P. Leroux allait accuser la tenue des livres en partie double d’avoir engendré la misère et le prolétariat.

La manière dont M. Enfantin entend et pratique la synthèse est exactement la même que celle de P. Leroux ; je ne comprends pas comment ces deux réformateurs se sont brouillés.

Penser, c’est peser, dit M. Enfantin. — Nous savons cela depuis le collège ; mais comme le pesage n’est qu’une forme de comparaison, nous dirions : Si dans la pensée il n’entrait rien de plus que la comparaison que penser c’est comparer ; la formule serait plus générale, partant meilleure.

L’action de comparer ou peser implique deux termes : On ne peut pas comparer rien è rien ; c’est un axiome de logique. M. Enfantin ne se contente pas de deux termes, il lui en faut TROIS. On pourrait lui en accorder quatre, et cent, et mille, puisque le résultat de la comparaison est d’autant plus élevé qu’elle a porté sur un plus grand nombre d’objets. Mais il est ici question d’une opération de logique élémentaire, opération qu’il s’agit par conséquent de réduire à son expression la plus simple possible. On demande donc si la comparaison implique au moins trois termes ou seulement deux ?

M. Enfantin prend pour exemple la balance. Il dit par la bouche de son interprète, Mme J*** L***, p. 153 :

« Dans le fait de comparer deux corps pesants dans leurs rapports de poids, il y a bien les deux plateaux de la balance qui donnent le plus ou le moins ; mais, pour déterminer la différence, pour l’exprimer et la convertir en fait, il faut un critérium de pesanteur qui fait partie de la balance ou que vous y annexez au moment de l’opération (comme les poids), mais qui, dans sa norme unitaire, est antérieur et supérieur au fait de pesage et se rattache à la loi générale de pesanteur. Dans cette opération, vous avez soumis un phénomène à sa loi propre, vous l’avez ramené à l’unité ; vous avez comparé deux choses entre elles dans leurs rapports avec une loi générale, et vous avez formulé un fait nouveau. Eh bien ! notre entendement procède de même ; seulement, notre entendement, qui est vivant, est à la fois l’agent et l’instrument de l’opération. Comme la balance, il a ses deux plateaux et ii a sa mesure propre. »

Vous ne comprenez rien à ce charabia, n’est-il pas vrai, madame ? Ni moi non plus. Ce que je puis vous affirmer, du moins, c’est que le troisième terme est un nuage qui est dans le cerveau de M. Enfantin ; voilà tout. La balance, par exemple, est une application de la pesanteur qui a son type dans le système planétaire. La terre et la lune, en ce cas, s’attirant l’une l’autre, pesant l’une sur l’autre, se balançant, forment une balance. Il n’y a pas là de troisième terme, car le soleil et toutes les autres planètes n’existeraient pas, qu’entre la terre et la lune le phénomène n’en existerait pas moins. Dans la balance dont se sert votre voisin du coin, l’épicier, les choses se passent absolument de même : les deux objets dont on veut comparer les masses se balancent entre eux comme la terre et la lune ; voilà tout. Seulement, comme l’opération se passe à la surface de la terre, qui attire à elle lesdits objets et détruit, pour ainsi dire, par son attraction supérieure, leur attraction mutuelle, on est placé sur les plateaux d’une bascule, et l’on juge alors, par comparaison, lequel pèse davantage, non pas sur l’autre, mais sur la terre qui les porte tous deux. Le phénomène s’est compliqué, comme on voit, mais il n’en est pas moins dualiste dans sa forme élémentaire ; la preuve, c’est que dans le pesage on fait abstraction de la terre, dont l’attraction a changé la forme de l’expérience.

Ce qui vous fait illusion ici, madame, ainsi qu’à M. Enfantin, c’est que, lorsque le marchand pèse sa marchandise, il ne la compare pas avec le premier objet venu : il se sert pour cela d’un POIDS, timbré du sceau de l’État, ayant des multiples et sous-multiples, et auquel chacun est convenu de rapporter la masse de tous les objets. Ainsi, au lieu de dire qu’un coq est égal, pour le poids, à un lapin, à tant de douzaine d’oeufs, à tant de grains de blé, on dit qu’il pèse tant de kilogrammes (le kilogramme ou le décimètre cube d’eau étant pris ici pour unité : c’est la troisième puissance de M Enfantin) ; mais ce n’est qu’une convention qui peut être remplacée par autant de conventions semblables qu’il y a de corps pesants, mesurables et comparables dans la nature ; ce qui revient toujours à dire que l’action de peser ou comparer est double, qu’elle implique deux termes, ni plus ni moins. Faire du kilogramme ou du décimètre cube d’eau distillée à 0 de température le régulateur et le prototype de la balance, c’est bon pour la pratique du commerce, ce n’est rien en philosophie, pas même en économie politique : c’est une naïveté d’enfant au-dessous de sept ans.

M. Enfantin raisonne de l’échange, de la monnaie, de la banque, comme du pesage. Selon lui, la comparaison des valeurs implique aussi trois termes : 1° deux objets différents que l’on compare, soit un chapeau et une paire de bottes, et un troisième qui en exprime le prix, la MONNAIE. Mais ici encore, il est clair que la monnaie comme le kilogramme, est un signe de convention, choisi entre toutes les marchandises, pour la facilité et la rapidité des transactions ; il n’y pas trois termes, il n’y en a toujours que deux : l’analyse économique n’a rien laissé à dire à cet égard.

Ces deux exemples suffisent pour montrer la singulière logique de M. Enfantin. Passons aux applications. Elles sont curieuses : la philosophie synthétique de M. Enfantin pourrait s’appeler la philosophie de l’intermédiaire.

Dans le fait du pesage, par exemple, il ne suffit pas, vous dit-il, des deux plateaux de la balance, il faut le poids, expression de l’unité de pesanteur. Cette unité est définie par l’État, organe de la loi générale, d’après laquelle les deux corps mis en balance sont comparés et appréciés. L’État, inventeur des poids et mesures, est donc l’intermédiaire obligé de tout pesage : aussi le pesage dans certains cas, était une fonction publique ; la balance, un instrument public pour laquelle on payait un certain droit. Il en reste encore des vestiges. Moi, je dis que tout cela est fiction et qu’on ne doit rien payer.

Même chose pour l’échange :

« Dans le fait d’échange, dit-il, — toujours par la plume de Mme J*** L***, page 158, — il ne suffit pas de deux puissances individuelles, d’un vendeur et d’un acheteur, il faut encore une troisième puissance qui, en fixant la valeur, fasse l’unité entre les parties et rattache le fait particulier d’échange à une loi générale reproduite dans l’ordre social. Cette troisième puissance représente donc l’intervention de la société ; elle a pour instrument la monnaie. »

De là, comme tout à l’heure, un droit perçu par la société sur les ventes et achats, droit de circulation, de patente, de licence. Les anciens rois de France allaient jusqu’à prétendre que la monnaie n’étant qu’un signe, ils avaient le droit de donner à une pièce du calibre de 1 franc la valeur de 5 francs, de 10 francs et de 50 francs ; ils devenaient faux monnoyeurs.

Je dis, au contraire, que la monnaie est un fait de pure convention, une manière d’abréger la multiplicité des trocs ; qu’au fond, les produits s’échangent contre les produis ; que la monnaie n’est elle-même qu’un produit, malgré le privilège dont elle jouit ; que, comme l’on s’en passait fort bien dans les sociétés primitives, on pourrait encore aujourd’hui s’en passer tout à fait ; qu’en tout cas, le commerce est de sa nature gratuit et n’a de droit à payer à personne.

Même chose pour la Banque. Ici, M. Enfantin, en défendant sa synthèse, combat pour son autel, pour son foyer.

Puisque dans le pesage l’intervention d’un troisième terme est nécessaire, qu’il en est de même dans le fait déchange, il en sera de même encore dans les opérations de crédit, qui ne sont autre chose qu’une application plus compliquée de l’emploi de la monnaie et de l’échange. L’intervention d’un troisième terme sera donc encore ici nécessaire ; cette intervention sera celle de la Banque de France, autorisée par l’État, des sociétés de Crédit foncier et mobilier, également autorisées, des agents de change privilégiés, etc., etc. Pour tous ces services, un droit sera perçu, ce sera l’escompte, ou l’agio, ou la commission, ou l’intérêt ; tous ces mots exprimant les nuances d’une seule et même chose le droit d’intervention.

Je dis, au contraire, que l’établissement d’une Banque sociale n’a nul besoin de l’intervention d’une troisième puissance ; que cette troisième puissance est une fiction pure ; que l’État ne représente ici autre chose que la mutualité des citoyens, laquelle mutualité ne suppose originairement que deux termes comme la comptabilité elle-même, débit et crédit, prêteur et emprunteur ; que c’est ainsi que s’organise le crédit mutuel, dont il y a plusieurs exemples en Belgique ; qu’en conséquence, le crédit comme le commerce peut et doit un jour s’exercer sans autre redevance que les frais même de l’opération.

On sait comment, dans ces dernières années, a opéré l’école saint-simonienne. Ces apôtres, qui devaient abolir le prolétariat et guérir la misère, ayant trouvé, à la suite du 2 Décembre, l’occasion favorable et fait agréer leurs services, ont fait un immense remuement de capitaux, et, comme intermédiaires du crédit, ils ont commencé par s’adjuger avant toute production effective d’énormes profits. L’honneur de l’apostolat exigeait qu’ils enrichissent d’abord la masse, et que leur part fût faite la dernière, comme, dans une retraite le général d’armée se tient au dernier rang ; comme, dans un naufrage, le capitaine quitte son vaisseau le dernier. M. Enfantin et les synthétistes ont tiré leur commission ; ils sont tous millionnaires. La France en est-elle plus riche ? Je le demande à la plèbe, dont les salaires n’ont certes pas augmenté en proportion de l’enchérissement des produits ; je le demande à la petite bourgeoisie, ruinée aux trois quarts. La gratuité des services peut seule aujourd’hui ramener le bien-être, la liberté, l’égalité en France : c’est le principe diamétralement contraire que professe M. Enfantin.

Notez qu’en rappelant ces faits, je ne mets pas en doute le désintéressement de M. Enfantin : une fois pour toutes, madame, je vous déclare que je tiens les hommes et les femmes pour beaucoup meilleurs qu’ils ne paraissent.

M. Enfantin est fortement convaincu de la nécessité d’un principe d’autorité. Il croit à la prépotence de l’État et à la hiérarchie sociale. Il croit que la puissance sociale, cette puissance synthétique qui fait le fond de sa métaphysique, est antérieure et supérieure aux termes qu’elle unit ; que, par conséquent, cette existence est sacrée, et qu’elle passe avant tout. En conséquence, comme il ne désespère pas de devenir le pontife suprême et de convertir le monde à ses doctrines, il s’est dit que, pour constituer le nouveau sacerdoce, l’argent était indispensable ; qu’avec l’argent viendrait le pouvoir, et il s’est empressé, lui et les siens, de faire fortune. Il y trouvait d’autant moins de scrupules que la manière dont lui et ses amis ont fait fortune était une application de sa métaphysique ; en principe et en pratique, il s’est jugé irréprochable. Oh ! je connais mon père Enfantin ; entre nous, pas de calomnie, pas d’envie, pas d’injure ; seulement, une guerre à mort !

On voit en quoi consiste la philosophie de M. Enfantin ; cela s’appelle, en logique, réaliser une abstraction, une convention ; créer en conséquence un entremettage, qui n’est autre chose, en politique, que ce que l’on appelait autrefois droit divin ; en morale, sacerdoce. Aussi M. Enfantin est-il essentiellement gouvernemental et sacerdotal ; en dépit de la révolution de 89, qui a changé radicalement l’ancien droit, et réfuté d’avance la synthèse enfantinienne.

D’après les principes de 89, l’homme est à lui-même son propre maître, son propre initiateur, son propre prince, son propre juge, son propre prêtre ; j’ai expliqué autrefois, par la théorie du travail, de l’échange et du crédit, comment, par la mutualité, il était son propre prêteur, son propre commanditaire, son propre patron, son propre ouvrier, son propre serviteur.

M. Enfantin ne l’entend pas ainsi dans tous ces cas, il fait paraître un intermédiaire, une troisième puissance, qui détruit la liberté, l’égalité et l’autonomie ; bien entendu que le droit à payer pour cette perpétuelle entremise n’est jamais oublié. — Qu’est-ce que le juge selon lui ? un intermédiaire supérieur qui dit le droit des parties, interprète leurs conventions ; et qui pour cela recevait autrefois des épices. Je dis moi, que le juge tient ses pouvoirs des parties qui l’appellent, que tout homme est justicier, et que la fonction du magistrat est, au fond, celle d’un témoin ; pas davantage.

L’Angleterre, l’Amérique, la Belgique, la Suisse, etc., affirment le self-government, et prouvent leur dire par la plus heureuse application. La loi, disent ces nations, est l’expression de la volonté générale : elle n’a besoin, pour se manifester, que d’un débat contradictoire, d’un vote ; après quoi, elle est mise à exécution par le ministère. Il n’est nul besoin là d’aucune autorité — La Révolution de 89 a dit la même chose : c’est pourquoi les diverses constitutions dites monarchiques, qui en sont sorties, ont voulu que le roi, directeur ou président, ne fit autre chose que le chargé d’exécution de la loi, à cette fin sollicité de former le ministère, mais non son auteur, son révélateur ! — Certains partis, inspirés des anciens souvenirs, ont essayé d’augmenter le pouvoir personnel du roi, la prérogative de la couronne, de refaire, en un mot, du roi constitutionnel un intermédiaire à la façon de M. Enfantin et de l’ancien régimes. Mais cette tentative a depuis été déjouée ; inutile d’en rappeler les raisons. On a dit que la fiction de l’irresponsabilité, celle du prince, ne prenait pas en France ; sans doute, si le prince sort de ses attributions. Mais on n’a pas encore eu d’exemple d’un gouvernement qui se renfermât dans ses attributions légales ; tous veulent faire la loi ; tous se font autorités. On voit que M. Enfantin et son école ne sont pas précisément des libéraux.

Dans le travail, toujours même méthode. M. Enfantin explique ainsi la maxime saint-simonienne : À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses oeuvres. — Qui jugera, dit-il, la capacité ? qui jugera l’oeuvre ? — Ce n’est pas l’individu capable ; ce n’est pas le producteur, intéressé à exagérer son mérite ; ce n’est pas celui qui le paie, intéressé à le rabaisser. — Il faut donc une troisième puissance, interprète et organe de la loi générale, qui distribue les fonctions et les rémunérations, qui assigne les range et les aptitudes. Ainsi se passaient les choses à Ménilmontant ?

Voici maintenant le bouquet.

Le catholicisme, religion du droit divin, qui affirme la nécessité d’un sacerdoce, qui fait du prêtre un intermédiaire entre la conscience de l’homme et sa liberté ; du juge, un intermédiaire entre les parties ; du banquier, un intermédiaire du commerce ; du prince, un intermédiaire de tous les rapports sociaux et politiques ; le catholicisme n’était jamais allé jusqu’à supposer, dans le mariage, l’existence d’aucun intermédiaire. Le prêtre donnait la bénédiction aux conjoints, mais il leur laissait la liberté de se choisir eux-mêmes ; il ne paraissait point dans l’union. Il en est de même de l’officier municipal chargé du mariage civil : il reçoit la déclaration des époux et l’enregistre, afin que tout le monde sache que tel et telle sont mari et femme.

M. Enfantin n’a pas la même réserve. L’homme et la femme, vous dit-il, sont les deux premiers termes de l’équation. Mais où est la troisième puissance qui les unira ? Cette puissance, c’est encore la société, vous dit-il, c’est-à-dire le prince ou pontife, dépositaire de ses pouvoirs. Non-seulement, donc, cet intermédiaire constate l’union, mais il la forme : c’est lui qui, dans la théorie enfantinienne, juge de l’aptitude des époux, de leur convenance mutuelle ; c’est lui, en un mot, qui distribue aux hommes leurs épouses, aux femmes leurs époux, selon la science certaine qu’il a de leurs sympathies et de leurs antipathies : c’est lui, ensuite, qui prononce leur séparation quand leur mutuel amour est épuisé ; qui les engage en de nouveaux liens ; c’est le prêtre androgyne, en un mot, qui fait et défait les unions amoureuses, détermine leur durée. Car tout est relatif ; car l’idéal change, ne l’oublions pas ; car, enfin, l’amour est LIBRE.

Or, si l’on suppose qu’ici, comme dans la banque, comme dans la politique, etc., l’entremetteur a droit à une taxe, je laisse à penser ce que peut devenir un pareil entremettage ? Jusqu’à présent, nous avons été dans la pornocratie ; maintenant quel nom donnerez-vous au prince-pontife chargé de la pourvoyance des femmes et des maris ? Que dites-vous de cette synthèse ? Elle a un nom dans la langue de la prostitution.

Je m’arrête : j’en ai dit assez pour faire comprendre à quiconque lira ces pages que votre métaphysique, que la métaphysique de M. Enfantin n’est autre chose que confusion, gâchis, chaotisme, réalisation d’abstractions et négation de réalités ; que vous ne comprenez pas le sens des mots : abstrait, concret, absolu, relatif, certitude, vérité, universel, loi, thèse, antithèse et synthèse ; idéal, justice, progrès ; que toute votre philosophie se réduit à une promiscuité de notions, et que la promiscuité des notions vous conduit à la fantaisie pure, dans le droit, la science, l’art et les mœurs ; à l’arbitraire dans le gouvernement, à l’agiotage dans les affaires, à la concussion dans la justice ; à la prostitution et au proxénétisme dans l’amour ; pour tout dire d’un mot, à la PORNOCRATIE.

Qu’ai-je besoin, après cela, de répondre à vos critiques sur ma théorie du mariage ? Vos objections sont la conséquence du gâchis intellectuel qui vous distingue ; est-ce que je puis répondre à une personne qui ne se comprend point, et qui fait profession de gâchis ?

Vous niez que le couple conjugal soit l’organe juridique, l’élément primitif de la société humaine donné et constitué originairement par la nature : cela se comprend ; vous ne reconnaissez pas de justice ; ce n’est pour vous qu’une idée variable, qui n’a pas sa vie dans la conscience de l’individu, et qui, pour devenir quelque chose, a besoin d’une troisième puissance, Dieu, prince, ou pontife, qui la fasse prévaloir.

Quant au couple conjugal, que vous reconnaissez, vous en niez la réalité collective, parce que votre intellect ne saisit pas les existences collectives ; et vous faites de ce couple une mécanique amoureuse.

Vous repoussez l’indissolubilité du mariage, c’est tout simple. Le mariage, exprimant, selon moi, la charte primitive de la conscience, doit être indissoluble, parce que la conscience est immuable. Les vœux sont une symbolique du mariage, l’homme, se saisissant lui-même, n’a plus que faire du symbole. Selon vous, au contraire, la justice n’est qu’un rapport variable ; elle est subordonnée à l’idéal, lequel lui-même est variable ; d’autre part, le mariage, ou plus simplement l’union des sexes, est l’organe de l’amour, l’idéal par excellence et le plus puissant, mais toujours variable, susceptible de plus et de moins. Comment accorderiez-vous cette indissolubilité ? — À ce propos, vous faites cet étrange raisonnement : l’État a aboli les vœux perpétuels. Or, le mariage indissoluble est un voeu perpétuel, que chacun peut faire à sa guise, mais que l’État ne doit plus recevoir. Et vous ne voyez pas que les vœux perpétuels, en religion, ont été institués à l’exemple du mariage, qui est perpétuel !

Vous rejetez la famille, c’est tout simple encore. Les époux ne s’unissant pas, sous la loi du dévouement, pour la pratique, la réalisation et la propagation du droit, ils ne forment pas une création juridique, qui s’accroîtra de la naissance des enfants et plus tard de leurs mariages. C’est une société d’amour, dominée par une troisième puissance, qui s’entremet entre l’époux et l’épouse, à laquelle peut être momentanément confiée l’éducation des enfants qu’elle produit, mais qui n’a aucun droit de justice ni de propriété sur lesdits enfants, lesquels relèvent de la troisième puissance encore plus que de leurs parents.

Vous repoussez l’hérédité c’est naturel, puisque vous ne reconnaissez ni la valeur juridique du mariage, ni celle de la famille, ni celle des enfants, ni celle de la paternité et de la filiation, et que toute propriété, tout travail, toute richesse, relèvent, selon vous, d’une troisième puissance, antérieure et supérieure à l’homme, au citoyen, au travailleur, au propriétaire. Moi, qui tends à éliminer de plus en plus l’action du gouvernement, je trouve logique, naturel, moral, que les biens se transmettent des pères aux enfants, sans autre forme de procès ; j’aime mieux m’exposer aux erreurs de la nature qu’à l’arbitraire d’une administration. Vous, au contraire, qui envisagez tout de haut, en vertu de la maxime, à chacun selon sa capacité, vous faites intervenir sans cesse l’autorité publique ou sacerdotale, juge de la capacité et des oeuvres.

De ce que l’homme et la femme, représentant en prédominance, l’un la force, l’autre la beauté, sont, au for intérieur, équivalents, vous les proclamez égaux au for extérieur, et vous revendiquez en conséquence pour la femme similitude de fonctions, de travaux, d’industries, d’attributions. — C’est une confusion évidente : mais c’est logique, et de plus nécessaire. La famille étant niée, l’homme découronné, la femme ravalée au niveau de la concubine, le mariage réduit à l’amour, l’éducation des enfants à un mandat de l’autorité publique, la vie privée, par conséquent réduite à rien, il faut bien que la femme devienne fonctionnaire public, à peine de n’être plus rien. Alors, en dépit de la nature et du bon sens, vous êtes forcée de chercher à la femme des attributions en dehors de son sexe ; de lui créer de plus gros muscles, un plus large cerveau, des nerfs plus forts ; vous la rendez homme, vous la dénaturez, l’enlaidissez, en un mot vous l’émancipez : je vous répète que c’est logique ; la confusion jusqu’au bout.

Admettant cela, possible, c’est le désordre ; plus de famille, plus de justice, plus de vertu, plus d’amour. La justice n’est plus une religion.

Pourquoi, demandez-vous, l’homme et la femme ne seraient-ils pas, au for extérieur, équivalents comme ils le sont à l’intérieur, s’il est vrai que force et beauté soient équivalents ? — À quoi j’ai répondu que la force et la beauté étaient choses incommensurables ; que les services de l’une pouvaient se vendre ; l’autre, non. C’est l’application du principe même de l’esthétique, qui met hors le commerce la vérité, la beauté et la justice, et les déclare non vénales, à la différence des oeuvres de l’industrie, qui seuls tombent dans l’échange. Mais vous, qui opérez tout à l’aide du troisième terme, vous n’êtes pas de cet avis ; vous dites : Entre la force et la beauté il y a compensation ; ce qui veut dire que l’une peut très-bien payer l’autre, et ce qui constitue par conséquent la vénalité de la femme. La force, c’est l’argent ; — la beauté, c’est le corps ; — la troisième puissance, c’est le lupanar. Et vous n’en sortirez pas, tant que vous ferez l’amour pour l’amour, que vous chercherez l’idéal pour l’idéal que vous ne reconnaîtrez que des vérités relatives, des droits relatifs, et que vous affirmerez, comme solution, votre synthèse : l’autorité. — Pour une idéaliste (je m’étonne que vous ne compreniez pas cela), c’est une des choses qui relèvent le plus votre sexe.

Si, répondez-vous, j’en sortirai : je rendrai la femme productrice, aussi bien que l’homme. — Alors ils échangeront produit pour produit, et amour pour amour.

Bon, si la femme travaille réellement ! mais si elle ne travaille pas, comme en Amérique ? Extrémité : on échange les rôles.

Vous parlez d’égalité. — Il faut dissiper cette équivoque.

Vous ne voulez pas d’égalité, vous êtes une aristocrate. Il vous faut des crèches, des asiles, pour occuper vos maîtresses, vos présidentes, vos juges, etc.

Chez vous, les deux sexes, en tant que sexes, et en tant que personnes, sont égaux ou équivalents, c’est vrai ; mais il ne s’ensuit pas, pour cela, que tous les individus, mâles et femelles, soient égaux entre eux ; au contraire. La hiérarchie saint-simonienne repose sur la non équivalence.

On trompe les imbéciles avec cela. M. un tel se dit égalitaire, parce qu’il tend à l’égalité entre tous les hommes ; nous le sommes bien davantage, nous qui tendons à l’égalité entre les hommes et les femmes.

Mon avis à moi est différent.

Tous les individus, les hommes de même race, sont égaux devant la loi, et le but de l’éducation est de les rendre équivalent, par la science, l’industrie, l’art et le travail.

L’homme et la femme sont égaux au for intérieur, comme personne ; mais, attendu la différence de leurs facultés, l’homme reste supérieur dans le travail et la vie de relation ; — la femme ne recouvre sa dignité que par le mariage et l’accomplissement des devoirs qu’il lui impose. Toute autre égalité est fausse.

— Vous dites : la force, l’intelligence, le talent, chez l’homme comme chez la femme, varient à l’infini. Qui sait si, par un changement de régime, on ne parviendra pas à tout égaliser entre les deux sexes ? Qui sait si la femme ne peut pas être rendue aussi vigoureuse, aussi agile, aussi capable de science, que l’homme ? Qui sait si l’homme ne peut pas acquérir la beauté, la grâce, la tendresse de la femme ?

C’est ainsi que raisonne l’impuissance obstinée. Elle s’attache à des peut-être. Ce peut-être tient encore à la confusion de vos idées. C’est comme si vous disiez : Tout est relatif dans mon entendement, tout varie, tout change, et tout danse. Qui sait s’il n’en est pas de même dans la nature ? Qui sait si le chêne n’est pas en train de devenir roseau, la colombe hérisson, et réciproquement ? Qui sait si la terre, après avoir pirouetté cent mille ans autour du soleil, ne tombera pas dedans ?…

Raisonnez-donc avec des gens qui vous répondent par des peut-être. Faites des lois en prévision de la fin du monde !… Négation de la fixité des lois et des types dans la nature signe de maladie mentale. — Nous la retrouvons chez Mme Jenny d’H***.

Qu’est-ce donc que le progrès ? objectez-vous (p. 81). — « La femelle du gorille ou du gibbon n’est guère moins forte que le mâle, et celui ci n’est guère moins beau que sa compagne. Entre Adam et Ève, la différence n’est pas plus grande. » Là-dessus vous citez des vers de Voltaire.

C’est vous, madame, qui avez écrit cela ; et qui témoignez de votre peu de respect pour vos ancêtres. Ce qui ne vous empêche pas de me reprocher ailleurs, très-mal à propos, d’avoir comparé la femme (la femme émancipée sans doute) à la guenon.

Eh bien ! madame, vous confondez deux choses : le progrès et l’échelle des races. Tous les peuples, aujourd’hui civilisés, ont passé par des degrés divers de civilisation : sauvagerie, barbarie, patriarcat, etc., mais chacun d’eux est resté fidèle à lui-même : le Germain, le Grec et le Celte ne furent jamais des Niam-Niam ; l’Hindou et l’Arien jamais ne furent à comparer aux Patagons et aux Esquimaux ; pas plus de comparaison à faire entre un Sémite et le naturel de la Nouvelle-Hollande. Jamais la Vénus hottentote n’enfanta les amours. Les races fortes et belles absorberont ou élimineront les autres : c’est fatal ; et vous vous prévalez d’une fausse apparence, qui témoigne bien de l’obscurcissement de votre esprit.

Vous invoquez l’histoire, et vous dites : L’humanité se perfectionne à mesure que la femme, devenue plus libre, acquiert plus d’influence dans la société. — Que voulez-vous dire par-là ? La liberté de la femme est-elle la cause ou l’effet du perfectionnement général, ou n’en est-elle qu’un TRAIT particulier ? Vous ne distinguez rien, et chaque parole qui sort de votre bouche est un torrent de fumée. Eh bien ! madame, voici ce que l’histoire nous apprend : Au commencement, les unions étaient fortuites, passagères ; hommes et femmes n’en étaient pas plus libertins, n’y mettaient ni raffinement, ni malice. Puis les couples se formèrent : polygamie et concubinat. Enfin, le mariage fut institué ; facta est sactificatio ejus. Privilège du patriciat, il fut reconnu ensuite à la plèbe ; — le christianisme en fit à son tour un sacrement. Nous en sommes là. Trouvez-vous que le progrès soit à l’amour libre ?… Plus d’une fois, les moeurs de famille ont faibli parmi les nations ; elles sont retombées dans la promiscuité, et elles en sont mortes Que pensez-vous de ce symptôme ? Quant aux embarras domestiques, tant reprochés au mariage, il est clair qu’ils viennent du système économique, de cette mauvaise organisation du travail et du capital, que vous prétendez consacrer et développer encore par votre fameuse synthèse ; il est par trop outrageux d’accuser le mariage du mal que lui font précisément ses ennemis.

Vous niez, avec de grands éclats de rire, le droit de la force.

Sans doute, madame, la personne humaine seule a des droits, car seule elle est libre, morale et respectable. Cela ne nous empêche pas de dire, en classant les droits de l’homme selon ses facultés, qu’il y a un droit de l’intelligence, un droit du travail ; vous reconnaissez vous-même, en faveur de la femme, un droit de la beauté. Pourquoi n’y aurait-il pas aussi un droit de la force ? Ne répétez donc pas, comme un enfant sans discernement, vos fables de La Fontaine : La raison du plus fort est toujours la meilleure ! Quand on a dit cela, on croit avoir tout dit. Non, vous répondrai-je, la raison du plus fort n’est pas toujours la meilleure ; mais elle l’est quelquefois, souvenez-vous-en.

Je n’ai pas vis-à-vis de vous le droit de la force, madame : s’il en était autrement, vous pouvez être convaincue que de votre vie vous n’eussiez touché une plume. Mais j’ai le droit de la critique, et j’en use sans miséricorde. Votre brochure est une attaque, très-peu voilée, mais profondément hypocrite, au mariage et à la famille. Pour la faire passer, vous vous êtes attaquée à l’homme que la police correctionnelle, par des motifs que je ne veux point discuter, venait de condamner comme coupable d’attaque à la morale publique et religieuse ; vous avez cherché à intéresser à votre cause toutes les femmes, en mettant mon ouvrage en lambeaux, et présentant, comme si elles s’adressaient à toutes les femmes, des paroles qui ne tombaient que sur vous et sur vos pareilles. — Vous vous êtes entourée d’équivoques, vous avez couvert vos pensées d’expressions pudiques, vous avez parlé du mariage avec une affectation de respect, comme si vous l’eussiez vengé d’une absurde théorie. Vous avez préconisé le parfait amour, si doux au coeur des femmes ; vous avez cherché à éblouir vos lecteurs, tantôt par la plaisanterie et le sarcasme, tantôt par une affectation de métaphysique qui ne pouvait manquer d’imposer aux niais.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de P.-J. Proudhon, De la pornocratie ou Les Femmes dans les Temps modernes (Chapitre V), Œuvres posthumes de P.-J. Proudhon, Éd. A. Lacroix et C°, Paris, 1875, pp. 1-150.

Notes

[1Cf. aussi Théorie de l’impôt, ou balance de la liberté individuelle et de la liberté politique.

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